Introduction
La nature abiotique se rapporte à des éléments non-vivants, donc inorganiques, qu’ils soient de nature géologique (sous-sol) ou géomorphologique (formes de reliefs, processus). La nature abiotique urbaine regroupe quant à elle « l’ensemble des composants géologiques et géomorphologiques, naturels et anthropiques, qui caractérisent et symbolisent un ensemble urbain, influant et évoluant avec lui » (Portal, 2014). Elle est donc génétiquement variée puisqu’elle comprend à la fois des éléments naturels et anthropiques, mais également évolutive et multiscalaire (Portal et Kerguillec, 2015). Cet article traitant principalement des reliefs naturels et anthropiques, cette définition s’entend par conséquent selon son acception la plus stricte, bien qu’elle puisse être élargie aux dimensions archéologiques, climatiques et hydrologiques (Portal, 2014) (fig. 1).
La nature abiotique entretient avec la ville deux types de relations. Les premières, anciennes mais irréductibles, rendent compte des liens entre la ville et son site. Elles s’appliquent par conséquent aux contraintes et aux potentialités des sites urbains. Ces liens sont anciens parce qu’il importe de les apprécier sur l’ensemble de l’histoire urbaine ; ils sont également irréductibles car toujours actuels, comme le démontrent les aléas naturels ayant affecté bon nombre d’entités urbaines dans le monde au cours des dernières décennies.
Un second type de rapport s’est ajouté à ces liens initiaux dans les années 1990, à la suite de l’évolution de l’appréciation portée par les sociétés sur la nature abiotique. En contexte urbain, ces nouvelles relations accompagnent la reconnaissance progressive des géopatrimoines et du patrimoine géomorphologique (Aguire Minvielle et Hermelin, 2011 ; Del Lama et al., 2015 ; Palacio-Prieto, 2014 ; Prosser et Larwood, 1994 ; Young, 2007). Elles étaient d’ailleurs perceptibles dans le discours de certains géographes-géomorphologues dès les années 1980 : en 1987, Charles Lecœur s’interrogeait par exemple sur ce « (...) que serait Rome sans les sept collines, Amsterdam sans canaux, Venise sans lagune, Rio sans pain de sucre ? Comment serait l’image d’une métropole dans le désert, sans la haute silhouette d’une montagne (Téhéran, Marrakech), sans la berge d’un fleuve (comme Le Caire ou Karachi) ? ».
Après avoir effectué un bref retour sur l’évolution des perceptions de la nature abiotique en ville depuis les débuts de l’histoire urbaine, cet article a pour objectif de proposer une typologie détaillée des reliefs qu’elle concerne, construite sur la base de critères géomorphologiques et génétiques. Parce qu’elle s’applique essentiellement à la ville de Nantes, cette étude s’inscrit dans la continuité de nombreux travaux de géographes qui portent sur le site de la ville (Gras, 1982, 1990), sur son environnement proche (Sellier, 1985), et sur le patrimoine géomorphologique du pays nantais (Sellier, 2007, 2013 ; Portal, 2008, 2009, 2010, 2013a et b ; Comentale, 2011, 2012 ; Comentale et Gabory, 2013 ; Sellier et Portal, 2013). Elle s’appuie également sur une approche historique (Bois, 1977 ; Pétré-Grenouilleau, 2003) et s’inspire de la littérature gracquienne qui décrit cette « cité, enfoncée dans les terres qui l’épaulent fortement de part et d’autre au fond de son estuaire étranglé » (Gracq, 1985). L’article s’attarde notamment sur trois exemples extraits de cette typologie et permet d’insister, pour ce qui concerne la réinterprétation patrimoniale de la nature abiotique urbaine, sur la nécessité d’une approche spécifique du patrimoine géomorphologique adaptée à un contexte urbain.
1. L’évolution des perceptions de la nature abiotique en ville
La nature abiotique urbaine perçue comme patrimoine résulte d’une construction historique, fondée sur les relations entre le cadre physique, le développement urbain et les sociétés. Du site urbain fonctionnaliste et paysager, la nature abiotique urbaine acquiert progressivement une dimension patrimoniale à l’aube du XXIe siècle (Portal et Kerguillec, 2015).
La ville et son site : des priorités fonctionnalistes
Des débuts de l’histoire urbaine jusqu’au XVIe siècle, l’environnement abiotique des entités urbaines est prioritairement considéré selon les potentialités qu’il offre au projet urbain et à son développement (Pelletier et Delfante, 1991 ; Pinson, 2009). Le site urbain est avant tout fonctionnaliste. Il est l’emplacement initial choisi lors de la fondation d’une ville, désigné en fonction d’un ou plusieurs objectifs prioritaires, parmi lesquels prévalent la nécessité de défense, le commerce, le commandement et le contrôle (George et Verger, 2006). Les impératifs de défense supposent ainsi la prise en compte des éléments topographiques locaux dans le choix initial de l’emplacement d’une ville (ex : butte, éperon, méandre, anse littorale,…), comme l’attestent les sites où ont été construites la plupart des oppida antiques (Fichtl, 2005) (fig. 2). C’est également le cas, à l’époque médiévale, des bastides et des mottes castrales (Chevalier, 1980 ; Pelletier et Delfante, 1991). Quelques cas d’une utilisation symbolique et scénographique des reliefs méritent également d’être évoqués et certaines villes antiques, puis médiévales, utilisent déjà le paysage abiotique pour se mettre en scène : si le site de l’acropole d’Athènes est l’archétype du site défendable du fait de sa position topographique dominante (fig. 2), il comporte aussi une valeur symbolique puisqu’il surplombe la cité basse et matérialise les valeurs spirituelles (Pelletier et Delfante, 1991). Cependant, si la charge religieuse et sacrée peut être forte en particulier dans le cas des villes antiques, elle n’est cependant pas systématiquement liée aux formes du relief (exemple : le cardo et le decumanus qui structurent la ville romaine « classique »).
Cependant, c’est principalement à partir du XVIe siècle que l’intérêt pour l’esthétique et la symbolique de la nature abiotique en milieu urbain prend de l’ampleur, en particulier avec les premières représentations des reliefs et des voies d’eau sur les atlas et les plans urbains.
Datant du XVIe siècle, ces réalisations correspondent la plupart du temps à un « portrait de ville » (Lavedan, 1954 ; Gauthiez, 2010) qui s’apparente à une représentation de type « vue cavalière », topographiquement peu fiable, mais à forte charge symbolique : les reliefs, dans certains cas volontairement exagérés, sont représentés avec un réalisme frappant et mettent la ville en scène dans son cadre physique (fig. 2). Ces « vues cavalières » s’inscrivent également dans des usages stratégiques à destination des militaires.
Figure 2 – exemples d’utilisation ou de représentation de la nature abiotique urbaine à partir de l’Antiquité.
Le XIXe siècle constitue un autre tournant dans l’évolution de la perception de la nature abiotique en milieu urbain, moins parce que cette époque correspond à la première opération de valorisation de la nature abiotique en ville (Le « Jardin des glaciers », en 1873 à Lucerne, Suisse) qu’en raison de l’industrialisation qui modifie en profondeur les fonctions et les paysages urbains. La nature abiotique devient non seulement l’objet d’études approfondies (Ami, 1885, 1891, 1892, 1900) mais se retrouve aussi progressivement intégrée à la notion de cadre de vie : les projets d’architectes-urbanistes qui composent avec les reliefs pour la création des paysages urbains (Choay, 1979 ; Maumi, 2008 ; Portal et Kerguillec, 2015), comme celui de Daniel H. Burnham en 1905 concernant la ville de San Francisco1, illustrent cette tendance.
De la nature abiotique en ville au patrimoine géomorphologique urbain
La perception patrimoniale contemporaine de la nature abiotique urbaine s’explique d’abord par des causes sociétales qui marquent l’émergence des questions environnementales et de la demande de nature dans les préoccupations des sociétés urbaines actuelles (Bourdieu-Lepage et Vidal, 2014). Il doit également être mis en parallèle avec la reconnaissance de la biodiversité et de la géodiversité en tant que patrimoines mondiaux. Cette reconnaissance a conduit au développement d’études et d’inventaires portant sur les biopatrimoines (Vaquin et al., 2006) puis sur les géopatrimoines (Gray, 2004).
En contexte urbain, les reliefs naturels et anthropiques sont de plus en plus perçus comme des habitats (Portal, 2015). Le milieu urbain est en effet considéré comme une « fabrique d’environnement », c’est-à-dire « un système organisateur d’un état de nature spécifique par insertion permanente d’éléments biologiques et physiques dans l’arrangement spatial des réalités sociales » (Lussault, 2009). Certains monuments urbains sont par exemple reconnus pour être des milieux favorables à l’implantation d’espèces reptiliennes, ornithologiques et d’épiphytes (mousses, fougères), remplaçant finalement les habitats « naturels » (Demaure, 1997). Dans le même temps, les architectes-paysagistes s’inspirent des formes de relief et composent avec la topographie pour créer des ambiances urbaines connectées à la nature (Allen et Mc Quade, 2011). Plus globalement, l’application de nouvelles politiques publiques liées à une vision « durable » de la ville donne lieu à un renforcement des dynamiques d’appropriation de la nature abiotique par les scientifiques (BRGM, 2009), les institutions, les politiques publiques et les acteurs locaux. Lancé officiellement en 2005, l’Inventaire National du Patrimoine Naturel (INPN), défini comme « l’inventaire des richesses écologiques, faunistiques, floristiques, géologiques, minéralogiques et paléontologiques », est un exemple d’initiative de l’État français en matière d’appropriation du patrimoine naturel. L’État en assure de ce fait la conception, l’animation et l’évaluation, dans le cadre de l’article L 411-5 du code de l’environnement2. L’inventaire national du patrimoine géologique se décline ainsi aux échelles départementale puis régionale.
En ville, la nature abiotique se conçoit par conséquent selon une dimension géo-environnementale qui émane d’une aspiration à l’« urbanité durable ». La tendance est à patrimonialiser, protéger et valoriser la nature abiotique, bien que ce processus n’en soit qu’à ses débuts en ce qui concerne les milieux urbains. Les initiatives de protection/valorisation demeurent effectivement peu fréquentes en ville, bien qu’elles tendent à se développer (Palacio-Prieto, 2014 ; Del Lama et al., 2015) parce que le milieu urbain s’avère propice à l’étude et à la valorisation des géopatrimoines en raison de son public important (Stürm, 1994), des conditions d’accès aux sites (Aguirre Minvielle et Hermelin, 2011) et des trames institutionnelles offertes par les services patrimoniaux. On évoquera, en France, la publication à partir de 1999 par le BRGM des « balades géologiques en ville » conçues afin que le public « porte un regard à la fois géologique, historique, architectural, culturel qui permet de mieux comprendre une ville ». Quelques inventaires pour conserver des géosites urbains sont également menés, par exemple au Royaume-Uni (Prosser et Larwood 1994 ; Hose 2006). Dans un contexte de création d’espaces paysagés, les regards contemporains portés sur les reliefs d’origine anthropique, industriels, miniers ou d’agrément (parcs et jardins) donnent également lieu à de nouvelles approches patrimoniales associées à la diversité biologique et à la reconnaissance de la géodiversité. Il importe également de mentionner l’existence, dans la baie de Torbay au sud-ouest du Royaume-Uni, d’un géoparc partiellement localisé en ville (« English Riviera », reconnu en 2007 pour son patrimoine géologique, historique et culturel), mais aussi celle du géoparc de Hong Kong établi dans la périphérie urbaine de la ville (Young, 2007)3.
Qu’elle provienne du site d’origine de la ville (reliefs naturels) ou qu’elle soit créée artificiellement (reliefs anthropiques), la nature abiotique est finalement devenue une composante fondamentale du paysage urbain. À l’image de Rio de Janeiro et de son pain de sucre, elle constitue même dans certains cas un marqueur spatial qui reflète et qui forge une identité (Bonnemaison, 2000). La « nature » au sens large compte également parmi les thèmes des recherches actuelles en sciences humaines et sociales (développement de l’agriculture urbaine, des notions de cadre de vie et de bien-être, de nature-patrimoine) (Chomarat-Ruiz, 2015) mais aussi en écologie (continuités écologiques, green infrastructures) (Cohen et Robbins, 2011).
Pour l’ensemble de ces raisons, la perception actuelle de la nature abiotique urbaine marque finalement le passage d’une nature abiotique exploitée et/ou subie, à une nature abiotique urbaine esthétisée, puis étudiée et finalement intégrée à la ville et patrimonialisée. Elle atteste donc un changement d’appréciation de la nature abiotique associé à l’évolution des pratiques urbaines et, de ce fait, à des changements de fonctions.
2. Proposition de typologie de la nature abiotique urbaine et exemples nantais
Proposition de typologie
À partir des conditions de leur genèse, les reliefs qui composent la nature abiotique urbaine peuvent être rangés dans deux catégories selon qu’il s’agit de reliefs résultant de processus naturels (reliefs naturels) ou de reliefs qui dérivent des activités humaines (reliefs anthropiques). Ce classement initial est complété par un critère topographique qui différencie les reliefs en saillie des reliefs en creux. La typologie proposée ici s’appuie ensuite sur un troisième niveau de différenciation, organisé sur la base de critères géomorphologiques dans le cas de reliefs naturels et sur la base de critères génétiques pour les reliefs résultant des activités anthropiques (fig. 3).
Figure 3 – proposition de typologie de la nature abiotique urbaine et du patrimoine géomorphologique de Nantes
Cette typologie est complétée par deux autres catégories situées à l’interface entre les reliefs naturels et les reliefs anthropiques : il s’agit d’une part des reliefs rémanents, qui peuvent être définis comme des reliefs dont les traces subsistent dans le paysage urbain mais dont le processus de formation n’est plus actif. Il s’agit d’autre part des reliefs éphémères, qui correspondent à des formes qui ont été créées par des processus naturels (ex : glissement de terrain) ou anthropiques, mais qui n’ont pas vocation à rester visibles dans l’espace urbain.
Des exemples nantais, sélectionnés pour illustrer cette typologie, montrent que Nantes se singularise notamment par trois catégories de reliefs : la première catégorie comprend des sites géomorphologiques qui témoignent de la relation entre la ville, le site urbain et ses composants géomorphologiques, sans que ceux-ci ne bénéficient forcément de reconnaissance patrimoniale ; la deuxième catégorie comprend les reliefs qui ont été sélectionnés dans le cadre de l’inventaire national du patrimoine géologique dans ses deux déclinaisons, à la fois à l’échelle régionale (396 sites inventoriés en Pays de Loire, dont 87 pour le département de Loire-Atlantique) et à l’échelle nationale (48 sites régionaux retenus pour figurer dans l’inventaire national du patrimoine géologique). La troisième catégorie de reliefs concerne enfin des formes auxquelles s’appliquent d’autres types de reconnaissances patrimoniales.
Cette typologie est une première ébauche qui sera amenée à évoluer, au même titre que la cartographie qui l’accompagne (fig. 4).
La géomorphologie nantaise à travers quelques études de cas : un patrimoine urbain aux multiples facettes
L’ensemble butte Sainte-Anne/carrière Misery
La carrière Misery est située sur la rive droite de la Loire, dans le quartier du Bas-Chantenay, au sud ouest du quai des Salorges (ouest de Nantes). Elle est dominée au nord par la butte Sainte-Anne qui culmine à une trentaine de mètres d’altitude. Cet ensemble relève donc à la fois d’une nature abiotique urbaine d’origine naturelle et d’une action anthropique liée à l’extraction de matériaux à ciel ouvert. Il est doté d’une valeur patrimoniale significative puisqu’il figure parmi les 48 sites sélectionnés dans l’inventaire national du patrimoine géologique ainsi que dans l’inventaire général du patrimoine industriel et technique.
Ce secteur correspond, d’un point de vue morphostructural, à la terminaison sud est du coteau du Sillon de Bretagne (Sellier, 1985 ; Sellier et Gras, 1986) ainsi qu’au massif granitique d’Orvault-Mortagne (Aertgeerts et al., 2011 ; Ters, 1969). D’origine tectonique, le Sillon de Bretagne s’allonge sur 45 km selon une direction N125° depuis la butte Sainte-Anne jusqu’à Pontchâteau. Il compte parmi les principaux coteaux du Massif Armoricain et parmi les éléments topographiques majeurs du Pays Nantais (Sellier, 1985 ; Sellier et Gras, 1986).
Diverses sources attestent l’exploitation du granite dans la carrière Misery à partir de cet accident topographique naturel, dès la seconde moitié du XVIe siècle (Le Bec et al., 2012 ; Lacire, 2014). Exploitée jusqu’au début du XXe siècle (Lacire, 2014) (photo 1), la carrière a accueilli par la suite les établissements des Brasseries de la Meuse, dont l’activité s’est poursuivie jusque dans les années 1980 (photo 2).
Photo 1 – carte postale de la carrière Misery à la fin de son exploitation au début du siècle dernier.
(source : http://www.patrimoine.paysdelaloire.fr)
Photo 2 : vue aérienne des brasseries de la Meuse installées dans l’ancienne carrière Misery (cliché pris avant leur destruction de 1987 à 1995)
(source : http://www.patrimoine.paysdelaloire.fr)
Creusée à la faveur de l’un des reliefs naturels en saillie les plus significatifs à l’échelle locale, la carrière Misery figure parmi les exemples nantais de relief anthropique en creux. Elle compte parmi les sites qui ont fait l’objet de visites géologiques guidées lors des Journées Européennes du Patrimoine en 2010, ce qui atteste son intérêt du point de vue du patrimoine géomorphologique et géologique. Son intérêt patrimonial se justifie également en tant que témoin de l’histoire industrielle de Nantes.
Si plusieurs projets d’aménagement sont envisagés sur le site, celui-ci fait également l’objet d’actions citoyennes qui militent pour une vision alternative de l’aménagement de l’espace (Belin, 2011). À titre d’exemple, le collectif « Fertile », qui se définit comme « un collectif s’attachant à la réappropriation ponctuelle ou durable, réfléchie ou spontanée, créative et surtout récréative d’espaces en friche »4, milite pour faire évoluer la carrière de Misery vers une friche publique qui deviendrait un lieu de rencontre « au patrimoine naturel immense », en même temps que le support d’activités artistiques, éducatives, ou évènementielles (Belin, 2011). Ce type d’action militante entre par conséquent dans le cadre de l’appropriation récente des questions relatives à la nature en ville par les sociétés urbaines, ce qui est l’une des causes sociétales expliquant la perception patrimoniale de la nature abiotique urbaine.
L’ancienne carrière du quartier de Saint-Félix fournit un autre exemple de relief anthropique lié à l’extraction de matériaux à ciel ouvert. Ce site, également référencé dans l’inventaire départemental du patrimoine géologique, offre notamment l’intérêt d’aborder un des aspects dynamiques de la nature abiotique urbaine par l’intermédiaire des processus actifs, étant donné qu’il a fait l’objet d’un éboulement lors de l’épisode Xynthia en 2010 (fig. 5, photo i).
Ces exemples témoignent finalement de la prise en compte croissante de la nature abiotique et de son intégration au sein même de l’espace urbain, à la fois d’un point de vue patrimonial (géodiversité/biodiversité/patrimoine industriel) et fonctionnel (activités de plein air, activités culturelles et naturalistes).
La Petite Amazonie
La « Petite Amazonie » correspond à une zone humide bordière de la Loire, localisée sur la rive droite du fleuve au nord du quartier Malakoff et à l’ouest de la Prairie de Mauves (photo 3). D’une superficie d’environ 16 ha, cet espace enclavé entre deux voies de chemin de fer est composé d’une prairie humide comprise entre une prairie sèche à l’ouest et une zone plus marécageuse à l’est.
Photo 3 – exemple de zone marécageuse représentative de la Petite Amazonie.
(source : http://www.lenouveaumalakoff.com)
L’un de ses intérêts est de fournir un exemple de reliefs anthropiques en creux associés à une biodiversité désormais reconnue.
Ce secteur est d’abord une ancienne zone humide saisonnièrement inondée par un bras secondaire de la Loire (boire). Il a également été touché par des bombardements intensifs en raison de sa proximité avec la gare de Nantes, notamment en 1944 (photo 4). Depuis, l’urbanisation s’est étendue en périphérie de la zone sans l’affecter, en particulier avec la construction du quartier Malakoff à la fin des années 1960. Les cratères de bombardement ont progressivement évolué en mares du fait de l’accumulation des eaux pluviales. Confinés au cœur d’une infrastructure ferroviaire, ces reliefs artificiels ont accueilli une végétation marécageuse favorisant l’implantation naturelle et le maintien d’espèces animales peu communes.
Photo 4 – vue aérienne du bombardement du 28 mai 1944 ayant notamment affecté la zone de la gare de Nantes et une partie de l’île Beaulieu.
(a) Localisation de la Petite Amazonie.
(source : www.archives.nantes.fr)
Dans les années 1990, le site ayant évolué en marge depuis la fin de la guerre a fait l’objet d’un inventaire aboutissant à son classement en ZNIEFF en 1993 (Zone Naturelle d’Intérêt Écologique Faunistique et Floristique). Il a également été classé par la suite en tant que Site d’Intérêt Communautaire (SIC) (2004) et intégré au zonage Natura 2000 « Vallée de la Loire de Nantes aux Ponts-de-Cé et ses annexes ». Ce zonage a notamment pour objectifs de préserver la biodiversité en la protégeant, mais aussi de valoriser un patrimoine naturel situé au cœur de l’espace urbain (photo 5).
Photo 5 : image satellite montrant la configuration actuelle de la « Petite Amazonie ».
(a) Localisation de la Petite Amazonie.
(source : Google Earth)
La valeur patrimoniale de la « Petite Amazonie » est donc forte, à la fois en ce qui concerne l’histoire contemporaine de la ville (seconde guerre mondiale), la nature abiotique d’origine anthropique, mais aussi pour ce qui relève de l’écologie et de la biodiversité. L’accès à la « Petite Amazonie » est réglementé et régulé puisqu’il n’est possible que dans le cadre de visites guidées organisées du printemps à l’automne par la LPO (Ligue de Protection des Oiseaux).
Cet espace est un exemple original de nature abiotique anthropique encore peu valorisé en tant que tel mais plutôt mis en valeur pour son patrimoine biologique. Cette originalité tient aux conditions de sa genèse, à son évolution en marge des activités de l’homme en raison du dispositif ferroviaire, à son insertion dans l’espace urbain du fait de l’expansion urbaine des années 1960, puis à sa reconnaissance patrimoniale (biodiversité).
Les îles et vallées nantaises
L’intérêt des géographes nantais pour les questions portant sur la place du réseau hydrographique au sein de l’espace urbain nantais n’est pas nouveau (Croix, 1972 ; Gras, 1990).
Les îles et les vallées de l’agglomération nantaise correspondent à la catégorie des reliefs naturels continentaux de type fluvial (fig. 3, vallées, îles, berges, etc.). Une cartographie géohistorique simplifiée révèle aussi l’ampleur des modifications enregistrées par les tracés de la Loire et de l’Erdre, en particulier depuis le XVIIIe siècle : ces modifications résultent essentiellement d’actions anthropiques et parmi elles de détournements, de comblements, d’aménagements des berges et de rétrécissement du lit mineur (AURAN, 2012, fig. 4). Le propos ne consiste pas, ici, à revenir sur le détail de l’évolution du tracé de ces cours d’eau, mais à fournir des éléments de réflexion concernant l’évolution du rapport entre la ville et cette catégorie de nature abiotique. Trois périodes de durée inégale peuvent à ce titre être distinguées, entre une période de relations soutenues entre la ville et son réseau hydrographique, une période de rejet puis de réappropriation.
Jusqu’au début du XXe siècle, donc durant la majeure partie de l’histoire de Nantes, les indices convergent dans le sens d’une relation étroite entre la ville, le réseau hydrographique et l’estuaire. Cette relation forte lui vaut d’ailleurs d’être surnommée la « Venise de l’ouest » (Cornet, 1996 ; Abed-Denesle, 2015), compte tenu de l’omniprésence de l’eau dans la ville et de la configuration du tracé de la Loire sur le site de Nantes (le « fleuve aux sept bras »). La situation géographique de la ville entre aussi pour une large part dans l’explication du développement et de la richesse de Nantes, principal port français au XVIIIe siècle.
C’est à partir du début du XXe siècle que ces liens se distendent, le réseau hydrographique devenant une contrainte pour deux raisons principales. En premier lieu, le nombre important des bras secondaires de la Loire s’avère finalement un obstacle dans un contexte de développement des transports ferroviaires et routiers, après avoir été pendant longtemps favorable au franchissement (site de franchissement) : L. Abed-Denesle rappelle par exemple que « pour aller d’une rive à l’autre, les véhicules doivent franchir six ponts sur lesquels la circulation est strictement réglementée » (2015). Les crues de la Loire, et particulièrement les épisodes successifs de 1904 et de 1910 dont les effets se font ressentir jusque dans le centre de Nantes (DDE de Loire-Atlantique, 2006), s’ajoutent également à ces contraintes. Ch. Cornet (1996) rappelle en outre l’importance décisive de l’effondrement du Quai Magellan puis de deux arches du Pont de Pirmil en 1924, qui achève de convaincre l’État d’entreprendre des travaux de comblement. Ces travaux débutent en 1926 et s’échelonnent sur une vingtaine d’années, redessinant la ville en profondeur : parmi les principales modifications apportées au réseau hydrographique (fig. 4), on citera en particulier le comblement de certains bras secondaires de la Loire (exemples : bras de l’île Feydeau et de l’île Gloriette, regroupement de l’île Sainte Anne, de l’île du Pré aux Ducs et de l’île du Pré Damon pour former l’île Beaulieu actuelle) et de ceux de l’Erdre (exemple : comblement de l’Erdre au niveau du Cours des 50 otages actuel) : « Née du fleuve, la ville l’élimine de son cœur et voit disparaître ainsi ce qui faisait sa singularité (…) » (Abed-Denesle, 2015). Un certain nombre d’éléments rappellent cependant cette nature abiotique urbaine : on citera d’abord l’abondance des noms de rue connotés à la présence de l’eau (Allée de l’île Gloriette, etc…) ou à des activités qui lui sont liées (exemple : Allée du Port Maillard, Allée des Tanneurs, Quai Turenne, etc…), mais aussi la fontaine de la Place Royale surmontée par la déesse de la mer Amphitrite, tenant dans ses mains le trident de son époux Poséidon. J.E. Gras (1990) a déjà évoqué, en outre, la rémanence de certains traits de géographie physique dans le tissu urbain nantais, dont l’un des meilleurs exemples se trouve sans doute dans le tracé du Cours des 50 otages actuel (fig. 3). Cette ancienne portion de la vallée de l’Erdre constitue l’armature de l’architecture urbaine actuelle, donc un relief-mémoire (Portal et Kerguillec, 2015).
La troisième période est récente. Elle concerne cette fois le renouement de Nantes avec sa nature abiotique de type fluviatile. Cette tendance est attestée par les projets d’urbanisme intégrant la relation de Nantes à la Loire dans les réflexions et les actions d’aménagement (exemple : île de Nantes5). Elle est également attestée par le grand débat citoyen dédié à la Loire en 20146. Ces actions permettent finalement d’apprécier l’évolution de la perception de la nature abiotique par les politiques publiques et la société urbaine nantaise, et le regain d’intérêt et d’attachement qu’elle suscite.
Conclusion
Dans un contexte urbain, les reliefs les plus connus sont souvent associés à un site urbain spécifique (ex : éperon rocheux de Carcassonne, lagune de Venise, pain de sucre de Rio de Janeiro). Cependant, associée à la notion de géodiversité, cette nature abiotique aujourd’hui patrimonialisée s’intéresse aussi aux reliefs plus bas, plus ordinaires, moins marqués. En ville, cette forme de nature est aussi fortement influencée par la présence humaine : terrassés et aplanis, les reliefs ont parfois disparu (ex : vallées comblées) et d’autres ont été créés (ex : carrières urbaines, terrils). Naturelle et anthropique, la géodiversité urbaine est donc multiforme, tout comme son interprétation patrimoniale.
L’étude des reliefs urbains nantais a ainsi permis de replacer ce type de nature dans un contexte géomorphologique de fond d’estuaire, de « pays plat », et trois principaux résultats découlent de cette première étude. La typologie proposée montre tout d’abord une prédominance des reliefs artificiels de surface, parmi lesquels figurent principalement des reliefs miniers et des reliefs d’agrément. Elle signale également la rémanence des reliefs disparus dans les traits urbains, associés dans le cas de Nantes à des formes fluviales (ex : vallée de l’Erdre et bras de Loire, « îles » de Nantes). Enfin, elle révèle l’importance des collines urbaines, surtout en pays bas (ex : colline Sainte-Anne / Mont Goguet). Cette étude nantaise indique par ailleurs que l’interprétation patrimoniale de la géodiversité urbaine prend plusieurs formes et dépend du regard scientifique mobilisé. Ainsi, les géopatrimoines nantais sont reconnus par les géologues grâce aux carrières, par les écologistes via l’habitat que peuvent constituer certaines formes (« Petite Amazonie ») et par les historiens et historiens de l’art/archéologues pour leur importance dans le passé industriel, technique (île de Nantes) et architectural de la ville (passage Pommeraye).
Le patrimoine géomorphologique prend donc de multiples facettes patrimoniales, sans pour autant s’affirmer en tant que tel. Pourtant, tout en appliquant les politiques actuelles associées à la valorisation de la nature en ville, Nantes affiche une certaine nostalgie de la Venise de l’Ouest en rappelant les anciennes vallées de l’Erdre et les bras de Loire, notamment par le verdissement du Cours des 50 otages et de l’île Feydeau ; le lien entre l’histoire fluviale de la ville est au cœur des concertations citoyennes (ex : le débat « Nantes, la Loire et nous ») et s’intègre dans la mise en valeur du patrimoine nantais : la création du mont Royal(e), allégorie du Mont-Gerbier-de-Jonc lors de la manifestation du Voyage à Nantes en 2012, a participé à la mise en valeur de la Loire et plus largement à celle du patrimoine nantais. Les vallées et les cours d’eau constituent de ce fait une forme majeure même lorsqu’ils ont disparu. Des cas similaires existent également en Suisse, où la ville de Neuchâtel rappelle l’ancien cours du Seyon par une rigole architecturale, ou encore à Toulouse où la Garonnette, enfouie sous les aménagements, réapparaît à certains endroits (Portal, 2014). À ce stade du travail, cette première typologie de la nature abiotique urbaine n’est que provisoire et non-exhaustive. Elle nécessitera une mise à jour, tant en ce qui concerne l’inventaire de la géodiversité urbaine que son approche patrimoniale.