Introduction
Les changements climatiques sont observables dans les milieux estuariens, à l’interface entre terre et mer, où la diminution des niveaux d’eau douce due aux faibles précipitations et aux hautes températures pourrait laisser l’eau salée pénétrer plus en amont de l’estuaire avec l’élévation du niveau de la mer. Les effets pourraient être multiples sur les processus hydro-sédimentaires. Un exemple de paramètre à surveiller est la salinité de l’eau. Celle-ci a de nombreux effets, d’une part sur les milieux naturels, la composition de la végétation ou la faune qui l’habite, et d’autre part sur les activités anthropiques, comme l’agriculture. Ce dernier point a été abordé dans le cadre d’un mémoire de master (Quinio, 2020), dont les axes d’étude étaient d’identifier les territoires agricoles sensibles aux intrusions salines dans les marais estuariens (photo 1), et de comprendre comment ce paramètre est géré. Certains territoires ont-ils déjà muté en réponse à la salinité et comment les acteurs se projettent-ils face aux prévisions ?
Photo 1 - Vue sur la Loire depuis les prairies immergées de Lavau-sur-Loire (mars 2020)
Crédit photo : L. QUINIO
Treize entretiens ont été effectués auprès de différents acteurs de l’estuaire1 : représentants de collectivités locales, gestionnaires, agriculteurs, associations syndicales de marais ou spécialistes du milieu. Cet article propose de revenir sur l’historique du paramètre salinité dans l’estuaire de la Loire, avant de dresser un aperçu de ses enjeux actuels et futurs pour l’agriculture de marais, et présenter des pistes pour s’adapter à ce phénomène qui évolue.
L’estuaire de la Loire : un milieu soumis à des variations de salinité
Éléments introductifs
La rencontre entre la Loire et l’Océan démarre plusieurs kilomètres avant l’embouchure, car l’eau naturellement salée de l’Atlantique se mélange progressivement à l’eau douce « affectée par la marée » (Georges et Verger, 2013). Cette connexion libre avec la mer induit de nombreux échanges : sédiments, biomasse, salinité… Aussi, l’estuaire est considéré comme un « milieu transitoire par excellence » (Le Douarec, 1978). Les dynamiques naturelles du fleuve dépassent le rivage et intègrent une zone autour de l’estuaire. C’est la zone humide, qui « désigne toutes formes de transition entre l’espace occupé par l’eau en totalité et de façon permanente, et la terre ferme exondée hors d’atteinte des eaux estuariennes ou de leur influence directe » (CSEEL, 1984).
Source de revenu économique pour le territoire, l’agriculture est une occupation caractéristique de ces zones humides. Les prairies représentent les trois quarts de la surface agricole utilisée (SAU), dont près d’une moitié est de la prairie permanente (43 %), mais on y trouve aussi des prairies temporaires (34 %). Le quart restant est occupé par du maïs fourrager (9 %), ainsi que des cultures de vente (14 %) (Chambre d’Agriculture et al., 2013). D’après le recensement agricole de 2010, il y a environ 300 exploitations dans le périmètre Natura 20002, qui pratiquent majoritairement de la fauche et du pâturage extensif avec de l’élevage bovin pour la production de viande et de lait (Chambre d’Agriculture et al., 2013). À travers la fauche et le pâturage, les exploitations participent au caractère prairial du milieu, intégré au périmètre du réseau Natura 2000 (fig. 1). Les conditions d’exploitation de ces terres apparaissent plus difficiles qu’ailleurs. L’accessibilité complique l’utilisation de véhicules et rallonge le temps de travail. Le transfert de bêtes concerne de nombreux agriculteurs ; les inondations fréquentes et parfois très importantes peuvent avoir des conséquences irréversibles sur la production fourragère. Enfin les exploitations sont soumises à plusieurs phénomènes spécifiques au milieu estuarien, comme l’érosion, le bouchon vaseux et la salinité.
La salinité est définie comme la « teneur en sels dissous de l’eau de mer, en grammes par litre » (Georges et Verger, 2013). Le terme « eau saumâtre » désigne une eau à faible taux de sel. La salinisation traduit le processus d’accumulation du sel. Le débit du fleuve détermine la position du front de salinité, alors que l’influence de la marée se fait surtout sentir en période d’étiage (Le Douarec, 1978). La salinité varie à échelle temporelle courte : chaque jour, les marées font varier le niveau d’eau et les conditions saisonnières influent directement sur sa composition. Le GIP Loire Estuaire rappelle que le front de salinité est la limite où le taux de sel descend en-dessous de 0,5 g/L. Cela correspond à la limite de prélèvement pour l’eau potable. Réglementairement, une « limite de salure des eaux » existe. Elle a été définie en 1853 au niveau de Cordemais, et la limite de propagation de la marée, remonte elle jusqu’en amont d’Ancenis (CSEEL, 1984).
Apports historiques
Les modifications morphologiques de la Loire
Si des réseaux de canaux et vannes sont créés dès le Moyen-Âge à des fins agricoles pour réguler les flux hydrauliques, les plus gros travaux affectant la morphologie de la Loire commencent au milieu du XIXe siècle pour dynamiser le trafic maritime et le développement des industries (Le Dez et al., 2017b). Ces changements sont illustrés sur la figure 2 qui compare la fin du XIXe au début du XXe siècle. Diverses modifications subies par La Loire sont observées : augmentation du tirant d’eau (CSEEL, 1984), diminution de sa largeur, rattachement d’îles au rivage, comblement d’anciens bras (Le Dez et al., 2017b), multiplication de canaux adjacents, ajout du canal de la Martinière avec un endiguement sur 15 kilomètres (CSEEL, 1984). Enfin, des travaux considérables de la Loire en amont de Nantes influencent directement les dynamiques de l’estuaire en aval : dragages à cause d’un envasement trop important, canalisation du lit mineur par des digues et des épis au début du XXe et intensification des extractions de granulats jusqu’au début des années 1990 (Fattal et Guineberteau, 1999).
L’ensemble de ces changements ont eu des conséquences importantes sur les dynamiques estuariennes. Ces travaux ont altéré la surface en eau, qui a modifié le fonctionnement hydro-sédimentaire avec « remontée de la salinité vers l’amont, développement du bouchon vaseux, abaissement des niveaux de basses eaux, etc. » (Le Dez et al., 2017a). Les conséquences sur les dynamiques du fleuve et sa géométrie ont donc influencé la salinité de l’eau, dont la remontée est assez ancienne.
Une remontée ancienne de la salinité
Spatialement, le front de salinité s’est déplacé entre 1950 et 1980 de 23 kilomètres (CSEEL, 1984). F. Ottmann (1986) constate : « le front de salinité (…) a remonté très fortement dans l’estuaire lors des étés secs : Paimboeuf en 1920, il remontait à Cordemais en 1965, puis à Nantes en 1976 » et il a continué à remonter pour atteindre Saint-Julien-de-Concelles en 2011 (GIP Loire Estuaire). Des effets ont été observés sur la végétation notamment une légère modification dans la répartition des espèces, avec « une remontée de quelques kilomètres de la limite de pénétration de certaines espèces euryhalines vers l’amont » (CSEEL, 1984). Comme le souligne un conseiller de la Chambre d’Agriculture : « Avant, l’estuaire était plus large et les prairies d’aujourd’hui étaient immergées. Le sol a conservé le sel. On observe des flores subhalophiles jusqu’à Couëron. Certaines espèces montrent bien que la parcelle est soumise à des variations de sel, comme le Jonc de Gérard. ». Plus récemment, on a constaté une diminution de la petite roselière douce entre les communes de Lavau-sur-Loire et Cordemais. Elle occupait 93,6 hectares en 1982 contre 6 hectares en 2014 et laisse place à la roselière saumâtre (Le Dez et al., 2017a).
Cela a aussi des conséquences sur les activités anthropiques : par exemple, s’il était auparavant possible de prélever l’eau potable en aval de Nantes, ce n’est plus le cas aujourd’hui. La dernière prise d’eau en aval, celle de Couëron, a été fermée vers 1978-1980 et déplacée à Mauves (Fattal et Guineberteau, 1999). Des effets sur l’activité agricole sont également observés. Un agriculteur affirme qu’ils sont « habitués depuis longtemps » à ce paramètre. C’est aussi ce que relate un exploitant voisin. Sa ferme a été créée en 1949, autour des îles modelées au fil de l’eau, et il se souvient des troupeaux amenés en bateau sur les îles, disparues aujourd’hui. Dans les années 1980, la salinité suscite déjà des questions à l’échelle locale. L’un dénonce les travaux réalisés à cette période avec la destruction de seuils rocheux dans les fonds de l’estuaire. Il affirme que les conséquences se font toujours ressentir de nos jours : « Aujourd’hui, quand on est dans l’estuaire sur les terres que j’exploite, il y a des frênes. Avec le coup de sel dans les années 1980, suite aux travaux, une dizaine de frênes sont à moitié morts ».
Quels sont les enjeux de la salinité pour l’agriculture aujourd’hui ?
Conséquences sur l’agriculture estuarienne
De manière générale, le sel peut affecter le développement de la plante : « La présence de sels dans un sol (…) est un facteur limitatif majeur de la productivité agricole. » (Levigneron et al., 1995). Les conséquences sur la production agricole ont été listées en 2013 par les services de l’État, la Chambre d’Agriculture et le GIP Loire Estuaire. La présence de sel limite les entrées d’eau sur les différents canaux, et créée des problèmes pour l’élevage (Chambre d’Agriculture, et al. 2013). Certains éléments sont précisés par plusieurs acteurs de l’estuaire. Comme le souligne un technicien du département, « pour la salinité, les habitats parlent pour nous ». Il veut ainsi signifier que la salinité de l’eau entraîne des changements dans les espèces floristiques existantes. Elle a aussi pour effet la diminution de la diversité dans les prairies, avec pour conséquence l’arrêt de la fauche car la qualité du foin devient trop faible. Enfin, des changements brutaux de salinité peuvent avoir un effet destructeur : d’autres acteurs interrogés mentionnent le cas de la prairie « grillée » par le sel. Un autre cas affecte la production : les élevages qui sont directement en contact avec l’eau et s’y s’abreuvent. D’abord, l’eau salée ingurgitée par l’animal peut seulement être tolérée par son organisme jusqu’à un certain seuil. Selon un agriculteur de la Chapelle-Launay, l’élevage peut supporter 15 g/L de sel dans l’eau. Mais il est formel : si le changement est trop brutal, par exemple de 5 à 10 g/L d’un coup, « ce n’est pas bon du tout ». Différents exploitants décrivent les conséquences concrètes d’une contamination de l’animal au sel. L’agriculteur de la Chapelle-Launay dit qu’une diarrhée de quelques jours peut survenir. Un représentant du département rapporte que l’eau salée peut aussi entraîner des avortements, et ajoute que les éleveurs évitent de mettre les vaches en gestation sur les prairies les plus salées pour éviter ce risque.
Cependant, tous ne sont pas d’accord sur la capacité des bêtes à tolérer une eau trop salée, et le sel peut aussi avoir des effets positifs : si la plante est moins appétente pour la fauche, elle contient en revanche beaucoup de sels minéraux. Un acteur explique que cela entraîne dans certains cas une réduction des besoins d’additifs, et apporte des qualités gustatives pour la consommation de viande. Enfin, le rapport de 2013 explique que les taux de sels peuvent participer à limiter le développement d’espèces exotiques envahissantes, comme la jussie (Chambre d’Agriculture, et al. 2013).
Évaluation des enjeux actuels et futurs
Avis divergents sur l’évolution de la salinité : stabilisation ou progression ?
Si la salinité semble donc ancienne et ses effets sur les activités agricoles bien appréhendés, il est intéressant de se pencher sur son évolution plus récente. Comme le GIP Loire Estuaire l’affirme : « Sur le territoire, tout le monde nous dit “ le sel remonte ” sauf que depuis dix ans on a pas vu que le sel remontait en fait. On le voit quand il y a moins d’eau, mais pas parce que la mer est remontée ». C’est à partir des mesures du réseau SYVEL (Système de Veille dans l’Estuaire de la Loire), qui mesure différents paramètres au niveau de six points répartis dans l’estuaire, que le GIP tire ce constat.
Ce n’est pas un constat partagé par tous. Par exemple, un agriculteur d’une association de marais en Sud-Loire essaye de définir une échelle temporelle d’observation de ces changements : « Depuis une dizaine d’années, on a des saisons plus déréglées. On passe de l’hiver à l’été et vice versa, et on s’aperçoit (…) qu’on peut être de plus impacté par ces niveaux d’eau en Loire et des taux de salinité plus élevés ». Il insiste donc sur cette notion de brutalité des changements, qui pose problème pour ses cultures. En Nord-Loire, un agriculteur constate des changements sur cinquante ans. Il précise que c’est en dix ans qu’il a été contraint d’adapter ses pratiques. Ces deux agriculteurs constatent donc des évolutions et des adaptations dans leurs pratiques. Seul l’un d’eux en a observé depuis son enfance. Les deux s’accordent sur un point : depuis une petite dizaine d’années, les choses ont changé. Si l’attractivité agricole des prés de Loire leur apparaît assez stable, celle des bords de Loire est plutôt marquée par l’abandon d’usages agricoles, ce qui entraîne un développement des roselières, puis des saules (Le Dez et al., 2017b). Au final, les terres non agricoles ont augmenté entre 1992 et 2006, localisées majoritairement dans des zones inondables difficiles d’accès (Chadenas et al., 2009).
S’il n’y a pas de consensus aujourd’hui sur une évolution effective de la salinité, elle suscite des interrogations. Le GIP Loire Estuaire souligne ainsi : « Aujourd’hui on va se poser la question de savoir si les prochaines années, on observera encore ce phénomène ou est-ce qu’on est arrivé à un nouvel équilibre ».
Des projections qui pèsent sur l’avenir de l’estuaire
Le projet ICEPEL (Impacts des Changements Environnementaux sur les complexes prairiaux de l’Estuaire de la Loire) a été lancé en 2015, à la suite du projet C3E2 (Conséquences du Changement Climatique sur l’Écogéomorphologie des Estuaires) datant de 2014. Le projet ICEPEL étudiait notamment la mise en place de scénarios d’ici 2070 des effets du changement climatique sur l’estuaire. Plusieurs modèles y sont présentés, incluant : « à la fois une prévision de hausse du niveau moyen (+0,70 mètres à 2070) et une hydrologie modifiée en 2070 » (Artelia, 2016). Elle utilise donc pour le niveau moyen de la mer une hypothèse extrême correspondant aux révisions post GIEC-2007 d’un mètre supplémentaire d’ici 2100, et un scénario climatologique avec des débits plus faibles et « un soutien d’étiage minimum de 140 m3/s » (Artelia, 2016). En s’appuyant sur les données extrêmes, la figure 3 donne à voir la situation en 2070 en comparaison de celle de 2010. On y voit la moyenne atteinte en 2010 et les taux de salinité dépassés dans l’estuaire 50 % du temps en 2070 entre Donges et Cordemais. On observe ainsi des effets importants dans le lit moyen sur les zones submersibles. L’étude prévoit « une remontée du système turbide et salin de l’ordre de 5 à 7 kilomètres » et précise que : « Sur l’ensemble des zones submersibles, on note une valeur de plus de 15 g/L et souvent 20 g/L qui sont donc dépassés 10 % du temps » (Artelia, 2016).
Figure 3 - Comparaison de la salinité moyenne en 2010 et d'une hypothèse extrême de la salinité atteinte 50 % du temps en 2070
Cependant, ces cartes sont à prendre avec précaution et restent un exemple de modélisation existante, car leurs résultats dépendent des paramètres prédéfinis. Le rapport propose aussi un scénario « sans changement climatique » qui conserve les niveaux moyens actuels. D’autres modélisations suivant différentes prévisions existent et les chiffres varient parfois beaucoup.
Quelle gestion pour s’adapter et anticiper l’évolution de la salinité dans l’estuaire agricole ?
Au regard de ces enjeux, il est intéressant de s’interroger sur les moyens d’adaptation possibles. D’abord à l’échelle de l’exploitation, puis territoriale avec des leviers d’action qui peuvent venir en appui aux changements à l’échelle de l’exploitation. Méthodes déjà installées, ou simples idées pour le futur, toutes les adaptations que l’enquête a mises en lumière sont résumées dans un schéma (fig. 4). Il présente les différentes adaptations évoquées par les acteurs (effectives ou envisagées) en fonction de leur type (matériel ; pratique ; gestion). Il y associe les acteurs concernés ainsi que les outils mobilisables.
Anticiper à l’échelle de l’exploitation agricole
Les adaptations matérielles
En premier lieu, certains acteurs ont mentionné la nécessité d’acheminer de l’eau aux troupeaux. Un des agriculteurs rencontrés affirme en effet qu’il a été contraint d’amener de l’eau à ses bêtes situées sur l’île de Pierre-Rouge à partir de 2013. Un autre agriculteur situé à Frossay a aussi adopté cette pratique. Il est équipé de tonnes à eau, des petites citernes remorquables, qui sont aussi utiles pour lutter contre l’érosion des berges. La communauté d’agglomération de la CARENE (Communauté d’Agglomération de la Région Nazairienne et de l’Estuaire) a même financé une distribution de bacs à eau pour aider les éleveurs. D’autres types d’installations spécifiques sont mentionnées par plusieurs agriculteurs. Quelques-uns évoquent leur puits de forage. L’un des agriculteurs en Nord-Loire a installé, en 2014, un tuyau long d’un kilomètre afin d’acheminer directement de l’eau sur ses prairies.
Un membre d’association de marais en Sud-Loire mentionne aussi que certains agriculteurs ont des pompes d’abreuvement, ou des pompes de relevage. L’objectif de ces dernières est de filtrer l’eau afin d’obtenir en surface une eau épurée. Adoptée suite à une pollution accidentelle il y a une quinzaine d’années, cette pratique est aujourd’hui utile pour faire face à la salinité. Enfin un autre exemple d’adaptation déjà en place dans l’estuaire est mentionné par un seul exploitant localisé à Couëron. Gêné par la salinité de manière ponctuelle en période d’étiage depuis quelques années seulement, il a creusé le sol pour mettre en place de nouvelles réserves d’eau à l’aide d’une pelleteuse pour la première fois à l’été 2019. La même année, l’agriculteur de La Chapelle-Launay a quant à lui installé un compteur d’eau afin d’utiliser celle du réseau. Le représentant du département mentionne une autre forme d’adaptation, citant trois agriculteurs à l’est de Lavau : « Quand les mares sont trop basses, [les agriculteurs] sont branchés au réseau et payent l’eau consommée par leurs animaux ». Si les agriculteurs peuvent adapter l’abreuvement de leur élevage, celle-ci a un coût. Plusieurs adaptations sont donc déjà constatées, utiles pour faire face à la salinité ou d’autres contraintes du milieu comme les sécheresses, mais certaines comportent des limites pour une gestion durable.
Les adaptations des pratiques agricoles
Outre ces solutions matérielles, deux adaptations dans la pratique agricole sont déjà effectives à certains endroits ; l’une pour le pâturage, et l’autre la fauche. L’un des agriculteurs, en Nord-Loire, croit en « l’amélioration de la résistance des animaux à l’eau salée ». Le conseiller à la Chambre d’Agriculture cite un autre exemple sur l’île Thérèse, où un agriculteur habitue l’organisme de ses bêtes à l’eau salée au printemps en jouant sur les mouvements de la marée. Effectivement, l’accompagnement des agriculteurs dans ce type de démarche par des gestionnaires de Chambre d’Agriculture peut s’avérer utile pour leur apporter un soutien technique.
C’est aussi le cas pour une autre possibilité d’adaptation : utiliser la roselière comme fourrage. Le technicien du département souligne : « La roselière est de plus en plus utilisée, notamment les étés secs, celle-ci se développe beaucoup sur les îles. Elle peut en fait être fauchée et obtenir une très bonne valeur fourragère ». Le conseiller de la Chambre d’Agriculture détaille les essences qui peuvent être utilisées. Il cite la baldingère (petit roseau) et le phalaris (roselière) à vocation de paillage ou d’alimentation pour les animaux. Un projet découle de cette nouvelle méthode : « TriFibre » qui tend à utiliser les plantes de marais pour les transformer en biomatériaux. Porté par la communauté de communes Estuaire et Sillon (C.C.E.S), il vise à utiliser « le foin des marais déclassé », l’herbe « la rouche » et les roseaux qui se développent dans l’estuaire. Un acteur souligne les problématiques envisageables d’un tel projet, qui pourrait engendrer un développement important de la fauche et la disparition du pâturage, ce qui pourrait avoir des effets sur le milieu et son équilibre.
Un agriculteur à Lavau-sur-Loire liste des idées d’adaptations pour le futur si la salinité continue de s’accentuer. Elle commence avec l’augmentation des stocks de fourrage, pour pallier une difficile utilisation des prairies pour le pâturage. Cependant, certaines parcelles restent difficiles d’accès pour les engins. Au-delà des évolutions de pratiques, des adaptations concernent plus globalement le système de production. Ainsi l’agriculteur imagine la possibilité d’une diversification des productions le rendant moins dépendant d’une unique pratique : en cas d’événement extrême influençant la salinité et potentiellement son exploitation, cela permettrait de rebondir plus facilement, sans être complètement affecté par cet aléa. Un second agriculteur exploitant à La Chapelle-Launay parle aussi de la possibilité de « polyculture » et « d’élevage multi-productions ».
Ces pistes dépendent beaucoup des méthodes de production souhaitées et du caractère de l’élevage extensif. Dans tous les cas, la pérennité et la faisabilité de certaines adaptations sont à questionner : certaines peuvent être contraignantes, que ce soit d’un point de vue pratique, matériel, financier et humain. Comment les exploitants continueront-ils à mettre en place certaines pratiques dans les années à venir, s’il est nécessaire de multiplier les adaptations ?
Les leviers d’action à plus large échelle : adaptations de gestion, acteurs et outils mobilisables
Cette enquête a fait apparaître plusieurs leviers d’action. En premier lieu, la gestion des ouvrages hydrauliques est un outil central, participant à l’adaptation des variations de salinité dans l’estuaire. Les différents gestionnaires hydrauliques et syndicats de marais en sont responsables. Par exemple en Nord-Loire, si les taux de salinité sont contrôlés jusqu’en amont de Lavau, c’est moins le cas vers la commune de Couëron. Une association de marais mesure la salinité grâce à une sonde avant d’effectuer les envois d’eau, notamment en période d’étiage. Au-dessus de 6 g/L, il arrête les envois d’eau dans le marais avec un simple maintien du niveau en eau. Ce seuil peut varier sur d’autres secteurs. Le président d’une autre association syndicale assure que « les prélèvements s’arrêtent quand le taux de salinité dépasse 1 g/L en Loire », sauf dérogation. Cette gestion rencontre parfois des limites, et des erreurs ou saccages d’ouvrages peuvent survenir. En 2018, un batardeau s’est plié sous le poids de l’eau, ce qui a provoqué une intrusion saline importante. L’amélioration et le bon entretien des ouvrages est essentiel dans la gestion de la salinité. Toutefois, leur entretien, surtout en cas de défaillances majeures, a un coût conséquent.
Certains acteurs évoquent l’idée de pousser des études pour améliorer la gestion des ressources en eau. Un site du Conservatoire du Littoral, « Trou Bleu » fait l’objet d’un projet, notamment pour aider des agriculteurs avec un apport d’eau douce. Ce sont des anciennes carrières situées à l’ouest de Lavau, qui constituent aujourd’hui une réserve. Un système d’acheminement va être mis en place pour en faire profiter six agriculteurs. Enfin, la possibilité de créer des vasières pourrait être envisagée. Un tel scénario a déjà été étudié, car l’un de leur rôle pour l’estuaire serait d’amortir la propagation de l’onde de marée vers l’amont, réduisant ainsi la pénétration du bouchon vaseux, et abaissant corrélativement la salinité en direction de l'aval. Ce scénario est pour l’instant laissé de côté en raison de son coût et des moyens de mise en œuvre nécessaires. (GIP Loire Estuaire).
Pour assurer ces adaptations, des outils existent et peuvent être proposés, développés et/ou financés par différents acteurs. On peut retrouver des exemples d’outils spécifiques au milieu dans le schéma (fig. 4), classifiés en trois catégories : les outils financiers, les outils d’accompagnement techniques et les outils de planification.
Figure 4 - Schéma synthétique des pistes d’adaptations potentielles recueillies ainsi que les acteurs et les outils mobilisables
D’abord, des systèmes d’accompagnement tentent d’améliorer les conditions des exploitants. Par exemple, les Mesures Agro-Environnementales et Climatiques (MAEC) représentent une aide financière pour l’agriculteur, en échange du respect de certaines règles, comme la date de fauche, décalée pour permettre la nidification des oiseaux, a ainsi précisé un agriculteur de la Chapelle-Launay. Sur les marais de l’estuaire de la Loire, les MAEC concernent 80 % des agriculteurs, soit environ 66 % des surfaces de prairies (Chambre d’Agriculture et al., 2013). Les MAEC sont des aides spécifiques au milieu, et pourraient appuyer des adaptations si le milieu présente de nouvelles spécificités. De plus, les gestionnaires responsables présentent le Contrat Territorial Eau (CTEau) comme un outil financier pour l’entretien des cours d’eau et milieux aquatiques, pour assurer une gestion hydraulique pertinente. Un des gestionnaires explique que c’est une manière de prendre le problème à sa « colonne vertébrale » en plus de participer à restaurer ce qui a été dégradé.
Concernant les outils de planification, le Schéma d’Aménagement et de Gestion de l’Eau (SAGE) est un document d’objectifs à l’échelle de l’estuaire de la Loire, porté par le Syndicat Loire Aval (SYLOA). Aussi, le Plan climat-air-énergie territorial (PCAET) est défini comme un « outil d’animation du territoire qui définit les objectifs stratégiques et opérationnels afin d’atténuer le changement climatique, le combattre efficacement et s’y adapter » (DREAL Pays de la Loire, 2020). Par exemple, le PCAET de la communauté de communes Sud-Estuaire, approuvé par le conseil communautaire en février 2020, mentionne un accompagnement des agriculteurs, par la création d’un groupe de réflexion avec la Chambre d’Agriculture. Ces propositions peuvent donc permettre une analyse de l’évolution des méthodes d’exploitation et d’imaginer, en groupe, la manière d’assurer leur pérennité.
En effet, il est nécessaire de réfléchir à un partage de connaissances et d’idées, ainsi qu’à un soutien technique aux exploitants. Pour la salinité, cela peut être bénéfique, comme l’illustre le réseau APEX (améliorer les performances des élevages extensifs dans les marais et les vallées alluviales), qui a permis de mettre en lumière l’utilisation de la roselière. Un autre programme, intitulé Pérenniser l’élevage par l’Autonomie fourragère (PEREL), aide les exploitants à calculer le stock de fourrage nécessaire selon la taille de l’élevage « tout en conservant une marge de sécurité pour faire face aux aléas climatiques et/ou l’augmentation d’une production » (Chambre d’agriculture Pays de la Loire). Ces différents exemples reflètent donc des leviers d’action potentiels, bien qu’il en existe d’autres.
Conclusion
La salinité de l’eau dans l’estuaire de la Loire soulève différentes questions. Si son évolution le long de l’estuaire est historique en lien avec les modifications morphologiques du fleuve, les avis divergent quant à une tendance plus récente, en lien avec les débits d’eau douce. Toutefois, les prévisions établies sous l’influence du changement climatique peuvent tendre à une redéfinition des enjeux.
L’agriculture est l’une des activités principales des prairies de l’estuaire, à travers la fauche et le pâturage. Elle est influencée par la salinité de l’eau Celle-ci doit être spatialisée : en effet, les variations à l’échelle de l’estuaire sont multiples. Des solutions sont déjà et devront peut-être dans le futur être pensées pour adapter les pratiques agricoles à la salinité de l’eau. Certaines sont listées ici, à l’échelle de l’exploitation ou à plus large échelle. La plupart ne sont pas seulement vouées à l’enjeu salinité et couvrent d’autres enjeux attenants. Toutes nécessitent l’investissement d’acteurs, que ce soit sur le plan financier, organisationnel ou technique.
Ces résultats font donc état des conséquences de l’évolution d’un paramètre naturel (salinité) sur une activité (agriculture). Il donne un exemple des potentiels préjudices portés aux populations locales face à un paramètre qui va continuer d’évoluer le reste du siècle sous l’effet du changement climatique. La nécessité de s’adapter apparaît évidente, puisque c’est déjà le cas de plusieurs exploitations dans l’estuaire. Il semble toutefois indispensable d’introduire l’interdépendance de la salinité à d’autres paramètres, comme le bouchon vaseux ou la fréquence des submersions, et de prendre en compte les multiples facteurs de changements spécifiques au milieu pour mieux appréhender l’avenir de l’estuaire.
Cette démarche reste donc partielle : de nombreux acteurs restent à rencontrer, d’autres activités anthropiques dans l’estuaire de la Loire restent à analyser, et les enjeux liés au changement climatique sont encore très peu appréhendés. Ce travail constitue toutefois une illustration des évolutions d’un paramètre naturel influencé par nos activités, la salinité de l’eau, qui fait bouger un milieu si particulier et ses usages.