Introduction
Les premiers travaux publiés par Liu et Fearn (1993) aux États-Unis ont permis de décrire précisément la façon dont les tempêtes impriment leur marque dans les sédiments des zones basses côtières. Lors d’une très forte tempête, les paramètres météo-marins, combinés de façon optimale, peuvent induire le transport de sédiments marins situés sur l’avant plage, la plage ou la dune vers la lagune, le lac côtier ou le marais maritime rétrolittoral (Bennington et Farmer, 2014 ; Boldt et al., 2010 ; Donnelly et al., 2004). Ces espaces sont des zones habituelles de dépôt de sédiments continentaux. Un dépôt d’origine marine vient ainsi interrompre un processus régulier de sédimentation continentale. Ce mécanisme peut se répéter au cours du temps au fil des tempêtes et il en résulte alors une alternance de vases continentales et de sables marins. En effectuant un carottage sédimentaire dans cet environnement de dépôt côtier, il est possible de détecter ces différentes incursions marines passées (fig. 1).
Figure 1 - Présentation des deux scénarios de dépôts marins dans un marais côtier durant un évènement extrême
Trois étapes jalonnent la détermination de la provenance marine d’un dépôt ou de plusieurs dépôts sédimentaires au sein de la carotte prélevée :
- Étape 1 : l’identification du faciès marin du dépôt observé différent des faciès traditionnels lagunaires, marécageux ou lacustres. Grâce aux analyses sédimentologiques, de nombreux indicateurs dérivés de la granulométrie et de la géochimie sont utilisés pour caractériser la provenance des sédiments. Les dépôts marins allochtones aux marais sont identifiés après croisement de certains indicateurs (Sabatier et al., 2008).
- Étape 2 : la datation de la ou des couches marines intervient après l’identification. Cette datation isotopique s’effectue soit au 210Pb et 137Cs (Abrantes et al., 2008 ; Baumann et al., 2017) sur les sédiments récents superficiels, soit au radiocarbone (14C) par les éléments organiques présents dans la carotte pour des sédiments plus anciens et plus profonds (Feal-Pérez et al., 2014 ; Lallemand et al., 2015). Ces méthodes permettent d’estimer l’âge précis ou une période durant laquelle les couches marines allochtones au marais se sont déposées.
- Étape 3 : la provenance naturelle de la couche marine. Une fois la couche marine datée, les données historiques permettent de caractériser précisément les aléas ayant favorisé le processus de dépôt. Les archives historiques et données météorologiques ou océanographiques permettent de dater précisément une submersion marine passée, à l’heure près pour les dernières décennies. En effectuant ces différents croisements, la certitude que le dépôt marin daté dans la carotte prélevée a été déposé suite à une tempête violente induisant une surcote marine est établie (Liu et al., 2001).
L’étude exposée dans cette publication présente l’exemple des impacts de la tempête de 1940 qui ont été détectés dans trois carottes différentes prélevées dans les Traicts du Croisic.
Présentation du terrain d’étude
Le terrain d’étude est choisi selon trois critères : i) il doit correspondre à des zones basses, en arrière du littoral, protégées des actions marines par un cordon dunaire ; ii) il doit être naturel et donc peu impacté par l’Homme et iii) il doit être situé dans un espace à forte activité tempétueuse (Athimon et Maanan, 2018).
Les Traicts du Croisic répondent à ces trois critères (photo 1). Ils correspondent à un complexe lagunaire à l’arrière de la flèche sableuse de Pen Bron / la Turballe, elle-même partie prenante du tombolo double de la presqu’île guérandaise avec la flèche sableuse portant l’agglomération de La Baule au sud-est. Ces deux flèches ont au cours des 1500 dernières années progressé vers les îles granitiques du Croisic et de Batz sur Mer (Sellier, 2007 ; Menanteau, 2018) en enserrant un vaste marais maritime progressivement construit par colmatage. Une grande partie de ce marais a été en parallèle transformée en marais salants à partir du XIIe siècle. La lagune actuelle est donc aujourd’hui bordée côté marais salants par des digues protégeant ces marais. L’ouverture de la lagune vers la mer, d’environ 500 mètres de large, est située entre la pointe de Pen Bron et la Presqu’île du Croisic (fig. 2).
Photo 1 - Vue aérienne sur la presqu’île et les Traicts du Croisic
Crédit photo : P. POUZET, août 2017
Deux vastes chenaux de marée drainent la lagune entre la mer et les marais salants de Guérande. Ces deux chenaux sont nommés Grand Traict, ou Chenal des Vaux au sud et Petit Traict, ou Chenal de Pen Bron au nord du bassin. Entre ces chenaux à marée basse et les digues de protection des marais salants à l’est et la flèche de Pen Bron/ La Turballe au nord-ouest s’étend une vaste slikke à dominante sableuse à l’ouest, puis silteuse au centre jusqu’à devenir vaseuse à l’est (fig. 3). Elle est bordée de schorres en extension notamment le long de la flèche de Pen Bron/La Turballe mais aussi le long des digues dans les recoins de la lagune.
Le nord-ouest de la lagune à l’arrière de la flèche de Pen Bron / La Turballe a été choisi pour les carottages. Il représente un des espaces de dépôt les plus calmes de la lagune dans un sédiment vaso-silteux. Il est également à distance de la partie urbanisée du Croisic et de la Turballe.
Méthodologie
Les sédiments étant meubles et humides dans l’environnement de slikke (photos 2, 3 et 4), les prélèvements ont pu être effectués grâce à un carottier manuel Eijkelkamp© de type « Beeker ». La position des carottes a été fixée à l’aide d’un DGPS Trimble©. Après avoir effectué des tests de carottage, nous avons sélectionné les secteurs nous paraissant le plus pertinents à analyser pour détecter des traces de tempêtes. Les carottages ont donc été réalisés en arrière de cordon dunaire et à distance des chenaux pouvant perturber les échantillons (fig. 2). Des sections d’un mètre de profondeur sur soixante millimètres de diamètre ont été prélevées.
Photos 2, 3 et 4 - Carottage au « Beeker » en arrière de cordon dunaire et à distance des chenaux
Crédits photos : P. POUZET, août 2016
Pour chacune des carottes sédimentaires, la géochimie a été estimée au XRF Avaatech©. La radioactivité des éléments a été normalisée par la radioactivité totale en cps, ou coups par seconde (Bouchard et al., 2011 ; Martin et al., 2014). Des ratios ont également été proposés (Chagué-Goff, 2010 ; Sabatier et al., 2012). Pour la description sédimentologique, des radiographies aux rayons X ont été prises par Scopix© (Migeon et al., 1998). La luminosité a été estimée avec un spectromètre Minolta© Cm-2600d (Debret et al., 2011 ; Polonia et al., 2013), et la susceptibilité magnétique (SM) a été mesurée avec un MS2E-1© Bartington (Bloemendal et deMenocal, 1989 ; Wassmer et al., 2010). Enfin, les sédiments ont été échantillonnés tous les 0,5 cm pour la datation, et tous les centimètres pour l’analyse granulométrique. Cette dernière a été mesurée par un granulomètre laser Malvern Mastersizer 2000© (Parsons, 1998 ; Yu et al., 2009), après séchage des sédiments et défloculation à l’Héxamétaphosphate de sodium (5 %). Une analyse statistique par ACP a également permisw de formuler des ratios géochimiques (Pouzet et al., 2019).
Les datations au 210Pb et 137Cs ont été faites au laboratoire EPOC de l’Université de Bordeaux. La description des carottes a été utilisée pour sélectionner les échantillons les plus propices à la datation. Les couches sableuses qui ne se prêtent pas à la détermination au 210Pb ont été exclues. Les activités du 210Pb, du 226Ra et du 137Cs ont été déterminées à partir de 2,5 à 4 g de sédiments séchés. Un spectromètre γ de type « puits à bas bruit de fond » CANBERRA© et équipé d’un cryo-cycle a été utilisé. Le détecteur a été calibré à partir de matériaux de référence certifiés (IAEA-RGU-1 ; IAEA-IAEA135). Le taux de sédimentation a été calculé à partir du profil sédimentaire de 210Pbxs selon la profondeur des mesures. Nous avons divisé la valeur de profondeur du faciès le plus profond daté par sa date estimée. L’année de dépôt de chaque faciès sédimentaire sous-jacent a ensuite été estimée à partir du taux de sédimentation. Nous avons pris en compte l’année d’échantillonnage de 2016 comme centimètre zéro.
Résultats
Les submersions marines sont identifiées par une séquence sédimentaire typique induisant une alternance entre un niveau de sable marin (le cône de tempête) et les couches lagunaires sous et sus-jacentes composées de vases ou de limons à influence chimique continentale. Le sable marin peut également être identifié par sa représentation biologique, avec une forte présence d’espèces marines comme le Bittium reticulatum (Cérithe réticulé), la Verenupis decussata (Palourde commune) ou la Cerastoderma edula (Coque commune). À partir des différentes analyses sédimentologiques effectuées, nous avons pu détecter plusieurs niveaux possédant des caractéristiques marines marquées par une croissance du grain moyen, de ratio de Strontium/Fer (Sr/Fe) et de Calcium/Titane (Ca/Ti), et de clarté avec une décroissance de la susceptibilité magnétique. Par exemple, une forte granulométrie témoigne d’un dépôt à forte énergie et la présence de certains éléments chimiques comme le Sr et le Ca (respectivement présents dans les éponges et les coquilles marines) résulte d’une influence marine importante. Quatre couches tempétueuses ont été détectées dans toutes les carottes étudiées à proximité du centimètre 20. Selon la datation au 210Pb et 137Cs, ces couches proviennent d’un même évènement daté aux environs de 1940 ± 2 ans (fig. 4).
Figure 4 - Présentation des résultats sédimentologiques des quatre carottes prélevées aux Traicts du Croisic, avec la tempête de 1940 en bleu clair
Comme nous pouvons le voir dans la figure 4, l’exemple le plus marquant d’incursion marine se situe dans la carotte T3, où le 10e décile granulométrique passe de 9 à 82 µm et dépasse alors la limite des sables fixées à 63 µm selon Blott et Pye (2001). Le grain moyen augmente également de 85 à 361 µm, montrant ainsi un horizon composé de sables moyens. Alors que les taux de Sr/Fe et de Ca/Ti augmentent respectivement de 0,18 à 0,31 et de 13 à 25, nous pouvons assurer qu’il s’agit bien de sable marin. Nous identifions également une trace de coquille marine (Verenupis decussata) au sein de la radiographie. Ce sable, plus clair que les sédiments sub et sous-jacents, apparaît avec une augmentation de la clarté de 43 à 48 %, tandis que la susceptibilité magnétique chute de 3 à 0 SI. Dans la carotte T5, le D10 et le grain moyen augmentent tous les deux de 28 à 68 et de 258 à 320 µm, alors que les indices géochimiques s’interrompent à cause d’un environnement riche en coquilles marines, repérables sur la radiographie. Leurs valeurs augmentent néanmoins respectivement de 0,08 à 0,25 et de 20,4 à 46,3, avant de chuter après l’interruption à 0,09 pour le Sr/Fe et 13,5 pour le Ca/Ti. La clarté passe quant à elle de 48 à 53 %, et la SM reste stable avec une valeur nulle. La carotte T4 expose des variations plus nuancées, avec un grain moyen augmentant de 79 à 105 µm, des taux de Sr/Fe et Ca/Ti atteignant respectivement des pics de 8,6 et de 32,4 alors que la SM reste stable avec une valeur de 1 SI, et une augmentation de la clarté de 44 à 49 %. Enfin, la carotte T2 présente les variations les moins importantes au niveau de cet horizon marin détecté à proximité du centimètre 20 de ces quatre carottes. Le grain moyen double, tandis que les éléments géochimiques, de clarté et de SM restent quasi-stables (de 0,05 à 0,07 pour le Sr/Fe, de 6 à 7 pour le Ca/Ti, de 52 à 53 % pour la clarté et de 3,6 à 3,5 SI). D’autres tempêtes et submersions marines associées sont également détectées au sein de ces quatre carottes, elles sont détaillées précisément dans l’étude de Pouzet et al. (2019).
Interprétation
Les données historiques confirment la puissance de l’évènement qui a été détectée dans ces sédiments. Ces quatre horizons tempétueux concordent avec un évènement survenu en 1940. Selon les archives météorologiques, une tempête a en effet violemment frappé la côte atlantique dans la nuit du 16 au 17 novembre 1940. Cet évènement a induit des dégâts considérables, les données historiques révélant des arbres déracinés, des cheminées et toitures arrachées, et des lignes téléphoniques et télégraphiques coupées. L’intensité du vent, provenant majoritairement du sud-ouest, est estimée à 120 km/h au minimum sur la durée de l’évènement. Les données issues de Météo-France ne permettent pas d’apporter plus de précisions quant à ces mesures. De nombreuses submersions marines ont aussi été identifiées. Météo-France expose les dégâts suivants :
« De la Charente-Maritime à la Loire-Atlantique et tout particulièrement en Vendée, la mer monte d’un mètre et pénètre à l’intérieur des terres provoquant une sorte de « raz-de-marée « (…) Des digues sont rompues provoquant des inondations. Des centaines d’hectares sont sous la mer, voire 2000 ha à Bouin et à Beauvoir-sur-Mer en Vendée ».
Des bateaux sont brisés, les levées sont rompues à Ars-en-Ré, Loix, Les Portes-en-Ré et la Couarde-sur-Mer. 2000 hectares de polders sont envahis par la mer dans les marais de Bouin, de Grande Prise à Fromentine, à Saint-Michel-en-L’Herm et à Triaize. Quatorze kilomètres de digues sont coupées à Bouin et des talus de protection sont effondrés sur 8 km près de Guérande. Des animaux sont noyés et de nombreuses récoltes perdues. L’ensemble des informations historiques ont été extraites du site internet de Météo-France1, mais également des Archives Départementales de Loire-Atlantique (75 W 274 -31/12/1940, 75 W 274 - 18/02/1941, 75 W 274 - 12/05/1941) et des Archives Départementales de Vendée (BIB B 1036/1-2).
Les impacts socio-économiques de cet évènement semblent considérables, à tel point que cette tempête est toujours évoquée six mois après dans les journaux. Ils ont été chiffrés à plusieurs dizaines de millions de Francs.
L’ampleur des dégâts s’explique par la concomitance du passage de la dépression barométrique au plus près des côtes avec l’arrivée de la pleine mer (à l’image de l’évènement Xynthia (Chauveau et al., 2011)) avec un coefficient de marée assez fort de 85-90. Selon Météo-France, à Saint-Nazaire, la pression atmosphérique est de 977 hPa à 17 heures puis 965 hPa à 17h30 et la force du vent devient « alors irrésistible ». En Vendée, la pression chute de 1015 à 970 hPa en l’espace de 2 heures. La carte du champ de pression exposée en figure 5 indique la présence du centre de la dépression le long des côtes Irlandaises à 12h UTC.
Figure 5 - Carte du champ de pression moyen de niveau marin (en hPa) le samedi 16 Novembre à 13h locales, peu avant l’arrivée de la dépression sur les côtes atlantiques françaises
Source : Météo-France
La zone de basse pression (talweg), s’étend au sud jusqu’en Vendée. Le renforcement du gradient de pression va produire une tempête intense quelques heures plus tard après l’arrivée du centre dépressionnaire sur le nord-ouest de la France. Selon la figure 6, la marée prédite par le SHOM atteint son maximum vers 18-19h. Avec l’arrivée de la dépression sur les côtes au même moment, la marée observée semble, selon les dégâts enregistrés, avoir été bien plus importante : le différentiel de pression négative génère mécaniquement une surcote barométrique de près de 50 cm. Avec la surcote dynamique non mesurée associant l’afflux d’eau à la côte et le wave setup (surcote liée à l’action des vagues), on peut imaginer, par analogie avec les grandes tempêtes plus récentes et bien documentées ayant frappé l’ouest de la France (par exemple de Martin et Lothar en 1999 à Xynthia en 2010), une surcote largement supérieure à 1 m à proximité de la côte. Cette surcote induit alors de probables effets de surverse, et des submersions de zones basses attestées dans les archives historiques. Cette concomitance explique ainsi la présence d’horizons sableux datés de 1940 dans les carottes étudiées à l’arrière de la flèche de Pen Bron.
Conclusion
La corrélation de plusieurs analyses sédimentologiques nous a permis de détecter plusieurs horizons marins dans l’environnement lagunaire des Traicts du Croisic. Ces environnements marins ont été datés de 1940 ± 2 ans par le 210Pb et le 137Cs. En croisant ces données avec des données météorologiques et historiques, nous confirmons qu’il s’agit bien d’un dépôt de tempête qui a été causé par l’évènement majeur du 16-17 Novembre 1940. Le passage de la dépression durant une marée haute à coefficient moyen a induit une surélévation temporaire du niveau marin, également impulsée par les forts vents de sud-ouest et de probables fortes houles. Les données historiques nous informent que les impacts socio-économiques sont importants, et que de nombreux dégâts liés à la surcote ont été recensés jusqu’à la Rochelle. À proximité de la zone d’étude, les communes de Guérande et Saint-Nazaire sont également impactées. La corrélation entre ces deux méthodes permet donc la détection d’un évènement extrême passé pouvant être daté avec une faible incertitude. L’utilisation de cette méthode sur des carottes plus profondes permet donc de remonter plus loin dans le temps pour retracer l’évolution des impacts des évènements extrêmes sur les littoraux (Pouzet, 2018 et 2019).
Les auteurs remercient Emmanuelle Athimon (LETG - CRHIA) pour son aide à analyser les documents historiques issus des archives départementales. Nous remercions également Sabine Schmidt (EPOC) pour les datations au 210Pb et 137Cs, et Isabelle Billy et son équipe de la Plateforme d'Analyse de Carottes Sédimentologiques de la PACS pour les analyses XRF et le SCOPIX. Les analyses et missions de carottages ont été financées par la DREAL des Pays de Loire et par l'OSUNA dans le cadre de l'OR2C (Axe Histoire des risques côtiers, http://or2c.osuna.univ-nantes.fr/).