Vingt-cinq ans après avoir consacré un numéro à l’Île d’Yeu, la plus remarquable à bien des égards des îles du Ponant, le comité de rédaction des Cahiers nantais, avec une équipe naturellement différente, a pris l’heureuse initiative de se pencher à nouveau sur ce petit espace insulaire afin d’étudier les changements intervenus depuis cette époque et de cerner si possible les évolutions en cours.
À la fin des années 1980, quand notre laboratoire prit la décision de faire de l’Île d’Yeu une « zone atelier », autrement dit un lieu privilégié d’observation, elle avait de bonnes raisons à cela. Par sa vitalité démographique (cf. fiche 6), sa capacité à retenir les jeunes, ses emplois attractifs, le bouillonnement de sa vie associative, sociale, culturelle, elle attirait tous les regards. L’Île d’Yeu, phare du Ponant, c’est ainsi que nous avions intitulé ce Cahier Nantais (1991).
Quel était le ressort du dynamisme islais ? Qu’est-ce qui avait réussi à l’Île-d’Yeu et avait échoué ailleurs ? Ne constituait-elle pas un modèle de développement dont les autres îles auraient pu s’inspirer, une sorte de territoire « intelligent » où les acteurs (élus, agents économiques, animateurs culturels et autres), avaient su, à des moments clefs de l’histoire, faire les bons choix, au point de transformer cette petite île à l’écart de tout en un pôle rayonnant d’activités et d’accumulation capitalistique, en même temps que la doter d’un certain pouvoir décisionnel ?
Poser ainsi la question revenait d’une certaine manière à y répondre.
L’énigme islaise, si énigme il y a, résidait dans l’étonnante capacité qu’elle avait toujours eue à réagir aux aléas de la conjoncture et mieux encore à en tirer parti. Une faculté d’adaptation qui, très tôt, avait conduit les Islais à s’intéresser à la mer et à regarder bien au-delà des limites de leur petit territoire insulaire.
Son évolution sur le temps long montrait que l’Île d’Yeu, contrairement aux autres territoires insulaires, n’avait jamais mis tous ses œufs dans le même panier ; qu’elle s’était toujours arrangée pour avoir deux activités dominantes, deux points d’appui pour se tenir en équilibre ou, pour le dire autrement, deux jambes pour avancer.
Durant de nombreuses années et pratiquement jusqu’au XIXe siècle, la construction navale et le cabotage dans le golfe de Gascogne et même au-delà, jouèrent ce rôle moteur, époque glorieuse s’il en est. Puis, avec l’arrivée du chemin de fer et l’essor de la conserverie, la pêche, qui jusque-là n’avait été qu’une activité d’appoint, prit le dessus. Une pêche essentiellement saisonnière (avril/octobre) combinée à l’exploitation d’un lopin de terre et/ou, pour nombre d’hommes valides, la recherche durant la période hivernale d’un embarquement à bord de quelque navire marchand bordelais ou autre. À partir des années 1950, la motorisation des bateaux offrit aux Islais la possibilité de devenir des pêcheurs à part entière, de vrais professionnels de la mer. La pêche devint un des piliers du dynamisme islais concomitamment à la montée en puissance d’un second pilier, le tourisme, un tourisme de masse (excursions à la journée) et un tourisme de villégiature (résidences secondaires).
Pêche et tourisme, ce fut durant des décennies (1960-1990) et malgré quelques nuages gris ici et là, le binôme gagnant d’un système insulaire non pas rigidifié mais en perpétuel mouvement, le socle d’une success-story résultant d’une série de défis relevés et toujours surmontés, et en amont de cela et plus que cela encore, le fruit d’une culture tournée vers le goût du risque et d’un esprit entrepreneurial qui avait réussi à faire de cette petite île du Ponant un lieu stratégique d’innovations et d’inventivité permanente.
Qu’en est-il en 2017 ? Le binôme pêche/tourisme est toujours là, bien présent, mais son rôle a singulièrement évolué au cours des vingt dernières années. Et pas dans le sens que les Islais l’eussent souhaité au vu de ce que nous décrivent les auteurs de ce Cahier Nantais.
La pêche, clef de voûte du dynamisme islais en a pris « un sacré coup » si je puis m’exprimer ainsi. On peut parler à son sujet d’un véritable affaissement. Il suffit d’observer les courbes, histogrammes et autres statistiques (cf. fiche 8). Ils sont éloquents : contraction de la flottille (hauturière, côtière, petite pêche) aussi bien en puissance cumulée qu’en nombre de bateaux, dégringolade des apports, baisse drastique du nombre d’emplois à la pêche (directs et indirects).
Devant un tel bilan, force est de reconnaître que les menaces qui, dès la fin des années 1980, pesaient sur le devenir du système halieutique islais, système certes très performant mais aussi très vulnérable, se sont révélées fondées. L’action de puissants groupes de pression auprès des instances européennes combinée aux mesures réglementaires prises par ces mêmes instances pour restreindre l’effort de pêche, ont sérieusement mis à mal l’ensemble du secteur des pêches. Malgré leur combativité et leur volonté de résister aux vents contraires, les Islais n’ont pu que s’incliner devant les décisions de Bruxelles. Pour la première fois, ils ont pris conscience de leur petitesse et de leur impuissance à changer l’ordre des choses.
Le système halieutique islais n’a pas été anéanti certes mais la crise qu’il a traversée et dont il n’est pas totalement sorti, l’a sérieusement affaibli. Et s’il continue de fonctionner sur les bases qui avaient fait son succès (pêches « douces » d’espèces « nobles », très prisées sur le marché national et international), il s’est singulièrement rapetissé et vit aujourd’hui à un rythme autrement moins soutenu qu’autrefois. Incontestablement un élan a été brisé.
On devine les effets d’une telle régression aussi bien sur les activités du port lui-même (dont la fermeture de la criée n’est que l’un des aspects) qu’au niveau des divers types de pêche et des « territoires » qui y sont attachés. Les auteurs de cet article, qui se sont particulièrement intéressés à cette question, ont bien montré la tendance au repliement des flottilles (arrêt de la vocation hauturière) et à la concentration de ces « empreintes socio spatiales temporaires » à l’intérieur de la bande côtière. Les cartes de cet « archipel territorial » sont suggestives de la reconfiguration en cours des espaces halieutiques.
Qu’en est-il de l’autre pilier de l’île, le tourisme ? Il n’a pas connu le même sort bien au contraire. L’Île-d’Yeu, parce qu’elle est une île, c’est-à-dire un « ailleurs » à la fois pittoresque, paisible et réconfortant, a continué d’attirer chaque été des milliers de vacanciers (villégiateurs et excursionnistes). Les répercussions économiques, sociales et culturelles de cet afflux saisonnier d’étrangers sont, bien entendu, considérables et pèsent d’une façon encore plus prégnante qu’autrefois sur le développement de l’île et les hypothèses qu’on peut émettre quant à son avenir à moyen et long terme.
Un des aspects de cette attractivité, bien étudié dans ce Cahier Nantais, concerne l’accroissement du parc de résidences secondaires dont le nombre dépasse à présent celui des résidences principales (cf. fiche 7). Quand on sait, comme le font remarquer les auteurs, que la part du territoire urbanisé sur cette petite île (2 300 hectares), déjà densément peuplée (202 hab./km²), est bien supérieure à celle des autres communes du littoral vendéen, il est logique de se poser la question des risques de tensions qu’un tel afflux peut entraîner auprès d’une population islaise fortement attachée à son identité insulaire ? Mais des différentes enquêtes menées sur ce thème, il en ressort qu’il n’en est rien. Pour le moment tout au moins. Les auteurs parlent au contraire d’une « cohabitation bienveillante ». Acceptons-en l’augure. Il faut croire qu’en dépit des inconvénients de toutes sortes qu’engendre cet afflux de population estivale (problèmes de circulation, gestion des déchets, coût de la vie, accès aux services…), les Islais ont trop le sens des réalités pour ne pas voir où se situe leur intérêt. Ils savent ce qu’ils doivent à la venue de ces vacanciers, notamment de ces villégiateurs huppés qui continuent d’alimenter un fort secteur artisanal et contribuent à maintenir une activité commerciale qui ne pourrait survivre sans leur présence. Alors, ces incommodités et ces nuisances, ils les supportent comme un mal nécessaire, acceptable au regard des bénéfices qu’ils en retirent ou qu’ils en espèrent.
Alors réalistes et pragmatiques ces Islais ? Oui assurément mais aussi inventifs et soucieux de rechercher d’autres voies possibles à ce binôme pêche/tourisme quelque peu défaillant aujourd’hui. Et l’une d’elles, parmi les plus intéressantes, concerne la reconquête des espaces agricoles de l’île, leur remise en exploitation selon les principes désormais bien connus d’une agriculture durable, respectueuse de l’environnement, tournée vers des produits bios destinés à une clientèle essentiellement locale. Mais la tâche est immense et les obstacles nombreux.
Le processus, qui n’en est encore qu’à ses débuts, se heurte à une question centrale : comment empêcher que ces terres actuellement en friches et à vocation agricole, dans le contexte islais si particulier, ne soient détournées de leur usage pour devenir simple terrain à urbaniser ? Et dans ce face à face entre intérêts contradictoires, il est aussi important de répertorier les différentes étapes à franchir que de considérer la manière dont on va s’y prendre pour les franchir. La démarche à adopter vaut autant que l’objectif à atteindre. Et nulle recette miracle en la matière, le chemin se fera en cheminant. De toute façon, et les prometteurs du projet en sont conscients, il s’agit d’un travail de longue haleine où, mieux que de longs discours, l’accent devra être mis sur le dialogue interculturel et intergénérationnel et sur l’effort que chacun devra faire pour parvenir à cette compréhension réciproque, à ce sens du compromis, sans lesquels rien de durable ne se construit.
L’Île d’Yeu est à un tournant décisif de son histoire. Un de plus vous allez dire. Mais le traumatisme que vient de subir le secteur des pêches a affecté plus profondément qu’à aucune autre époque le fonctionnement même du système insulaire islais. Personne ne peut le nier, l’île a perdu de sa superbe. Le vieillissement constaté de sa population et le départ d’un nombre grandissant de jeunes, témoignent de cet affaiblissement. Un doute s’est installé : nos Islais auraient-ils perdu le goût de la gagne ?
Et si cela ne suffisait pas, les facilités de transport intervenues ces dernières années entre l’île et le continent, facilités voulues par les Islais eux-mêmes, n’ont pas été pour rien dans ce double mouvement d’exode des Islais vers le continent et d’accroissement du nombre de touristes sur l’île.
Bien des questions de posent à propos de cette banalisation des traversées Île-d’Yeu/continent conséquemment au desserrement progressif des contraintes qu’impose le passage du bras d’eau. N’est-elle pas de nature, à la longue, à lui faire perdre une partie de son aura, de ce qui en fait son charme, de cet « ailleurs désirable » si prisé des étrangers ?
L’Île d’Yeu en serait-elle arrivée à perdre l’envie d’être une île ?
Nous n’en sommes pas là fort heureusement. Le système insulaire islais tient toujours. Il lui faut simplement trouver un nouvel élan, un nouveau souffle. Viendra-t-il une fois de plus de la mer ? De l’installation d’un futur parc éolien au nord-ouest de l’île préfigurant d’autres aménagements ? Après tout, les Islais ont suffisamment démontré par le passé leur ingéniosité et leur habileté à se sortir des pires situations pour qu’ils ne puissent une nouvelle fois rebondir.