L’estuaire, que l’on peut définir comme l’embouchure d’un fleuve où pénètre la marée, offre des sites propices aux échanges maritimes. Roger Brunet dans le tome introductif de la Géographie Universelle (Hachette, 1990, p 223) définit ainsi l’estuaire :
c’est un littoral qui pénètre suffisamment à l’intérieur des terres pour amener les navires au centre ou près du centre. Le fleuve qui y débouche en relaie encore plus loin les effets transformant la ligne de contact en un véritable arbre enraciné dans le pays.
La définition vaut aussi pour les espaces deltaïques comme le Rhin, la Meuse, le Rhône, le Mississipi… Les axes fluviaux sont des atouts importants pour l’acheminement des marchandises.
Les sites de ports d’estuaire se retrouvent partout dans le monde, cependant les exemples les plus nombreux sont en Europe du Nord-ouest avec des ports qui ont tous tenu un grand rôle dans le prolongement colonial et international des nations : le Tage avec Lisbonne, la Gironde avec Bordeaux, la Basse Loire avec Nantes, la Clyde avec Glasgow, la Mersey avec Liverpool, et en amont Manchester, La Tamise avec Londres, La Seine avec Rouen et Le Havre, L’Escaut avec Anvers, la Weser avec Brême, l’Elbe avec Hambourg… Aussi notre réflexion s’appuiera essentiellement sur des exemples européens.
Un type de site favorable à l’activité portuaire en dépit des contraintes
Variété des estuaires selon leurs dimensions, les marées et l’environnement économique
Les dimensions des estuaires varient d’un littoral à l’autre, les échelles ne sont pas les mêmes si l’on compare par exemple les grands estuaires européens ceux de l’Elbe, de la Weser, de l’Escaut,… et les grands estuaires américains comme le Rio de la Plata ou le Saint Laurent. Ce dernier, par exemple, a une largeur de 300 km à son embouchure, la Loire 3 km ! Mais partout on retrouve l’atout de l’embouchure fluviale : porte continentale et outil logistique au service de l’arrière et de l’avant-pays. Les ports d’estuaire sont branchés naturellement sur le réseau fluvial, les plus grands sont ceux qui bénéficient d’un réseau à grand gabarit transcontinental (Anvers, Hambourg). La puissance économique de l’arrière-pays est déterminante pour le développement portuaire, ainsi les installations de Shannon Foynes Port en Irlande, sur l’estuaire de la Shannon traitent seulement 11 MT. Bayonne, à l’embouchure de l’Adour, rayonne sur le sud de l’Aquitaine, son trafic est de 4,2 MT. Bordeaux, à l’influence régionale manutentionne à peine 9 MT, et à l’autre extrémité du spectre, Anvers et Hambourg dépassent 150 MT.
Par comparaison aux sites de front de mer, de rades ouvertes, les estuaires offrent des sites d’abri naturel pour les navires. D’autant que les estuaires à marée offrent une remontée facile avec l’aide du flot en prolongeant loin vers l’amont, à plus de 100 km de l’embouchure parfois, les conditions nautiques suffisantes pour les navires. Ainsi, à Hambourg, la hauteur d’eau d’une marée moyenne (2,30 m), ajoutée à la profondeur du chenal (12,80 m), permet l’accès des gros porte-conteneurs de 8 000 EVP (14,50 m de tirant d’eau).
À Anvers, désormais, suite aux récents travaux d’approfondissement à 13,10 m, le chenal permet l’accès des 14 000 EVP. Des marées d’inégale ampleur mais amplifiées dans les estuaires rythment l’activité portuaire. La Mersey a une amplitude intertidale de 9,3 m (7,4 m pour les marées de morte-eau), l’ampleur est de 7,8 m au Havre, 6 m à Londres, 5,5 m à Saint-Nazaire, 4,5 m à Anvers. Il n’est pas étonnant que l’ingénierie portuaire n’a eu de cesse d’améliorer les accès aux bassins fermés par des écluses piégeant les hautes eaux et permettant aux navires à fort tirant d’eau d’être maintenus à quai. Anvers avec son système de bassins offre la plus grande écluse du monde (Berendrecht, 500 m x 68 m, prof 17,75 m, fig. 1). Si le marnage est faible (moins de 2,50 m) comme à Hambourg, il n’y a pas besoin de bassin à flot.
Beaucoup de ports sont placés au fond de l’estuaire, à l’emplacement du premier pont, à l’intersection de la route venant de la mer et de la voie terrestre qui grâce au pont franchit le fleuve. Ce site de premier pont est celui de la métropole historique, de Londres sur la Tamise, de Rouen sur la Seine, de Nantes sur la Loire…
Un autre site est celui de l’embouchure même de l’estuaire (Le Havre, Bremerhaven) ou celui d’une crique échancrée, d’une baie, dans une rive, ce qui permet aux navires de moins s’éloigner de la haute mer, combinant l’avantage de site de rade et celui de site d’estuaire : c’est le cas de Montevideo sur le Rio de la Plata…
Principales contraintes des sites d’estuaire et gestion durable
Le premier inconvénient est celui de la profondeur d’eau qui décroît assez vite vers l’amont. Beaucoup de ports anciens qui se trouvaient dans une position commerciale remarquable dans l’état de la technologie navale d’autrefois ont assisté à l’obsolescence de leurs quais et au développement de friches portuaires. C’est l’anglais James Bird (1963) qui a été le premier a théoriser l’évolution des ports d’estuaire à partir de l’exemple des ports anglais. Bird distingue six phases successives visibles dans le paysage, à partir de l’instant où, dans un certain cadre physique, une ville est née dans un site de gué. Le schéma repose sur l’idée que c’est le navire qui modèle le port, ce sont les révolutions techniques dans les transports maritimes qui provoquent l’adaptation des ports (Vigarié, 1979).
Les exemples abondent de cet écoulement des installations vers la mer impliquant, selon les cas, la canalisation plus ou moins importante de l’estuaire et l’endiguement des berges (Vigarié, 1990). Les ports sont devenus une succession de terminaux spécialisés. Les métropoles de la mer comme Anvers et Hambourg ont contourné la contrainte de leur position de fond d’estuaire pour l’accès des supertankers par la création dans le cas du port allemand d’un terminal pétrolier à Brunsbüttel à l’entrée de l’estuaire de l’Elbe, et, dans l’autre cas d’un oléoduc qui alimente les raffineries anversoises depuis Rotterdam.
Un autre inconvénient, par comparaison avec le cas des ports de front de mer, est le coût du pilotage et du remorquage des navires dans des estuaires dont la remontée et la descente durent plusieurs heures (à Anvers, 68 km entre les écluses et la mer du Nord, soit 6 heures de navigation environ). Une assistance particulière du trafic maritime estuarien renforce la sécurité dans un milieu où transitent des milliers de navires (chaîne de radars, de stations marégraphiques, mise en place d’un Système de Trafic Maritime)
Les estuaires sont constitués de milieux humides caractéristiques : vasières, roselières, marais et prés salés. Tous ne sont pas identiques, les conditions locales, géologiques, hydrologiques, climatiques varient. Ce sont des milieux biologiquement très riches. Les aménagements portuaires masquent les atteintes portées au milieu naturel estuarien, justifiées par l’argument du développement socio-économique. Certains pays ou groupes de pays, comme l’Union Européenne, plus que d’autres, soutiennent une politique de gestion intégrée des zones côtières et des estuaires : les États doivent veiller à l’application des directives européennes sur la conservation des oiseaux sauvages (1979) et celles sur la protection des habitats naturels de mai 1992 (directive dite Natura 2000). Ainsi, en Basse Loire le périmètre de Natura 2000 inclut tout l’estuaire jusqu’à Nantes, les zones portuaires existantes étant placées en dehors.
La gestion intégrée des estuaires s’intéresse aux dragages nécessaires pour offrir des conditions d’accès nautiques à des navires de plus en plus grands. Cela a évidemment un coût. Par exemple, le dragage des 100 km de l’estuaire de la Gironde représente 8,4 millions de m3 enlevés chaque année pour un budget de 13 M €. Le problème de la gestion des déblais est traité différemment selon le lieu : les Anversois, outre le stockage à terre, ont mis en place une filière de valorisation alors que les Français, qui sont sensés appliquer la même réglementation communautaire sur la protection du milieu marin, clapent 90 % des sédiments dragués (fig. 2)
Figure 2 – Basse Loire : la drague « Vlanderen XX » va claper au large le contenu de son bac de 5 000 m3
2. Typologie des ports d’estuaire
Nous ne traiterons pas ici du cas des terminaux isolés, souvent des quais privés sans guère d’environnement tertiaire et urbain, ni de celui des organismes projetés des estuaires en ports de front de mer comme Bilbao (installations de l’Abra exterior) ou Le Havre (Port 2000). Comme la catégorie des ports modestes (moins de 10 MT) a un impact limité dans les échanges mondiaux et à l’échelle du continent européen, nous nous intéresserons seulement ici aux ports d’une certaine importance.
Les deux principaux types de ports d’estuaire de grande et de moyenne importance
Le système d’espaces polynucléaires concerne principalement des ports polyfonctionnels de taille moyenne comme Nantes-St-Nazaire, Rouen ou les organismes de la Tamise (Port of London Authority) avec des trafics de 10 à 50 Mt. Au-delà, le type le plus éminent est celui des grandes embouchures fluviales polarisées par des métropoles de la mer comme Anvers, Brême ou Hambourg (fig. 3).
Les différences entre les deux catégories apparaissent dans l’analyse des trafics, la part des vracs domine dans les ports moyens polynucléaires (92 % du trafic à Rouen, 75 % en Basse Loire, 70 % à Londres), les divers surtout conteneurisés dans les grandes métropoles de la mer (plus des 2/3 des flux à Anvers comme à Hambourg). Une autre différence, outre l’ampleur plus limitée de l’avant-pays marin et de l’arrière-pays continental des ports moyens, porte sur la superficie de la zone portuaire, 2 400 ha en Basse Loire, 4 000 pour Rouen, mais 8 000 ha à Hambourg et 13 000 ha à Anvers.
C’est dans ces grands organismes portuaires que l’on observe le mieux les effets, à partir des années 1950, de la révolution des navires géants spécialisés transportant pour un prix dérisoire les marchandises du monde entier et d’abord les vracs industriels (pétrole, charbon, minerais…), les vracs agro-alimentaires. de là, la mise en place d’installations gigantesques, des grands bassins à flot (bassin Churchill, bassin Delwaide branchés sur le bassin canal de 10 km à Anvers), des appontements spécialisés pour de grands complexes industriels, illustrations du concept de ZIP (zone industrialo-portuaire) couvrant des milliers d’hectares sur la plaine alluviale. Cela représente un puissant pôle industriel qui génère du trafic pour le port. Celui-ci est déconnecté de la ville qui l’a vu naître, il suscite des besoins de main-d’œuvre, des migrations alternantes quotidiennes avec la ville et est à l’origine parfois de la création de cités résidentielles satellites, l’étalement urbain de l’agglomération intègre aussi des noyaux villageois anciens. L’essor, depuis quarante ans environ, de la conteneurisation a confirmé d’une part l’étalement vers l’aval et, d’autre part, le rôle accru du port comme vaste complexe logistique relié à son hinterland par des dessertes massifiées utilisant la voie d’eau, le rail, l’autoroute.
La capacité d’adaptation des ports d’estuaire
L’évolution actuelle montre la grande souplesse d’adaptation des ports avec par exemple la construction d’un terminal à conteneurs à l’emplacement même d’une industrie vieillie ou non rentable (raffinerie…) de la basse Tamise à l’Elbe. Surtout les terminaux les plus en amont ne perdent pas de leur intérêt, ne serait-ce qu’avec l’essor du fluvio-maritime, du cabotage, alternatives aux transports terrestres engorgés. Les estuaires illustrent le concept de cycle de vie portuaire avec pour tel quai les phases successives de croissance, de maturité, d’obsolescence, d’abandon, et de redéveloppement du « water-front » (Falk, 1992).
La situation en amont de l’estuaire n’est pas rédhibitoire (Marcadon, 2000). Si Londres offre l’exemple d’une politique urbaine qui a sacrifié l’activité portuaire au profit des services, de la finance (fig. 4), d’autres ports comme Anvers (Charlier, 1994) et les grands ports allemands ont fait un choix différent. Certes, Brême bénéficie d’un avant-port, Bremerhaven, qui traite des trafics de conteneurs et de véhicules neufs, mais Hambourg est limité à son espace de fond d’estuaire. Le port profite de sa situation de « terminus » de la rangée Nord, il est devenu le hub dominant pour la desserte de la Scandinavie et des pays de la Baltique. Les conteneurs représentent près de 75 % du trafic total, plus que par le fleuve, c’est par le rail que le port dessert l’Europe centrale et orientale. La force de ce port de fond d’estuaire vient de son savoir-faire marchand hérité de la hanse, c’est un port de négoce, ce qui implique la présence de nombreuses entreprises spécialisées dans l’import-export, le stockage, la vente et la distribution (Damien, 2009).
Figure 4 – Londres, St Katherine Docks, entrepôts du XIXe (Ivory House) transformés en boutiques ; arrière-plan, l’hôtel de la Tour et le World Trade Center
Comme Anvers, Hambourg dépend de ses accès nautiques et des dragages. Cependant, du fait des contraintes environnementales et des coûts, le port ne pourra pas attirer les méga porte-conteneurs. Ceux-ci escaleront à partir de 2011 dans le nouveau port en eau profonde de Wilhemshaven (Jade Weser Port). On voit là une limite pour les ports d’estuaire dans une logique de gigantisme naval et de course aux grandes profondeurs d’eau (Baird, 1999). Mais la situation en amont de l’estuaire présente un avantage certain en matière de développement durable : les 3 MT traitées sur les terminaux nantais évitent le passage de 600 trains ou de 75 000 camions chargés à 40 T !
Conclusion
La tendance à construire des navires de plus en plus grands n’est-elle pas remise en cause actuellement par la crise économique, la crise d’une globalisation ultra-libérale, les contraintes environnementales ? déjà, suite aux chocs pétroliers de 1974 et de 1979, la course aux supertankers avait été stoppée, les mastodontes envisagés de 1 M tpl n’ont jamais été construits (les chantiers se sont arrêtés à 565 000 tpl, des navires d’un tirant d’eau de près de 30 m). Dans un monde qui change, avec l’essor des trafics de proximité, des flux régionaux, les différents ports d’estuaire, quels que soient leur taille et leur rayonnement spatial, ont des atouts.