En 2000, l’alliance de recherche universités-communautés en économie sociale (ARUC-ÉS)1 voyait le jour au Québec, sur la base de cinq chantiers d’activités partenariales (CAP) : CAP Finances solidaires, CAP Développement local et régional, CAP Services aux personnes, CAP Habitat communautaire, CAP Loisirs et tourisme social, correspondant aux cinq principaux secteurs de l’économie sociale canadienne. Ces initiatives pionnières de l’autre côté de l’Atlantique ont été investies ici dans le cadre de deux programmes interdisciplinaires de recherche, l’un porté par l’équipe partenariale « Finances et Monnaies Solidaires » (FIMOSOL)2 alliant chercheurs et acteurs en économie sociale et solidaire, et l’autre inscrit dans une action concertée incitative « Quel développement durable pour l’estuaire de la Loire ? », sous la coordination de Laure Després. Nourris d’une analyse économique des stratégies d’acteurs sur les territoires, ces investigations cherchent à proposer des éléments de réponses à la question suivante, inspirée de Pecqueur (1998) :
Qu’est-ce qu’un territoire qui marche en économie sociale et solidaire ?
Rappelons que l’économie sociale et solidaire (ESS) est comprise ici comme l’ensemble des acteurs relevant soit de la famille des associations, des mutuelles et des coopératives ; soit, des initiatives individuelles ou collectives innovantes qui viennent répondre à des besoins économiques, sociaux et territoriaux latents, auxquels ne répondent ni l’économie privée hors ESS, ni l’économie publique. Plus qu’un « tiers secteur » à l’anglo-saxonne, elle est ici l’élément constituant d’une économie plurielle articulant économie publique, économie marchande, et économie sociale et solidaire.
Nous procédons en deux temps. Après avoir analysé la territorialisation des finances solidaires en Pays de la Loire, nous nous intéresserons à l’innovation économique des écocycleries situées sur cette même région administrative.
À l’aide de ces deux exemples, ce papier devrait nous amener à mieux comprendre et expliquer les articulations nécessaires entre économie des territoires et géographie sociale, pour faire de l’économie sociale et solidaire un secteur économique « à part entière », connu du plus grand nombre et reconnu par les collectivités « chef de file », ainsi qu’un autre modèle économique à analyser par le monde universitaire.
1. De la dynamique territoriale des finances solidaires ligériennes…
Parler de territoire en finances solidaires, c’est questionner l’offre de spécificité à l’échelle locale relativement à celle qui est portée, plus particulièrement, par les banques de l’économie sociale (banques sous statut coopératif)3. C’est également dévoiler la dynamique d’acteurs d’où résulte le territoire des finances solidaires4. Par finances solidaires, il faut comprendre cet ensemble d’acteurs qui non seulement offre des opportunités d’accès au financement aux personnes (physiques et morales) qui en sont privées au moyen de fonds solidaires et de garanties bancaires mais aussi, mobilise l’épargne solidaire (Glémain, 2008a) à un dessein de développement local soutenable c’est-à-dire : luttant contre les inégalités territoriales et socio économiques, en maintenant l’emploi et la cohésion sociale.
La territorialisation des finances solidaires…
À la financiarisation des années 1980, caractéristique des États-nations entrés dans l’ère de l’internationalisation croissante des économies, les finances solidaires ont répondu en se structurant selon un modèle d’économie de proximité à la fois social et géographique. La notion de proximité telle qu’elle est envisagée par les acteurs des finances « vise à dépasser cette conception relativement restrictive de l’espace pour enrichir et approfondir celle de la coordination » (Pecqueur et Zimmermann 2004, 14). En effet, l’industrialisation croissante des groupes bancaires coopératifs – suite à la loi de 1993 aboutissant à la libéralisation des opérations bancaires et financières en Europe – a laissé libre des interstices au sein des systèmes locaux de financement, dans lesquels se sont installés les financiers solidaires, tels que : les Clubs d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de L’Épargne Solidaire (CIGALES), les Clubs Locaux d’Épargne pour les Femmes qui Entreprennent (CLEFEs), la société coopérative financière La Nef… (Taupin et Glémain, 2005). Leur relation au territoire veut que celui-ci soit un construit, c’est-à-dire le « résultat des pratiques et des représentations des agents » (Pecqueur et Zimmerman 2004, 15). Sous cette hypothèse, nous pouvons nous attendre à ce que les finances solidaires se localisent là où les inégalités socio-économiques et territoriales sont les plus grandes. Pour le vérifier, nous avons collecté près des acteurs de la finance solidaire ligérienne les statistiques spatiales dont ils disposaient pour confronter leur localisation effective aux poches de précarités telles qu’elles sont dévoilées par l’INSEE Pays de la Loire. Au regard de la dynamique territoriale de l’un des acteurs régionaux du réseau national France Active : le FONDES, nous constatons alors que si les finances solidaires concernent certaines poches de précarités régionales, telles que le Saumurois ou le Castelbriantais, elles accompagnent aussi les nouvelles zones de dynamiques économiques que sont le littoral atlantique, et le Choletais (fig. 1).
Bien que nous ne disposions pas encore de cartes en dynamiques pour rendre compte des évolutions en Mayenne et en Sarthe, nous constatons une certaine concordance territoriale entre les territoires d’action des finances solidaires ligériennes envisagés comme des « niches tactiques et stratégiques » Séchet (1996, 15) qui viennent en appui des politiques sociales transversales et territorialisées, et d’appui à la création d’activités entrepreneuriales sous forme de très petites entreprises (souvent individuelles), et d’entreprises solidaires concernant des champs d’activités peu couverts par l’économie privée hors ESS (services aux personne, agriculture biologique, par exemple).
… Confrontée à la pluralité des territoires en finances solidaires
Pas moins de neuf définitions du territoire sont proposées par les géographes Lévy et Lussault (2003, 907-917). On peut donc à juste titre s’interroger sur l’initiative des économistes de l’ESS d’aboutir à une définition unique du territoire. Pour relever ce défi, ils cherchent à comprendre le sens et à dévoiler les caractéristiques des « sites »5 qui portent les activités des finances solidaires. Leur volonté n’est pas de révéler des « avantages comparatifs » entre les territoires avec ou sans finances solidaires, mais consiste bien en une tentative d’analyse des niches stratégiques des ces « autres » finances au service d’un territoire, pour promouvoir un autre modèle de développement local durable, dans une articulation territorialisée avec le tissu bancaire coopératif local, plus précisément (tab. 1).
La matrice théorique à laquelle nous aboutissons, associe donc les financiers solidaires à une forme de dialogue social territorial élargi, au sens du Comité de Liaison des Comités de Bassins d’Emploi (2006)6, et caractérisé par :
- un dialogue tourné vers l’action dans le domaine de l’accès à l’emploi en participant au développement d’activités économiques locales et, dans celui de l’économie domestique dans le cadre d’un projet de développement socialement soutenable ;
- un dialogue entre les acteurs locaux des finances solidaires et, de plus en plus, avec les systèmes bancaires locaux et les autorités publiques locales (CDC) ;
- un dialogue centré sur un territoire local a priori plutôt infra-départemental ou de « pays » ;
- une démarche à construire dans la durée à partir de réseaux sociotechniques constitués ou à formaliser ;
- un outil au service d’un projet global local pour l’emploi et la cohésion sociale.
À ces titres, nous pouvons considérer les finances solidaires contemporaines comme de véritables « territoires de projet » i.e. « (des espaces) au croisement des volontés politiques (qu’elles relèvent des élus ou des citoyens) et des situations économiques et sociales (exclusion, développement, croissance économique locale, attractivités) (…) » (CLCBE 2006, 15). Ces espaces ainsi pensés sont appropriés par les « citoyens-militants »7, et correspondent aux « contours » du territoire de la vie quotidienne : emploi, habitat, services, formation, santé, donc de l’économie de proximités. à ceux-là, on peut ajouter la gestion des déchets donc de l’aménagement du territoire, à laquelle nous allons nous intéresser maintenant.
2. … À l’innovation économique située des écocyleries en estuaire de la Loire
À la question : qu’est qu’un territoire qui marche ? Pecqueur (1998,31) répond : « un territoire, ensemble de solidarités assumées qui produit de la différence vis-à-vis de l’extérieur ». Si les solidarités territorialisées peuvent être à la fois sociales et économiques, comme nous venons de le démontrer, elles sont également liées à l’environnement selon des « dimensions qui vont du globe au voisinage » (Emelianoff 2003, 318). Ainsi, l’économie des services de proximité a-t-elle été mobilisée au Canada à nouveau, et ce depuis 1998, dans le cadre du Réseau des Ressourceries du Québec. Le mouvement est plus récent en France puisqu’il date de l’an 2000, avec l’apparition du Réseau des recycleries dans les régions de Picardie et du Nord-Pas-de-Calais. Ces ressourceries « à la française » partagent le même objectif : « transformer les déchets en ressources » (Seguin, 2003) sur un territoire donné. Une petite différence française est toutefois à souligner.
En effet, un certain nombre d’expérimentations locales solidaires, sous statut associatif, reposant sur l’insertion par l’activité économique en milieu rural existaient déjà depuis le milieu des années 1990. Ces initiatives situées ont été à l’origine du concept d’écocyclerie, c’est à dire une structure d’économie solidaire8 à utilité sociale, reposant sur cinq activités au service d’un territoire :
- le collectage séparatif des déchets en vue du réemploi ou du recyclage,
- le tri, le contrôle, le nettoyage, la réparation en vue de reproduire de la valeur,
- la revente à faible prix dans un réseau de boutiques solidaires des biens revalorisés dans le cadre de la lutte contre les inégalités,
- l’éducation à l’environnement par la sensibilisation et à l’apprentissage à la gestion des déchets,
- l’insertion par l’activité économique de personnes en faible employabilité par l’accompagnement socio économique.
Si la dynamique territoriale de l’écocylerie relève de la diffusion, l’Union des écocycleries promeut une stratégie de territorialisation des déchets en région Pays de la Loire.
De la diffusion de l’innovation solidaire …
Au-delà de la recherche d’une articulation entre l’économie lucrative, l’économie publique et l’économie solidaire (Glémain, 2008b et 2009), les écocycleries9 s’inscrivent dans un double processus de diffusion de leur niche stratégique et tactique à l’échelle de la région des Pays de la Loire, en se rassemblant en Union, sorte de réseau heuristique au sein duquel le degré d’engagement et d’influence réciproque entre les partenaires est fort et aboutit à la production de valeurs spécifiques qu’aucun membre ne pourrait produire seul.
Initié en milieu rural à Pannecé en Loire-Atlantique, le concept d’écocyclerie développé par TroCantons s’est inscrit dans une volonté de satisfaire l’intérêt général sur la base de la solidarité envers les personnes et envers le voisinage. Ce fut ainsi, dès 2005, 1 617 personnes concernées par cette activité économique solidaire, dont 903 en situation d’emploi (314 permanents et 589 en insertion) et 714 bénévoles. Celles-ci interviennent à l’échelle du territoire régional (global) et au niveau du Pays d’Ancenis (local) comme le montre la carte suivante (fig. 2).
Figure 2 : Les acteurs de la gestion des déchets en Pays de la Loire et dans la zone estuarienne en 2009
L’Union des écocycleries suscite un effet contagion en accompagnant à chaque fois la collectivité chef de file dans sa coopération avec une association locale.
Elle aboutit ainsi à un maillage par « déplacement du réseau vers le territoire » (Durand-Dastès 2003, 583) d’où résulte un paysage ligérien de la gestion solidaire des déchets.
… À la structuration du paysage ligérien de la gestion et de la valorisation des déchets
La diffusion de l’innovation est partie du binôme Pannecé-Belligné comme le montre la carte ci-après (fig. 3). Le maillage est établi selon une fonction de localisation définie comme « une fonction-objectif guidant les agents économiques dans leur choix de localisation » (Tellier 1993,5), qui respecte à la fois les territoires d’action/de production de chacune des écocycleries (spécialisation) et physiques (lieux de collectage). Ce maillage favorise également l’émergence d’un territoire réticulaire, nécessaire à la structuration d’une filière ligérienne de la gestion solidaire des déchets.
Pour conclure, nous constatons, avec ces deux champs particuliers des finances solidaires et de la gestion solidaire des déchets, que l’économie sociale et solidaire ne peut être envisagée que dans le cadre d’un contexte géographique et culturel donné. En d’autres termes, l’économie sociale et solidaire réintroduit le territoire dans la théorie économique sans se focaliser uniquement sur les stratégies de localisation, comme le fit l’économie géographique en un temps. Par son ancrage territorial, l’économie sociale et solidaire ouvre de nouvelles voies pour une recherche interdisciplinaire en « management » par les territoires, nécessaire à la compréhension et à l’explication d’économies et de sociétés locales de plus en plus internationalisées.
L’auteur tient à remercier Laurent Pourinet pour sa collaboration cartographique dans le cadre de l’ACI et Emmanuel Bioteau pour les finances solidaires. Sans eux, nous n’aurions pas pu aboutir à introduire la carte comme outil d’analyse en économie sociale et solidaire. Mes remerciements vont également au Professeur Laure Després pour ses précieux conseils.