Introduction
Le marais de Grée est localisé à l’est du département de la Loire-Atlantique, immédiatement au nord-est de la ville d’Ancenis, donc sur la rive droite de la Loire (fig. 1a). Sa proximité par rapport au fleuve, au même titre que les échanges hydrologiques qu’il entretient avec lui, justifient son appartenance à la catégorie des zones humides continentales situées au long des grands cours d’eau français (Veyret, 2000). Avec une superficie d’environ 450 ha, le marais de Grée se présente comme la zone humide la plus étendue sur la section du fleuve comprise entre Angers et Nantes, après celle du marais de Goulaine (1 200 ha). S’il demeure secondaire à l’échelle départementale en comparaison des grandes zones humides de la Brière, du lac de Grand-Lieu, de la vallée de l’Erdre ou de l’estuaire de la Loire, il participe toutefois à la caractérisation des paysages de la Loire-Atlantique, où les bassins accueillant des zones humides comptent parmi les traits distinctifs (Sellier, 2015).
Sur la section de la Loire comprise entre Angers et Nantes, le marais de Grée s’intègre à un ensemble de milieux palustres disposés de manière similaire par rapport au fleuve mais dont les superficies sont dans la plupart des cas moindres. D’est en ouest se succèdent ainsi les marais de Champtocé, de Méron et de Grée en rive droite, tandis que la rive gauche ne comporte qu’un seul milieu de ce type (marais de Goulaine) (fig. 1b). À cet ensemble de marais bien individualisés et localisés soit dans des dépressions adjacentes à la Loire (marais de Grée et de Goulaine), soit dans les thalwegs à fond plat de certains affluents du fleuve (marais de Méron et de Champtocé), s’ajoutent également, sur cette section, les zones marécageuses localisées sur les rives du fleuve et en particulier le long de ses bras secondaires (boires).
Figure 1 – (a) carte de localisation du secteur d’étude ; (b) carte du réseau hydrographique principal et des zones humides bordières du cours inférieur de la Loire entre Angers et Nantes
(source : IGN)
La principale originalité du marais de Grée se trouve dans son processus d’évolution récent. Il a en effet la particularité d’avoir enregistré d’importantes modifications dans son hydrologie au cours des dernières décennies, évoluant d’un marais naturel dont la tendance allait vers un assèchement durable, à un marais maintenu artificiellement par l’installation d’une vanne. Intervenue au début des années 1990, cette action de sauvegarde a impliqué plusieurs acteurs et a finalement abouti à la mise en valeur et à la protection du marais qui bénéficie désormais de plusieurs statuts (Natura 2000, ZNIEFF1 et 2, ZICO)1. Cette action a donc permis de préserver sa valeur écologique et cette valeur est aujourd’hui reconnue en tant que patrimoine naturel.
Après en avoir analysé le contexte topographique et hydrologique, l’objectif de cet article est d’analyser l’évolution de cette zone humide depuis les dernières décennies. Il traite des perturbations qu’elle a enregistrées à partir des années 1970-80 et de leurs causes, puis du processus de sauvegarde dont elle a fait l’objet. Il fournit par conséquent un exemple supplémentaire sur la question des interventions anthropiques mises en œuvre en matière de préservation de l’environnement, celles-ci ayant abouti, dans le cas présent, à une mise en valeur patrimoniale.
Une zone humide tributaire du régime hydrologique de la Loire jusqu’en 1991
Situé dans le bassin d’Ancenis à la confluence de trois cours d’eau, le marais de Grée occupe le fond d’une dépression aux altitudes similaires à celles du lit mineur de la Loire. Parce qu’elles sont très peu marquées, les différences d’altitudes définissent un dispositif topographique qui commandait l’hydrologie du marais jusqu’à l’installation d’une vanne en 1991, et qui justifiait, de ce fait, sa dépendance vis-à-vis du régime hydrologique du fleuve.
Une dépression inondable en bordure de la Loire
Le marais de Grée est localisé au centre du bassin d’Ancenis, dont la direction est oblique par rapport à la Loire sur laquelle il s’ouvre au sud-est (fig. 2). À l’intérieur de ce bassin compris entre le plateau de Saint-Mars-la-Jaille au nord et celui du Cellier au sud-ouest, le marais occupe le centre d’une dépression de taille plurikilométrique située à faible distance de la rive droite du fleuve. Il correspond, à ce niveau, à la confluence des ruisseaux de Grée, de l’Aubinière et du Clairet, donc à la rencontre de trois cours d’eau d’importance mineure sur le plan régional. Vers le sud, il s’ouvre sur la Loire par un exutoire étroit d’environ 300 m, situé entre les coteaux d’Ancenis et d’Anetz qui prolongent vers l’est les hauteurs du plateau du Cellier. De la périphérie vers le centre du marais, le dispositif topographique comprend au moins trois entités distinctes qui définissent un paysage de type étagé.
La première d’entre-elles concerne des reliefs périphériques qui dominent la zone humide de plusieurs dizaines de mètres. Au nord, celle-ci est d’abord limitée par le plateau de Saint-Mars-la-Jaille, qui s’apparente à une plateforme inclinée du nord-est au sud-ouest, dont les altitudes sont presque partout supérieures à 70 m et qui culmine à plus de 90 m au nord de Belligné. La terminaison méridionale de ce plateau est assurée par un rebord de direction N 130°–N 140° (direction armoricaine) qui s’étend du nord-est de Varades au nord de Mésanger. Au nord-ouest et au nord-est, la zone humide est également encadrée par deux buttes périphériques aux altitudes moyennes comparables à celle du plateau précité (butte de St-Herblon, 81 m) ou légèrement inférieures (butte de Mésanger, 64 m). Limitée au sud-ouest par le plateau du Cellier dont les altitudes sont en général supérieures à 70 m, elle est bordée au sud par des reliefs cette fois plus modérés, notamment par la terminaison du plateau du Cellier au sud-ouest (coteau d’Ancenis, 48 m) et par le coteau d’Anetz au sud-est (29 m). De longs versants de faible inclinaison assurent la retombée des plateaux de Saint-Mars-la-Jaille et du Cellier sur la zone humide (fig. 2).
Le marais de Grée occupe le centre d’une cuvette qui constitue ici l’élément essentiel du paysage en même temps que la deuxième entité topographique. Ses altitudes, la plupart du temps voisines de 6-7 m et dans tous les cas inférieures à 10 m, sont du même ordre que celles du lit mineur de la Loire (ex : 7 m sur les îles « boire rousse » et « coton », situées respectivement à l’est et au sud-ouest d’Ancenis). De forme losangique, cette cuvette s’étire du nord au sud et de l’est à l’ouest sur plus de 20 km. Elle se prolonge notamment en direction du nord et du nord-est par deux vallées encaissées qui entament le plateau de Saint-Mars-la-Jaille et drainées par les ruisseaux de Pouillé et de Saugères. La cuvette correspond à la partie terminale d’un petit bassin versant d’une superficie d’environ 150 km2 (SAGE estuaire de la Loire, 2005a) et s’intègre à plus petite échelle à un ensemble de dépressions situées dans le bassin d’Ancenis et jalonnant le cours de la Loire. Séparées par des seuils (ex : seuils de Couffé et de St-Herblon), ces dépressions présentent des configurations assez similaires mais sont soit moins étendues (ex : cuvette de Varades à l’est), soit plus éloignées du cours de la Loire (ex : cuvette de Couffé à l’ouest). La plupart d’entre elles coïncident avec les sections terminales de vallées particulièrement élargies donc très évoluées (fig. 2).
La dernière entité topographique correspond cette fois à des reliefs d’échelle moyenne, représentés par un ensemble de buttes de forme convexe localisées au sein du marais ou dans sa périphérie immédiate. Leurs sommets ont un aspect aplani, leurs altitudes n’excédant guère 20 m et se situant le plus souvent aux alentours de 15 m (fig. 2). Ces reliefs occupent par conséquent un niveau topographique intermédiaire entre les deux précédents.
L’agencement du relief du secteur d’étude s’apparente en définitive à un paysage étagé sur trois niveaux (fig. 3). Il comprend un niveau supérieur (plateaux et buttes périphériques > 60 m) et un niveau inférieur (dépression marécageuse du marais de Grée < 7 m) entre lesquels s’intercale un niveau intermédiaire (buttes de faible altitude autour du marais < 20 m).
À petite échelle (fig. 3), la disposition des reliefs n’est pas sans rappeler, par sa physionomie (succession de plateformes d’altitudes subégales séparées par des bassins occupés par des marais) mais aussi par son orientation générale (direction armoricaine), la disposition des volumes topographiques de l’ouest du département, en particulier celle qui est de règle du nord de l’estuaire de la Loire jusqu’à l’Isac (Sellier, 1985 ; 2013). Son histoire géologique diffère cependant, compliquée ici par la présence de la nappe de Champtoceaux, dont l’origine est cadomienne (Lardeux, 1996), et par celle du bassin d’Ancenis, dont l’ouverture en pull apart se situerait au début de l’orogenèse hercynienne (André, 2002). Quoiqu’il en soit, cet agencement résulte principalement du cycle orogénique hercynien et de l’évolution post-hercynienne du massif armoricain. L’organisation oblique des volumes topographiques actuels répond en effet à un guidage tectonique organisé selon d’anciennes fractures de direction armoricaine (N 130°–N 140°) qui limitent la nappe de Champtoceaux sur sa bordure septentrionale (faille d’Ancenis) et le horst de Pouillé-les-Coteaux sur sa bordure méridionale (fig. 3). L’observation du dispositif topographique, en même temps que l’analyse des cartes, suggèrent effectivement l’influence d’une tectonique de blocs élaborée à partir de ces failles, donc une dislocation de la surface fondamentale post-hercynienne en blocs soulevés et affaissés comme c’est le cas dans de nombreux secteurs de l’ouest de la France (Klein, 1975 ; Sellier, 1985 ; Battiau-Queney, 1993). Cette organisation générale est également compliquée par quelques reliefs de taille plus réduite, situés à l’intérieur du bassin d’Ancenis, et qui doivent leur expression dans le paysage à l’action de l’érosion différentielle sans le concours de structures faillées (ex : buttes de Mésanger et de St-Herblon, situées à l’emplacement de petits batholites granitiques).
À grande échelle, l’élément fondamental de ce dispositif topographique tient surtout dans les rapports qu’il entretient avec l’hydrographie. La cuvette du marais de Grée correspond à un espace bas, sinon le plus bas en altitude à l’intérieur du bassin d’Ancenis. Cet espace est situé dans le même plan que la Loire et dominé dans les quatre directions par des reliefs encaissants à partir desquels converge le réseau hydrographique (fig. 2). Il correspond de ce fait à une zone accessible par les hautes eaux hivernales et les crues du fleuve, compte tenu de la concordance de ses altitudes avec celles du lit mineur (6 à 7 m d’altitude). Les conditions topographiques en même temps qu’hydrologiques se trouvent donc réunies pour l’existence d’une zone marécageuse. Ces conditions diffèrent pour les autres cuvettes du bassin d’Ancenis, en particulier parce qu’elles se situent à des altitudes sensiblement plus élevées qui leur garantissent de rester hors d’atteinte des eaux du fleuve (ex : altitude moyenne de la cuvette de Couffé comprise entre 11 et 13 m).
Un fonctionnement hydrologique naturel jusqu’en 1991
Ce contexte topographique a commandé le fonctionnement hydrologique naturel du marais jusqu’à l’installation d’une vanne en 1991. Jusqu’à cette date, sa dynamique était indissociable du régime hydrologique annuel de la Loire et répondait par conséquent aux processus classiques des marais situés en bordure de cours d’eau en milieu tempéré. De ce fait, le calendrier annuel des hauteurs d’eau comprenait une période d’inondation lors des hautes-eaux hivernales et lors des crues du fleuve, donc sur une période d’environ 6 mois (de l’automne au printemps). Le niveau d’eau était donc assuré à la fois par les eaux de la Loire et par les eaux de ruissellement en provenance du bassin versant. La vidange du marais intervenait à partir du printemps (mars/avril) au rythme du fleuve et le calendrier hydrologique annuel s’achevait par une séquence d’assèchement plus ou moins prononcée lors des étiages du fleuve, avec un maximum au cours de la période estivale.
Les données fournies par le Plan de Prévention du Risque Inondation de la Loire-amont en Loire-Atlantique (Préfecture de Loire-Atlantique, 2014), au même titre que celles du SAGE estuaire de la Loire (2005b), confirment que la zone humide est intégrée à la zone inondable de la Loire (fig. 2). Elle jouait dans ces conditions un rôle de bassin secondaire, donc un rôle dans la régulation des débits du fleuve (écrêtage des épisodes de crue et soutien des étiages).
Une hydrologie perturbée à partir des années 1970
Ce fonctionnement hydrologique réglé par un rythme naturel a été remis en question au cours des années 70-80 en raison d’une séquence d’incision du lit mineur de la Loire dans le secteur d’Ancenis.
L’incision du lit mineur de la Loire
Les données fournies par le GIP Loire-estuaire (2008), en référence aux mesures effectuées sur les échelles limnimétriques, permettent de quantifier l’ampleur de cette incision.
En 1900, le débit d’étiage conventionnel de 177 m3/s atteignait par exemple la cote + 0,20 m à l’échelle limnimétrique de Montjean-sur-Loire. En 1988, ce même débit correspondait à la cote -1,90 m, l’enfoncement du lit dans ce secteur atteignant par conséquent un peu plus de 2 m en presque un siècle. Le même phénomène est également observé sur Ancenis, où il s’avère encore plus marqué avec une incision excédant 3 m. Sur Ancenis, ce processus s’est accentué tout au long du XXe siècle avec une accélération remarquable à partir des années 1970 (fig. 4). L’enfoncement du lit de la Loire et la baisse concomitante de la ligne d’eau en période d’étiage sont des phénomènes par ailleurs bien connus sur l’ensemble de son cours et pas seulement sur la section étudiée (Gazowski, 1994 ; Charrier, 2000 ; Malavoi et al., 2011).
Figure 4 – courbe des cotes atteintes sur l’échelle limnimétrique d’Ancenis depuis 1900, pour un étiage de référence de 177 m3/sec.
(source : GIP Loire-estuaire, 2008)
Ce phénomène, et plus spécialement son accélération au cours des années 1970, résulte des effets conjugués de deux types d’activités en rapport avec le fleuve. Il correspond aussi à deux catégories de processus selon qu’il résulte d’un creusement artificiel (extractions de sables et de granulats) ou d’un creusement sous l’effet de l’exacerbation volontaire du processus d’incision naturel du lit.
L’une des principales causes avancées pour expliquer cette séquence d’incision concerne d’abord l’exploitation des sables et des granulats (CORELA, 2004 ; GIP Loire-estuaire, 2008 ; Malavoi et al., 2011). Il s’agit donc d’un processus de creusement artificiel. Ces activités d’extraction ont pris une ampleur importante après la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de reconstruction et de forte demande en matériaux pour le secteur du bâtiment et l’extension des infrastructures routières (GIP Loire-estuaire, 2008). Elles ont atteint leur apogée à la fin de la décennie 1970 (photo 1) et les prélèvements effectués dans ce contexte sont avancés comme l’une des principales causes du phénomène. Elles n’ont définitivement cessé qu’en 1995, bien qu’un protocole définissant les modalités de l’arrêt progressif des extractions ait été signé dès 1981 par les Ministères de l’Environnement, de l’Industrie et des Transports et l’Union Nationale des Producteurs de Granulats.
Photo 1 – Extraction du sable de Loire au « crapeau » à partir d’un banc de sable
(cliché : J.-Ph. Lamotte)
Les aménagements et les opérations en rapport avec l’amélioration de la navigabilité de la Loire expliquent également l’incision du lit mineur. À ce titre, les opérations de dragage réalisées pour entretenir ou élargir le chenal de navigation en tenant compte du tirant d’eau des navires, relèvent également, dans ce contexte, d’un processus de creusement artificiel. À partir de 1913, certaines actions de prélèvement, en particulier entre Oudon et Nantes, ont également eu pour objectif de constituer un bassin à marée afin de favoriser la progression de l’onde de marée en amont pour faciliter l’accès des navires aux installations portuaires nantaises (GIP Loire-estuaire, 2008).
Par ailleurs, les multiples ouvrages installés dans le lit de la Loire ont en revanche exacerbé le processus naturel de creusement. Ces ouvrages sont particulièrement nombreux en amont et en aval d’Ancenis et appartiennent à quatre types (fig. 5). Ils concernent d’abord les ouvrages réalisés sur les berges du fleuve (digues, quais, etc), mais aussi les enrochements obturant ses bras secondaires (boires) conçus pour concentrer l’écoulement dans le chenal principal (chevrettes). Ces deux types de construction entrent dans le cadre de l’artificialisation du tracé du fleuve.
Les ouvrages concernent ensuite ceux qui ont été installés en travers du fleuve, perpendiculairement au sens d’écoulement, et qui sont conçus pour accentuer l’incision du chenal en accélérant le courant et en perturbant les mécanismes naturels du transport solide (photo 2). Entrent dans cette catégorie les épis (enrochements placés dans le lit mineur, de manière transversale par rapport à la berge) ainsi que les seuils (épis positionnés face à face).
Photo 2 – Chevrette (3), seuil (2) et épis (1) immédiatement en amont de la ville d’Ancenis
(cliché : GIP Loire-estuaire, vue aérienne prise d’Ancenis vers le nord-est)
Tous ces aménagements ont été réalisés afin d’améliorer la navigabilité dans le cadre du développement portuaire de la basse Loire. Ils sont réputés avoir eu un impact significatif sur les courants (vitesse, concentration, turbulence) et, en conséquence, un effet prononcé sur la sédimentation et sur l’érosion linéaire dans le lit mineur.
Les perturbations enregistrées par le marais
Cette séquence d’incision a eu pour principal effet de perturber l’hydrologie du marais de Grée en le plaçant hors d’atteinte des hautes eaux hivernales et des crues de faible amplitude du fleuve (CORELA, 2004 ; Berthelot et al., 2014). Si cette perturbation a été à la fois spatiale en raison de la réduction de la superficie du marais en hiver, elle s’est également exprimée dans le temps, en particulier par une période d’inondation hivernale plus courte suivie d’un assèchement printanier plus précoce.
Le phénomène a eu plusieurs conséquences directes sur la zone humide. D’un point de vue hydrologique, il a d’une part remis en cause son rôle de bassin secondaire en réduisant ou en annulant son influence dans l’écrêtage des crues de faible amplitude.
La réduction de la surface inondée et du niveau d’eau a également fortement perturbé les fonctions écologiques de la zone humide, donc la pérennité de ses équilibres biologiques et, en fin de compte, sa valeur en tant que patrimoine naturel. À ce titre, un certain nombre d’études insistent sur l’importance écologique des annexes de la Loire (GIP Loire-estuaire, 2008) et du marais de Grée en particulier (Recorbet, 1988 ; Le Bail, 2010 ; Hardy, 2011 ; Berthelot et al., 2014), concernant le frai des poissons et notamment celui du brochet, mais aussi sur les plans floristique et faunistique.
Le phénomène semble également avoir eu un impact sur un certain nombre d’activités, par exemple sur la chasse (diminution de la surface du plan d’eau, perturbations dans l’hivernage de certaines espèces) et sur l’agriculture (fauchage plus précoce des prairies humides).
Une action de sauvegarde engagée à partir des années 1980, suivie d’une protection et d’une reconnaissance patrimoniale
Au cours des années 1980, la prise en compte progressive des déséquilibres intervenus dans le fonctionnement hydrologique naturel du marais a donné lieu à une action de sauvegarde conduite par plusieurs acteurs, dans le but d’y rétablir artificiellement un niveau d’eau suffisant.
La sauvegarde du marais de Grée : un fonctionnement hydrologique désormais géré par l’homme
La sauvegarde du marais s’est appuyée sur la mise en place d’un ouvrage au niveau de son exutoire. Installé en 1991, il consiste en une vanne à clapet dont la fonction est de retenir les eaux de ruissellement en provenance du bassin versant, donc de réguler les échanges entre celui-ci et la Loire au cours de la période hivernale (fig. 5). En hiver, la fermeture de cette vanne a pour effet de conserver des niveaux d’eau suffisants en affranchissant le marais du régime hydrologique de la Loire.
Cet ouvrage est géré et entretenu par le Syndicat du marais de Grée, créé en 1837 par une ordonnance de Louis-Philippe. Cette structure se charge également de l’entretien des canaux et assure une gestion saisonnière des niveaux d’eau afin qu’ils soient compris entre 1 et 1,5 m (février) et entre 0,6 m et 1 m (mi-avril) (SAGE estuaire de la Loire, 2005a).
La gestion hydrologique du marais tient compte de plusieurs paramètres. La vanne est fermée dès l’automne pour permettre le remplissage progressif du marais (photo 4) et ouverte à partir de mi-avril pour sa vidange progressive (photo 3). Au cours de cette période, l’ouvrage est manœuvré de façon épisodique afin de ne pas s’opposer à la remontée de certaines espèces de poissons lors de leur période de reproduction (exemple : brochet). Le cas échéant, il est également actionné en fonction des crues de la Loire et permet, à ce titre, de maintenir au besoin le rôle hydrologique du marais en tant que bassin secondaire. Par conséquent, la gestion de la vanne tient compte à la fois de certains rythmes biologiques naturels et de l’aléa inondation.
Photo 3 – Le marais de Grée en cours de vidange, à la fin de sa période d’inondation hivernale
(cliché pris de l’observatoire ornithologique, R. Kerguillec, avril 2015)
Photo 4 – Prairies inondables (premier plan) et canaux du marais de Grée (arrière plan) en cours de remplissage au début de l’hiver
(cliché pris de l’observatoire ornithologique, R. Kerguillec, décembre 2015)
Cette intervention humaine sur le milieu naturel a impliqué plusieurs acteurs à la fois privés, institutionnels et associatifs. L’action de sauvegarde s’est tout particulièrement appuyée sur le Syndicat des propriétaires du marais de Grée, qui regroupe 70 propriétaires, mais également sur les collectivités territoriales (municipalité d’Ancenis) et sur le Conseil Général de Loire-Atlantique.
La zone humide ayant fait l’objet d’opérations d’assèchement au cours du XIXe siècle, cette mobilisation est un exemple supplémentaire de l’évolution des perceptions que les sociétés portent sur le milieu naturel. Elle atteste l’intérêt nouveau porté à son contenu et en particulier à sa valeur écologique. À l’échelle locale, elle souligne en fin de compte la sensibilité des sociétés aux enjeux environnementaux.
Une forte valeur écologique dans un contexte de pression anthropique significative
La mise en place de la vanne à partir de 1991 a permis de préserver la valeur écologique de cette zone humide. Ce milieu, qui correspond essentiellement à des prairies inondables hygrophiles et mésophiles sillonnées de canaux et bordées de prairies bocagères, se caractérise en particulier par sa richesse faunistique et floristique (Recorbet, 1988 ; Le Bail, 2010 ; Hardy, 2011).
Le marais compte notamment 69 espèces réglementées et/ou protégées (Berthelot et al., 2014) et assure, comme la plupart des milieux de ce type, plusieurs fonctions écologiques majeures en ce qui concerne la survie des espèces animales et végétales. Il constitue notamment un site d’étape et d’hivernage pour environ 200 espèces d’oiseaux (anatidés et limicoles essentiellement). Il sert également d’abri, en période de reproduction, à une avifaune nicheuse remarquable qui comprend notamment plusieurs espèces d’oiseaux rares ou menacées parmi lesquelles figurent des espèces des milieux palustres et prairiaux (ex : marouette ponctuée et marouette de Baillon, râle des genêts, oedicnème criard). Le marais de Grée constitue en outre une zone de frai pour un certain nombre d’espèces de batraciens et de poissons : il est notamment reconnu comme le deuxième site d’intérêt régional pour le frai du brochet en vallée de la Loire (Berthelot et al., 2014).
Ce milieu demeure malgré tout sensible. À l’ouest et au sud-ouest, sa périphérie supporte notamment une forte pression industrielle et urbaine, la zone humide jouxtant un espace industriel pratiquement continu du nord au sud (exemples : ZI de l’Hermitage, ZA de l’Aubinière et du Château Rouge), réputé d’ailleurs pour ses activités au rayonnement national et international (exemple : entreprise Manitou). À cette emprise spatiale s’ajoute celle des axes de communication, localisés principalement au nord, au sud et à l’ouest (exemples : rocade de contournement d’Ancenis bordant le marais à l’ouest, axes autoroutier et ferroviaire Nantes-Paris au nord et au sud) (fig. 5). À l’est, le marais de Grée est limité par un espace essentiellement agricole où domine l’élevage extensif, en même temps qu’il fait l’objet de plusieurs activités récréatives (activités naturalistes, pêche, chasse).
Un milieu protégé et valorisé en tant que patrimoine naturel à partir des années 2000
À partir des années 2000, l’action engagée pour la sauvegarde du marais s’est prolongée par un certain nombre de mesures de protection et de reconnaissance patrimoniale. Cette nouvelle étape se situe par conséquent dans le prolongement de la prise de conscience des perturbations qu’il a enregistrées. Elle atteste aussi la prise en compte de la pression anthropique à laquelle la zone humide demeure soumise. De manière plus générale, ce processus accompagne l’émergence progressive des opérations de reconnaissance, de protection et de valorisation des patrimoines naturels au cours de la même période.
Cette nouvelle étape dans l’évolution du marais s’est traduite par son intégration au réseau Natura 2000 (directives oiseaux et habitats) ainsi que son classement dans les catégories ZNIEFF1 et 2 et ZICO. La zone humide se caractérise, à ce titre, par la superposition de plusieurs zonages de protection (fig. 5), en même temps qu’elle est intégrée aux espaces naturels sensibles départementaux.
La reconnaissance patrimoniale et la protection du marais se sont également accompagnées d’opérations de valorisation et de vulgarisation. Mises en œuvre de diverses façons, ces opérations ont mobilisé plusieurs acteurs, parmi lesquels figurent le Conseil Général de Loire-Atlantique, la Ligue pour la Protection des Oiseaux, la Fédération départementale des chasseurs, l’Office du tourisme, le Syndicat du marais de Grée, la Communauté de communes du Pays d’Ancenis et le SIVOM du canton d’Ancenis (Syndicat Intercommunal à Vocation Multiple), ou encore l’Amicale des Pêcheurs et le Conservatoire des rives de la Loire et de ses affluents. Ces opérations se sont surtout appuyées sur la création du Musée du marais de Grée en 2006, subventionné en totalité par le Conseil Général de Loire-Atlantique et coordonnée par le SIVOM du canton d’Ancenis (fig. 5), mais également sur l’installation de plusieurs panneaux de vulgarisation (photo 5) et sur la mise en place d’un observatoire ornithologique au nord du marais (photo 6). L’opération de valorisation comprend en outre la mise à disposition du public de fiches de présentation sur le site internet de la municipalité d’Ancenis.
Photo 5 – Panneaux de présentation installés à proximité du Musée du marais de Grée
(cliché : R. Kerguillec, décembre 2015)
Conclusion
Cet article établit un lien entre la géomorphologie de la cuvette de Grée et l’existence d’une zone humide, compte tenu de l’importance que prennent les moindres dénivellations du relief à l’échelle régionale. De ce fait, un enfoncement du lit mineur de la Loire d’environ 3 m a suffit à l’assèchement progressif du marais avant que cette tendance ne soit finalement stoppée par l’action de l’homme, permettant à la zone humide d’acquérir un statut de zone protégée et reconnue d’un point de vue patrimonial.
L’une des caractéristiques de cette mutation rapide est d’être conjoncturelle, notamment parce qu’elle s’inscrit dans le cadre de l’évolution récente de la perception que les sociétés portent sur le milieu naturel. Les actions entreprises pour le maintien du marais de Grée, mais aussi celles qui concernent sa protection et sa valorisation, témoignent en effet d’une forme de mobilisation environnementale des sociétés, d’une prise de conscience de la nécessité d’intervenir pour corriger les déséquilibres liés à certaines actions anthropiques, autant que celle de protéger les milieux jugés sensibles et de les valoriser en tant que patrimoine naturel.
Le marais de Grée fait par conséquent figure d’exemple supplémentaire sur la question des rapports nouveaux entre nature et sociétés, au même titre qu’il pourrait servir de site témoin à condition de surveiller son évolution sur des temps plus longs.