Perceptions et pratiques médiévales de la mer et du littoral, du golfe du Morbihan aux rivages aunisiens (XIIIe-XVe siècle)

Des plages rurales aux ports de commerce

Résumé

La mer est au Moyen Âge un élément généralement perçu de manière négative. Ses dangers, sa fureur, son vacarme même attisent la méfiance des contemporains. Cette perception évolue toutefois à la fin de la période médiévale. Le cas des côtes atlantiques qui s’étirent au nord et au sud de l’estuaire de la Loire est emblématique à cet égard : la manière dont les populations littorales y aménagent leur environnement est révélatrice de leur perception du milieu et de leurs modes d’adaptation. Le littoral apparaît ainsi comme un milieu relativement fermé, aussi bien géographiquement que sociologiquement. La distinction entre le « sec » et l’« humide » y guide la maîtrise de l’environnement. Finalement, c’est à la faveur du développement des échanges économiques autour de la baie de Bourgneuf que le littoral s’ouvre véritablement sur la mer, et que celle-ci est progressivement perçue comme un élément utile, voire indispensable.

Index

Mots-clés

mer, littoral, Moyen Âge, perception, marais

Plan

Texte

Les actuels départements du Morbihan, de la Loire-Atlantique, de la Vendée et de la Charente-Maritime, qui recouvrent les régions historiques du Vannetais (ou Broërec), du pays nantais, du Bas-Poitou et de l’Aunis, dessinent un vaste horizon maritime autour de l’estuaire de la Loire. Les côtes échancrées de Bretagne et le golfe du Morbihan offrent des zones d’abri propices à la circulation maritime ; quant aux côtes sableuses qui s’étendent de la Loire à la Gironde, elles sont le lieu de développement de la culture du sel et des implantations de seigneuries côtières durant le Moyen Âge central. Sur ces littoraux atlantiques, où l’essor salicole commence au XIIIe siècle à attirer des flottes de commerce de plus en plus importantes (Sarrazin, 2008), l’histoire des relations des hommes avec leur environnement est celle d’une conquête. La conquête des littoraux humides, tout d’abord, qui progresse de manière inégale tout au long de notre période, mais aussi la conquête graduelle de la mer elle-même.

À cet égard, il est frappant de constater que le littoral devient le lieu d’affrontement de deux perceptions opposées : celle des populations des rivages, plutôt tournées vers la terre, luttant contre l’humidité et concevant la mer comme une barrière, et celle des marins et des marchands, d’origine urbaine plutôt que rurale, pour qui la mer devient un formidable instrument de développement économique.

Ainsi, vivre au bord de la mer à cette époque ne signifie pas nécessairement naviguer. Il importe donc de distinguer, dans nos régions, la proximité géographique de la mer de sa proximité économique : ceux qui vivent près de la mer, au Moyen Âge, ne sont pas ceux qui tirent véritablement parti des profits qu’elle génère.

1. La relative fermeture du milieu littoral

À partir du XIIIe siècle, l’historien a à sa disposition plus de sources pour comprendre les aménagements du littoral et la manière dont ses populations le percevaient. Les gens du bord de mer émergent dans la documentation.

Habitat et activités littorales

Les rivages médiévaux, entre golfe du Morbihan et Aunis, se caractérisent alors par des densités démographiques relativement élevées. L’habitat côtier est généralement groupé, installé sur des sites d’abri et faciles d’accès. Dans les marais, autour de l’estuaire de la Loire et sur les côtes charentaises, les petites communautés humaines s’installent sur de rares socles sûrs (Mollat, 1983). En Bretagne, les littoraux sont globalement plus peuplés que l’intérieur des terres (Cassard, 1998) ; une enquête fiscale menée à Carnac en 1475 montre même qu’au sein de la paroisse morbihannaise, l’habitat se concentre autour de l’estuaire de la rivière d’Auray, qui se jette dans le golfe (Gallet, 1981). C’est bien une zone littorale, mais abritée. En Bas-Poitou (actuelle Vendée), ce sont les dunes de sable qui concentrent les installations humaines (Sarrazin, 1997). Les communautés littorales s’établissent en lisière de l’humidité et non directement sur le front de mer. De manière générale, la proximité immédiate de la mer n’est pas recherchée. On craint l’humidité et on se méfie des débordements maritimes, d’une part, et l’on ne s’intéresse pas à la mer en tant que paysage, d’autre part. Alain Corbin (1990) a montré comment les ouvertures des maisons se sont progressivement tournées du côté de la mer entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe ; dans la Bretagne du Moyen Âge, par exemple à Pen-er-Malo en Guidel (Morbihan), un site du XIIe siècle, les maisons sont sises sur une petite butte, à 250 mètres de la mer, dans un site d’estuaire (l’estuaire de la Laïta), mais elles tournent le dos à la mer (Bertrand et Lucas, 1975). Or, si les hommes s’installent légèrement en retrait par rapport au trait de côte, ils ne souhaitent pas non plus s’en éloigner en raison des ressources que la mer peut leur fournir. La région étudiée offre plusieurs cas de figure ; nous en retiendrons deux, pour lesquels la documentation s’avère suffisamment abondante, ceux des paysans-pêcheurs bretons et des sauniers poitevins.

Les hommes qui, en ce temps, pêchent sur le bord de mer pratiquent généralement cette activité en complément de leur activité agricole. Parler de « paysans-pêcheurs » pour les désigner reste en fait une expression insatisfaisante, car elle distingue deux activités, là où l’homme du temps n’en voyait probablement qu’une. En Bretagne, la pêche locale sert beaucoup au Moyen Âge de ressource d’appoint (Cassard, 1998). Ainsi, à Carnac, en 1475, plusieurs familles vivent à la fois de l’élevage, de quelques cultures et de la pêche ou même du transport maritime. Deux frères, Robert et Jehan Le Rimigou, sont exploitants au sein d’une mesnie large1, sur un petit lopin (moins de cinq hectares) et avec quelques bêtes. En plus de cela, ils possèdent le quart d’un navire de 90 tonneaux, qui leur sert probablement à transporter des biens comme à aller pêcher. Dans la même paroisse, Nicolas Goulyas est qualifié de « pauvre pêcheur » et possède deux ou trois hectares de labours, qu’il ne cultive pas, préférant pêcher et élever ses quelques vaches (Gallet, 1981). Pour ces ménages ruraux toujours guettés par la mauvaise fortune, l’endettement ou l’imprévu, la mer offre une rassurante possibilité de ressources supplémentaires.

Pour les sauniers, la situation est encore différente. La culture salicole se développe à partir de la fin du XIIe siècle, des paludiers de la zone croisico-guérandaise aux sauniers aunisiens des marais de Brouage, en passant par ceux de la baie de Bourgneuf, de Ré ou d’Oléron (Favreau, 1966). Elle dépend de la mer et s’implante par nécessité sur les rivages, mais ressortit pour l’essentiel au monde agricole. En outre, on ne fait pas du sel pour l’autoconsommation, mais pour le vendre ; cet état de fait est renforcé par la mainmise seigneuriale sur les salines, qui induit une certaine dépendance financière des paludiers (ou sauniers) envers leurs seigneurs, en raison des taxations et prélèvements dont leurs récoltes font l’objet (Sarrazin, 2008). De fait, une saline est bien plus une extension de la terre qu’un morceau de mer entré dans les terres : elle fait toujours partie intégrante d’un ensemble seigneurial bien plus vaste, rassemblant à la fois les marais et le fief (Sarrazin, 1997). Mais la proximité de la mer est indispensable, puisque l’extraction du sel repose sur la décantation de l’eau de mer. Dans la zone croisicaise, l’aménagement, déjà très complexe, des marais salants consiste à guider et maîtriser le passage de l’eau de mer dans un bassin pour qu’elle s’y fixe et y décante. La saliculture suppose donc des aménagements paysagers et ne peut se fixer que dans une étroite bande côtière de dix à quinze lieues de large, entre la mer dont on craint les débordements et un monde agricole perçu comme étranger.

Une zone de frontière

Si le littoral semble si étroit, c’est aussi parce qu’il est perçu par une partie des gens de l’époque comme une zone de frontière. Prenons ici l’exemple d’un texte essentiel à la compréhension des sauniers médiévaux, les Mémoires de 1451.

Il s’agit de la protestation de sauniers poitevins (nous dirions aujourd’hui vendéens) contre le projet de Charles VII d’établir la gabelle en Poitou et en Saintonge, qui a été portée devant le roi à Poitiers par des délégués. Pour expliquer au roi les raisons de leur refus, ces cultivateurs du sel prennent soin de souligner la difficulté de leur situation et la pauvreté extrême dans laquelle cet impôt les plongerait. Il va de soi qu’il faut certainement y lire une certaine exagération, mais qui n’en est pas moins révélatrice de difficultés réelles, quoiqu’amplifiées par l’inquiétude. Or, ces maritimi, ces gens du bord de mer, soulignent leur difficulté à vivre près de la mer en faisant dire à leurs délégués qu’ils habitent « en une des limites et mectes2 du royaume de France touchant à la mer », et qu’ils constituent donc « toute la garde et fortification de ladite falaise (côte) contre les ennemis du pays et du royaume, et aussi contre la malice, flux et impétuosité de ladite mer, qui […] va et vient et est souvent moult impétueuse, enflée et orgueilleuse » (Ledain, 1873). Pourquoi un tel constat ?

Il est intéressant de remarquer que ces sauniers assimilent les débordements maritimes à l’invasion de forces ennemies. Ils se perçoivent eux-mêmes comme une « garde », disent-ils, c’est-à-dire comme un rempart protégeant l’intérieur des inondations, marquant bien par là qu’ils considèrent la mer comme un élément étranger et dangereux.

Il est clair ici que ces populations, bien que vivant sur le rivage, se considèrent comme terriennes et non maritimes, regardant la mer, non pour y naviguer, mais pour la repousser. Bien que ces témoignages soient assez isolés, ils ne sont pas uniques ; ailleurs en Poitou, mais aussi en Flandre ou en Angleterre, la comparaison du rivage à une frontière se retrouve. Au début des années 1470, les habitants des Monts, face à l’île de Noirmoutier, font savoir dans les actes du procès qui les oppose à leur seigneur, le vicomte de Rohan, qu’ils sont placés « in fronteria juxta mare » (« sur la frontière près de la mer »). Avant cela, l’île de Noirmoutier a périodiquement été comparée à une zone frontalière par les rois de France dans la première moitié du XVe siècle (Sarrazin, 1997).

Des déplacements maritimes limités

Cette perception du littoral est partiellement due aux habitudes des gens de la côte, et notamment aux formes que prennent alors leurs déplacements. Ces populations « maritaines », pour reprendre une expression employée dans la documentation du temps, ne sont pas marines et ignorent le large, mais utilisent toutefois les eaux proches pour se déplacer le long de la côte. Elles s’approprient bien un espace intermédiaire entre la terre et l’eau, entre l’intérieur agricole et la haute mer des marins. À la différence de ces derniers, les riverains utilisent la ligne de côte pour se déplacer, et non des « portes » d’entrée et de sortie, autrement dit des ports.

Les navigants, il faut bien le remarquer, sont bien rares entre Morbihan et Charente. On trouve au XVe siècle des « maroyans » et des « mariniers » à La Chaume, aux Sables-d’Olonne, à Beauvoir ou à Noirmoutier (Sarrazin, 1997), mais ils semblent minoritaires parmi les populations côtières. Les sauniers poitevins qui font parvenir leurs doléances à Charles VII en 1451 ne comptent parmi eux aucun navigant ; leurs seuls déplacements se font vers l’intérieur, pour aller vendre leur sel (Ledain, 1873). Les rouliers bretons, même modestes, font figure de cas particuliers puisque leur activité commerciale peut les mener assez loin. Ainsi, à Carnac en 1475, les Kerguyon, qui sont alors les plus riches de la paroisse, ont perdu leur chef de famille en mer, puis ses deux fils. Ils faisaient avec leur bateau du commerce en Angleterre et ont sans doute été capturés sur le pourtour de la péninsule armoricaine, voire en Manche (Gallet, 1981 ; Touchard, 1967).

Ces déplacements se font à bord de petits navires, qui ne peuvent donc rester longtemps en mer. Ils se font de havre en havre, par « sauts de puce » le long du littoral. Les équipements sont rudimentaires : en Bas-Poitou, la seigneurie de Beauvoir fait état en 1454 de onze ports, qui sont en réalité des plages aménagées, au mieux des appontements (Favreau, 1962). Ces sites, s’ils nous donnent des indices intéressants sur la vie littorale, sont hélas peu documentés, car ils sont le plus souvent clandestins, ne payant pas les taxes portuaires. Ils tendent toutefois à signaler la fréquence de déplacements parallèles au trait de côte, très différents de ceux des navires de grande pêche ou de commerce qui, eux, vont au large (fig. 1).

Figure 1 – Représentation schématique des déplacements des habitants des rivages, d’après la documentation médiévale

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Un milieu difficile

Installés sur une étroite bande de terre entre la mer et l’intérieur, percevant l’eau comme une frontière et n’allant guère en mer, les gens du littoral font état dans leurs rares témoignages du sentiment très net de subir leur situation géographique et sociale comme un fardeau. Ils se plaignent généralement de la misère où la mer les maintient, car sa proximité, semble-t-il, rend la vie plus dure. Sur les côtes atlantiques, mais aussi en Flandre, les pêcheurs et les sauniers vivent chichement et attribuent cela à la mer : au début du XVe siècle, des pêcheurs de La Chaume et des Sables-d’Olonne déclarent dans un procès qu’ils sont « très pauvres et indigents » car « tout leur fait3 gît en pêcherie » (Mollat, 1983). Cette vision des choses est corroborée par des plaintes des habitants de l’île de Bréhat en 1429, rapportées dans un acte du duc de Bretagne Jean V : « ils n’ont terre où labourer, et [il] leur convient de vivre du fait de la mer à grande peine et misère » (Blanchard, 1889-1895, no 1845), c’est-à-dire sans doute pratiquer un peu de pêche et vivre des ressources maritimes. La désignation des gens du littoral comme « pauvres gens » est assez fréquente (Mollat, 1983), lorsqu’ils ne vivent que de la mer, sans l’appui d’une activité agricole, et dépendent donc de ce que la mer veut bien donner. Or une caractéristique essentielle de la pêche est son aspect imprévisible : il faut attendre le banc de poisson, attendre les échouages, sans que l’on puisse prévoir très précisément ce que l’on aura. C’est assez différent de l’activité agricole, beaucoup plus sûre pour un esprit médiéval car reposant sur le temps cyclique des saisons et laissant une place moindre à l’imprévu. Dépendants de la mer, les riverains restent des terriens qui ne vivent pas de la terre, ou de manière marginale comme les sauniers.

2. Les zones amphibies : le « sec » et l’« humide »

Les paysages de marais, par leur singularité même, nous offrent un point de vue intéressant sur la manière dont est perçu le littoral à cette période. Ils nous permettent également de comprendre que le paysage est hiérarchisé, d’une humidité vue comme « sauvage » à la terre sèche, ou « civilisée ». Le Marais Poitevin et les marais salants en sont de bons exemples dans la région. Comme d’autres zones humides européennes, elles aussi bonifiées à partir du XIIIe siècle – les polders de Flandre, Zélande et Hollande, le Fenland anglais, les prés salés du Cotentin et de la baie du Mont-Saint-Michel –, il s’agit moins de terres envahies par l’eau de mer que de marécages desséchés pour tout ou partie, où l’humidité est maîtrisée et canalisée. Leur principale caractéristique, commune à toutes les formes de marais, est la présence d’un réseau hydraulique doublé d’un système de protection contre les inondations (levées, voire digues pour les aménagements de type polders, les plus sophistiqués). En Poitou par exemple, le canal principal d’un marais est dit achenal, et les canaux sont commandés par des portes ou des écluses qui permettent de moduler le niveau d’eau. Ces travaux d’aménagement ont été dans la plupart des cas initiés par des seigneuries ecclésiastiques : le Marais Poitevin, par exemple, a été construit à partir du XIIe siècle par les Bénédictins de Saint-Michel-en-l’Herm et de Luçon, suivis par des seigneurs laïcs comme ceux de Champagné-les-Marais (Sarrazin, 1997).

Le Marais Poitevin ou les marais salants atlantiques ne sont pas, cependant, des zones maritimes à proprement parler : ils ne sont pas établis directement en front de mer, mais toujours un peu en hauteur, sur des schorres mûrs. Ils sont installés dans des zones certes amphibies et boueuses, mais abandonnées par l’eau de mer ; au final, un marais est bien une pièce de terre à partir du moment où l’eau de mer y est maîtrisée par l’homme. Bien qu’humide sur le plan physique, il est conçu comme sec, ce dont témoigne l’ingénieur Claude Masse à la toute fin du XVIIe siècle, dans son Mémoire sur les marais salants : il explique que les marais ont été construits entre des chenaux qui ne sont que des restes de la mer qui s’est « insensiblement » retirée (Sarrazin, 1997). La bonification apparaît comme une forme de civilisation du paysage, qui recouvre l’eau de mer par une humidité maîtrisée. C’est entre ces deux types d’humidité que se situe la ligne de partage mentale de l’époque, et non entre l’« eau » et la « terre ».

Ces aménagements témoignent toutefois d’une forme particulière de « maritimité ». Formés d’un certain équilibre entre eau douce, eau saumâtre et eau salée, les marais introduisent l’eau de mer à l’intérieur des terres. Les habitants témoignent de cette empreinte maritime dans une région où la mer elle-même n’est pas visible : on évoque un passé mythifié où la mer s’étendait jusqu’au Marais Poitevin, comme dans le récit du sieur de La Popelinière qui, dans la seconde moitié du XVIe siècle, rapporte que « plusieurs anciennes personnes se disaient assurées par leurs vieux pères que, du temps de leurs ancêtres, la grande mer couvrant tout le pays venait flotter à Luçon » (Sarrazin, 1997). Cette inondation mythique et mémorielle couvre alors un territoire nettement circonscrit et conçu comme maritime, témoignant ainsi d’une identité (présente), d’une mémoire collective (du passé), mais aussi d’une peur de l’inondation (future et nécessairement imprévisible). Elle souligne également l’impermanence du paysage en zone humide, ce que l’on retrouve dans la documentation flamande de la même époque : une terre cultivée peut être effacée par la mer, puis à nouveau bonifiée, sans qu’aucune forme ne soit définitive. Cela se vérifie nettement sur les côtes poitevines (vendéennes), où le processus de gain de terres qui s’était mis en place aux XIIe et XIIIe siècles se dégrade lentement à la suite de plusieurs invasions marines. Ces dernières ennoient la plaine de la Barbâtre à Noirmoutier, la baie de l’Aiguillon, la côte de Saint-Michel et La Tranche ; en 1351, un raz-de-marée mémorable engloutit le marais des Roussières en Olonnais, et probablement aussi la plaine de la Barbâtre. Ces cataclysmes, en sus des dommages matériels et humains qu’ils provoquent, contribuent à instaurer une temporalité propre aux milieux littoraux, entre mémoire des modifications du paysage et incertitudes de l’avenir. En 1407, un pêcheur de La Barre-de-Monts explique dans un procès où il témoigne que « quand la mer est pleine, le clos est empli d’eau de mer et lui-même, comme pêcheur, y est venu prendre du poisson, et quand la mer s’est retirée, tout un chacun y fait paître ses bêtes » (Sarrazin, 1997). Un paysage agricole devient de l’eau où l’on pêche, puis la sédimentation en fait un pâturage ; la terre et l’eau se succèdent, formant autant de strates temporelles dans la mémoire du pêcheur. Marais et zones humides sont des lieux de transition, aussi bien dans l’espace que dans le temps.

3. Le dynamisme des échanges maritimes à la fin du Moyen Âge

À ces perceptions très terriennes de la mer répondent les ambitions maritimes de la fin du Moyen Âge. C’est pour l’essentiel le grand commerce qui ouvre progressivement les côtes bretonnes, poitevines et aunisiennes à la mer, bien plus que les habitants des rivages.

L’augmentation des volumes d’échange commerciaux est un phénomène général en Occident à la fin du Moyen Âge. En raison de plusieurs facteurs – quête de sécurité, recherche de rentabilité et de souplesse des transports –, ces échanges se font de plus en plus par mer, dessinant des réseaux européens d’échanges en Méditerranée comme en Baltique, en mer du Nord et, de plus en plus, en Atlantique (Contamine et al., 2004). C’est à la faveur de ce phénomène, qualifié par certains historiens de « révolution nautique du Moyen Âge » (Lane, 1973), que les ports de la façade atlantique se développent considérablement. Du semis de petits ports de fond d’estuaire en Bretagne aux grands ports de la côte sableuse qui s’étend de l’estuaire de la Loire à la Gironde, tous connaissent un regain économique à la fin du Moyen Âge. Mais il est difficile d’affirmer que cela correspond alors à un développement économique des rivages : en effet, la croissance des ports n’ouvre les littoraux sur la mer que de manière ponctuelle. Ils orientent les trafics, non pas le long du littoral, mais de l’hinterland à la haute mer, sans nécessairement influencer la zone littorale elle-même, que les trafics traversent sans s’y arrêter (fig. 2). Il semble à cette époque que les ports créent en bord de mer une sorte d’effet tunnel, mais ne modifient pas fondamentalement le niveau de vie ou l’organisation spatiale des habitants des côtes4. Un port est surtout un point de rupture de charge, qui s’inscrit dans une série de « nœuds » : les marchés de l’arrière-pays, la ville portuaire, puis les autres marchés où se rendent les marchands ou bien dont ils viennent. Les marchands et les marins qui y circulent sont en outre des gens des villes, qui vivent et travaillent principalement en milieu urbain, et non des gens des campagnes littorales. Ces deux milieux évoluent conjointement mais ne semblent pas se mêler à cette période.

Figure 2 – L’« effet tunnel » créé par les trafics portuaires sur le littoral, d’après la documentation médiévale

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De ce point de vue, les côtes poitevines et saintongeaises constituent une zone stratégique à l’époque, pour deux raisons : d’une part, elles voient converger à la fois les marchands du Nord de l’Europe se rendant en Méditerranée ou dans la péninsule ibérique et les marchands du Sud allant en Flandre ou en Baltique. D’autre part, elles produisent et vendent l’« or blanc », le sel, dont le monde a de plus en plus besoin. Le sel est effectivement nécessaire pour conserver les produits d’une pêche en expansion : à partir du XIVe siècle, l’augmentation des tonnages de poisson pêché en Europe du Nord (principalement du hareng) et des durées des campagnes de pêche exigent de pouvoir saler le poisson à bord.

La façade atlantique qui s’étend de la zone croisicaise aux marais de Saintonge profite à plein de la vente du sel. Tout commence avec l’essor de La Rochelle, à partir du milieu du XIIe siècle, par la vente conjointe du sel et du vin d’Aunis. Les marais salants de la côte atlantique sont, pour reprendre l’expression d’Henri Touchard (1967), des « annexes saunières » de La Rochelle. Le sel saintongeais, mais également celui de la région croisicaise, sont alors transportés vers le Nord de l’Europe, en Baltique et en Angleterre. C’est effectivement l’Europe du Nord, manquant alors de sel, qui fait la fortune des ports salicoles atlantiques (Sarrazin, 2008). Cela a pour principale conséquence l’élargissement de la zone portuaire, au XIVe siècle, à « la Baie » : la Baie de Bourgneuf, ce plan d’eau situé au sud de l’estuaire de la Loire, entre pays de Retz, Bouin et Noirmoutier. Elle forme une nébuleuse portuaire tout à fait emblématique du développement des ports à cette période, à la faveur du grand commerce (fig. 3). Ses projections sont exclusivement nordiques : on parle dans la Hanse d’Allemagne, ce réseau de villes marchandes, du Baienfahrt, le « convoi de la Baie ». Le principe en est simple : des flottes de navires quittent Dantzig à l’automne, sont rejointes par d’autres venues de Norvège, des Pays-Bas, de Flandre, et tous gagnent la Baie de Bourgneuf entre décembre et mars (Agats, 1904). Ces navires transportent un sel explicitement dénommé Baiesalz, le « sel de la Baie », témoignant par là même de l’importance prise par cette région dans le commerce international du sel. La nébuleuse de la Baie polarise en effet les trafics commerciaux de la région. On ne trouve pas de cas similaire en Bretagne, où les marins sont avant tout des rouliers, des transporteurs (Cassard, 1998) ; exécutants plus que commerçants, ils sont beaucoup plus dépendants des trafics que les Poitevins et les Rochelais et leur réseau portuaire demeure moins important que sur les côtes sableuses de l’Atlantique. On trouve d’ailleurs des rouliers bretons dans la Baie, qui s’imposent dans le transport salicole jusqu’en Zélande (Touchard, 1967). En outre, le commerce du sel en attire d’autres dans la région : on y échange du vin, des toiles, des fourrures, du bois, du fer, de l’huile, du miel, bref des produits venus du Nord comme du Sud de l’Europe et qui trouvent dans ce carrefour commercial un marché idéal (Sarrazin, 2008).

Figure 3 – La nébuleuse portuaire de la Baie de Bourgneuf à la fin du Moyen Âge, d’après une carte marine française de 1693

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Comme on peut le constater, l’ouverture portuaire correspond également à une ouverture internationale. Et c’est là une conséquence essentielle du développement portuaire : les échanges économiques induisent la formation de zones cosmopolites sur les rivages. À Nantes ou à La Rochelle, marchands castillans et hanséates ont leurs quartiers ; mais le phénomène ne touche pas que les grandes villes. À Noirmoutier, en 1449, « affluent plusieurs personnes de nations étrangères, marchands et autres de ce royaume en diverses contrées » (Guérin, 1903). Ces « diverses contrées » sont ici d’autres régions du royaume de France, mais n’en demeurent pas moins nations étrangères dans le cadre d’un bourg médiéval. En Bretagne, dans l’embouchure du Blavet en 1479 se trouvent des navires anglais, castillans et bretons (Moal, 2008).

Or ces diverses nations communiquent entre elles : s’il n’y a pas dans nos régions de lingua franca parlée par tout un chacun, les marins peuvent dire quelques mots dans d’autres langues ; dans le cas breton que nous venons de citer, quelques habitants du cru peuvent communiquer avec des Anglais qui se sont échoués dans le havre. La communication peut d’ailleurs être parfois violente : la Baie de Bourgneuf, à la fin du XVe siècle, réserve certains avant-ports à certaines nations pour éviter qu’elles ne se livrent à des bagarres en ville (Sarrazin, 2007)5. L’ouverture sur la mer permet le développement économique des régions, mais également la rencontre avec l’Europe marchande.

On voit bien à la fin du Moyen Âge que l’usage économique de la mer (commerce, transport, développement portuaire) ne se superpose pas nécessairement à la proximité géographique de la mer. À la méfiance des gens du littoral envers la mer répond le grand commerce maritime, qui ne touche en bord de mer que les ports, et leurs arrière-pays. En raison des besoins européens en sel, on observe la mise en place d’un tropisme atlantique qui se manifeste avec éclat dans le complexe portuaire de la Baie de Bourgneuf.

Conclusion

Lieux intermédiaires par excellence, les littoraux atlantiques sont perçus à la fin du Moyen Âge comme des régions frontalières. Leur aménagement se conçoit à la fois de manière longitudinale et de manière transversale : les habitants des côtes, en luttant contre les invasions marines, en maîtrisant les zones humides, contribuent à un processus de civilisation de ces zones éloignées des pouvoirs centraux qui se fait en suivant la ligne de côte. La mer et l’humidité sont pour eux des adversaires contre lesquels ils sont en lutte perpétuelle, et qu’ils cherchent à repousser ; de nos jours, la platitude aménagée du Marais Poitevin, entre Vendée et Charente, atteste ces patients travaux de transformation du littoral. Les marins et les marchands, quant à eux, traversent le littoral par le biais des ports, permettant ainsi d’ouvrir les trafics locaux sur le commerce européen, autrement dit, à l’époque, mondial. La mer, pour eux, est l’instrument indispensable du développement économique. Elle ouvre les côtes atlantiques sur un horizon qui, en cette fin de Moyen Âge, commence à basculer de l’autre côté de l’océan.

Cette dichotomie entre une mer ouverte sur les échanges et un littoral dont on se méfie se retrouve tout au long de l’époque moderne. Bien plus que les plages, ce sont les ports qui attirent main-d’œuvre et marchandises au XVIIe ou au XVIIIe siècle ; il faut attendre le XXe siècle pour voir les côtes attirer les vacanciers, suite à la mode aristocratique des bains de mer, puis à la vogue du bronzage à partir des années 1930. Le paysage touristique de nos régions, entre villas isolées des côtes rocheuses et barres d’immeubles des grandes plages de sable, en témoigne.

1 En Bretagne, une mesnie large est un groupe familial élargi qui sert de groupe exploitant.

2 Limites.

3 Leur moyen de subsistance.

4 Ce qui évoluera à l’époque moderne, en raison de l’ampleur des chantiers navals ou des besoins en hommes sur les navires.

5 C’est une rixe violente entre Anglais et Hollandais en 1443 qui conduit les autorités à décider que les Anglais accosteraient désormais à Bouin et

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Notes

1 En Bretagne, une mesnie large est un groupe familial élargi qui sert de groupe exploitant.

2 Limites.

3 Leur moyen de subsistance.

4 Ce qui évoluera à l’époque moderne, en raison de l’ampleur des chantiers navals ou des besoins en hommes sur les navires.

5 C’est une rixe violente entre Anglais et Hollandais en 1443 qui conduit les autorités à décider que les Anglais accosteraient désormais à Bouin et les Hollandais à Bourgneuf.

Illustrations

Figure 1 – Représentation schématique des déplacements des habitants des rivages, d’après la documentation médiévale

Figure 1 – Représentation schématique des déplacements des habitants des rivages, d’après la documentation médiévale

Figure 2 – L’« effet tunnel » créé par les trafics portuaires sur le littoral, d’après la documentation médiévale

Figure 2 – L’« effet tunnel » créé par les trafics portuaires sur le littoral, d’après la documentation médiévale

Figure 3 – La nébuleuse portuaire de la Baie de Bourgneuf à la fin du Moyen Âge, d’après une carte marine française de 1693

Figure 3 – La nébuleuse portuaire de la Baie de Bourgneuf à la fin du Moyen Âge, d’après une carte marine française de 1693

Citer cet article

Référence électronique

Frédérique Laget, « Perceptions et pratiques médiévales de la mer et du littoral, du golfe du Morbihan aux rivages aunisiens (XIIIe-XVe siècle) », Cahiers Nantais [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 16 février 2021, consulté le 22 novembre 2024. URL : http://cahiers-nantais.fr/index.php?id=928

Auteur

Frédérique Laget

Historienne, Université de Nantes, CRHIA EA 1163

Droits d'auteur

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