La montée en puissance de l’Union Européenne et l’éventualité d’un nouveau découpage du territoire national (par exemple celui du rapport Balladur) constituent des éléments favorables aux régions qui affichent des identités lisibles. C’est le cas de la Bretagne, grâce notamment à une dimension maritime reconnue : cette région « incarne » la mer aux yeux de nombreux citoyens ainsi que de l’État (par exemple avec le pôle de compétitivité « Mer »). Cette reconnaissance repose en partie sur l’action du Conseil Régional. En effet, celui-ci ne ménage pas ses efforts depuis sa forte implication (avec son Conseil Économique et Social) dans l’élaboration de l’Arc Atlantique à la fin des années 1980 (Poussard, 1996) jusqu’à ses nombreuses politiques publiques contemporaines en faveur du développement des connaissances maritimes, de l’aide aux entreprises de ce domaine et de la préservation des patrimoines naturels et culturels des littoraux régionaux. Toutefois, pour autant qu’elle soit reconnue et acceptée, l’identité maritime promue par cette institution ne fait pas l’unanimité à l’échelle locale : la relation que les élus des côtes bretonnes entretiennent avec l’océan Atlantique diffère sensiblement d’un territoire à un autre.
Pour le montrer, nous analysons les périodiques d’informations des collectivités territoriales des littoraux du sud de la Bretagne1. Ces supports de communication, véritables instruments de propagande (Faur, 1999), qui possèdent une forte proximité avec leurs promoteurs2 (Lussault, 1993), participent en effet de la construction des identités maritimes locales. Trois types de représentations politiques apparaissent à l’issue de notre comparaison : le premier se compose des collectivités qui adhèrent au projet identitaire du Conseil Régional, les deux seconds de celles qui le rejettent. Dans un second temps, nous mettons en évidence les facteurs qui cimentent ou fissurent la représentation maritime uniforme de la région, en insistant sur ceux de nature politique.
1. L’océan dans les collectivités territoriales des littoraux bretons, entre appropriation massive et désintérêt
L’océan « vécu », le fondement des identités maritimes locales
Pour la sociologue Catherine Bertho (1980), la majorité des représentations régionales, qui contribuent à caractériser les anciennes grandes provinces françaises, ont pris naissance au cours du XIXe siècle. L’image de la Bretagne est alors essentiellement terrienne et noire :
C’est toujours la culture rurale qui porte la personnalité de la province ; elle est toujours perçue en termes de folklore ; ce sont toujours le caractère de la race, de la personnalité de la langue bretonne, l’influence du climat et la nature du sol, la célébration des costumes, des danses, des monuments, qui contribuent à nourrir la représentation de la province. (Bertho, 1980, p. 62).
Au côté de cette conception terrestre encore largement visible de nos jours (Goré, 2006), émerge à la même période la dimension maritime de la région. Celle-ci profite du développement des bains de mer, la réalisation de guides et d’ouvrages ou la multiplication des voyages romantiques contribuant à faire connaître de nombreux sites, lieux et paysages littoraux et maritimes. Par la même occasion se forge la grande valeur sociale attribuée à certains d’entre eux, comme la Pointe du Raz ou les îles (par exemple Belle-Ile).
Des espaces littoraux et maritimes toujours emblématiques
Ces espaces littoraux et maritimes occupent une part toujours importante dans les représentations politiques territoriales contemporaines. Par exemple, ils sont au cœur de la communication périodique du Conseil Général du Finistère (fig. 1).
Figure 1 : Les lieux photographiés dans Pen Ar Bed, le périodique du Conseil Général du Finistère entre septembre 2003 et avril 2007 (17 numéros)
Au-delà du nombre élevé de photographies, la surreprésentation de ces lieux littoraux et maritimes peut également être mesurée de deux autres façons. D’une part, leur répartition géographique est différente de celle de la population départementale : par exemple, les agglomérations de Brest et Quimper sont peu mises en scène dans les périodiques. On relativisera toutefois la portée de cette affirmation au regard de la dimension « propagandiste » de ces documents, qui ont pour objectif de faire la promotion de l’action politique locale et qui agissent en faveur de la satisfaction des administrés. Les élus finistériens s’appuient sur les lieux qui font la réputation positive de leur territoire, particulièrement les sites littoraux et maritimes et, donc, généralement non-urbains. D’autre part, le rapport de force entre les deux aspects de l’identité régionale tourne dans ce périodique nettement à l’avantage du maritime : les Monts d’Arrée, lieux emblématiques de la Bretagne terrestre, sont peu mis en valeur dans la communication départementale.
Dans les autres territoires, la présence du patrimoine maritime naturel semble varier selon les caractéristiques géographiques locales. Les élus des stations balnéaires (Fouesnant, Carnac) sont par exemple d’actifs promoteurs de leur bord de mer en tant que milieu naturel (plages, dunes, marais). En revanche, dans les périodiques des communes portuaires et des « grandes » collectivités (Morbihan et Conseil Régional de Bretagne), ce patrimoine est globalement moins présent ; en outre, la nature n’y est pas toujours littorale ou maritime.
Un patrimoine maritime culturel omniprésent
Le patrimoine maritime culturel, qui constitue le second thème de « l’océan vécu », possède une présence inverse au patrimoine naturel : largement visible dans les communes portuaires, il est quasiment absent des périodiques des stations balnéaires.
Dans la communication des municipalités de Douarnenez, Concarneau ou Lorient, la diversité des lieux (phares, musées, bâtiments militaires et portuaires notamment) et des types d’héritages (bâtis, techniques, fêtes, etc.) est remarquable. Une analyse des stratégies de communication montre que ce patrimoine est mis en scène sous des formes également variées : de volumineux dossiers (Concarneau, Douarnenez), des articles, des rubriques, et des photos. Parfois, il est même le sujet principal de l’édito du maire. Cette rhétorique concourt à faire du patrimoine maritime culturel le thème le plus récurrent des périodiques portuaires. Il est vrai que ces héritages contribuent, au même titre que certains sites naturels, à incarner la Bretagne « maritime » : ces cités sont les territoires les plus représentatifs du patrimoine maritime culturel breton aux yeux des autochtones (A. Le Dem, 2004).
Par ailleurs, si l’on élargit l’analyse en comparant avec les périodiques de collectivités non-bretonnes, on observe que ce n’est pas tant la quantité de références au patrimoine maritime qui assure une distinction régionale (le patrimoine maritime est omniprésent dans la grande majorité des territoires littoraux océaniques), mais des lignes éditoriales singulières. En effet, l’effort patrimonial ne s’effectue pas dans ces cités portuaires sur le même mode incantatoire qu’aux Sables d’Olonne ou Capbreton. Les élus des ports bretons ont moins pour ambition de stimuler l’imaginaire maritime que d’entretenir la mémoire de périodes passées glorieuses, dans le domaine de la pêche ou de la marine commerciale et militaire. Les rédacteurs des périodiques postulent en quelque sorte la réalité maritime de leurs territoires : celle-ci n’a pas besoin d’être énoncée, elle est. Ce patrimoine culturel constitue un des éléments de cette réalité, au même titre que des activités maritimes qui, même en déclin depuis de longues années, sont encore largement présentes dans cette région.
L’économie maritime, un thème spécifiquement breton
Il est ainsi peu surprenant de constater que les périodiques qui assurent une importante promotion du patrimoine maritime culturel sont également ceux dans lesquels les références aux activités productrices (pêche, commerce, conchyliculture principalement) sont les plus nombreuses. C’est le cas de la pêche à Douarnenez, Concarneau et Lorient, la construction navale et les infrastructures portuaires à Brest, Concarneau, Lorient et, à un degré moindre, à Vannes où notre analyse est concomitante de divers projets de réaménagements portuaires (port de commerce et de passagers). Le volume de références à ce troisième thème reste toutefois globalement moins important que pour le patrimoine maritime.
La mise en scène de ces activités se révèle également moins enjouée que celle des périodes glorieuses du passé local : la ligne éditoriale est en tension permanente entre les objectifs des périodiques et des réalités socioéconomiques sensibles. D’une part, ces magazines d’informations, qui s’attachent à produire une image enjolivée et positive du territoire, se doivent d’occulter, dans leur quête de reflet idéal, des connotations négatives. Par exemple, les difficultés contemporaines (pêche, construction navale) sont à proscrire, ainsi que certains attributs d’un imaginaire portuaire parfois synonyme de sueur, de travail difficile, de syndicalisme ou de trafics en tous genres. Néanmoins, étant donné que ces activités demeurent un pilier de l’économie locale, les élus sont obligés d’afficher leur solidarité et leur soutien, dans les périodiques comme au travers de leurs politiques publiques : ces activités emploient toujours bon nombre de « travailleurs-électeurs ». Quand les difficultés de l’économie maritime sont considérables, la pression peut devenir forte, par exemple à Douarnenez, puisque « la forte décrue démographique liée au déclin de la filière pêche mais aussi la fermeture de quelques services publics ont engendré une mentalité dépressive chez les habitants »3. En revanche, quand le tonnage du port de pêche est de bon niveau, le périodique vient abondamment le commenter, et met en avant les efforts de tous et particulièrement ceux de la municipalité.
Pour les collectivités supra-communales (Communauté d’Agglomération de Lorient, Conseils Généraux du Finistère et du Morbihan, Conseil Régional), la tension est moindre du fait de liens plus distendus entre le périodique et les habitants. Toutefois, cela ne les empêche pas d’afficher un fort soutien aux activités maritimes, la communication relayant leurs initiatives et leur accompagnement des politiques publiques communales. Ces discours sont en adéquation avec le domaine de compétences de collectivités qui œuvrent principalement en faveur du développement économique. Aussi, de façon globale, les périodiques bretons contiennent une quantité plus importante de références à l’économie maritime que ceux de la plupart des collectivités des autres littoraux océaniques. Cette médiatisation contribue, avec les lignes éditoriales, à faire de ce thème un pilier du projet identitaire régional. Ce constat ne s’applique pas toutefois aux stations balnéaires (Fouesnant et Carnac), dans lesquelles le cadre de vie littoral est primordial ; ni à Quimper (commune comme agglomération) et Auray. Éloignées géographiquement et symboliquement de l’océan, ces dernières le sont aussi idéologiquement : leur périodique favorise la dimension terrestre de l’identité bretonne.
« L’océan ludique » et « l’océan découverte », des thèmes au service de la modernisation des identités maritimes
Dans la communication périodique des collectivités territoriales bretonnes, le maritime ne se réduit pas aux seuls patrimoines et activités, même si ces thèmes sont dominants. Ce domaine se nourrit également de thèmes plus dynamiques et plus modernes.
La Bretagne, le « berceau de la voile »
C’est le cas de la plaisance, les périodiques de Brest, Lorient, Vannes, mais aussi ceux de Concarneau et des Conseils Généraux du Finistère et du Morbihan, multipliant les références à la voile sportive (courses, navigateurs), à la filière (construction, équipements) et aux innovations régionales dans ce domaine. Localement, les travaux du Port du Château de Brest ou la construction de la Cité de la Voile à Lorient, largement médiatisés, symbolisent le désir politique de profiter du dynamisme de cette activité et, partant, de donner aux relations avec l’océan un caractère plus moderne.
Cette idée n’est pas spécifiquement bretonne : l’association de la plaisance avec le territoire constitue une pratique largement répandue dans le Centre-Ouest Atlantique (ports vendéens, La Rochelle). En fait, en exhibant leurs savoir-faire, les collectivités bretonnes se positionnent dans un domaine hautement concurrentiel, en termes d’image (marketing territorial) comme sur le plan économique.
En revanche, une particularité régionale apparaît si l’on considère non plus seulement la seule plaisance mais le nautisme dans son ensemble. Celui-ci est en effet synonyme de lien social (entre individus et entre générations) dans nombre de périodiques, qui aiment à rappeler que la région est le « berceau » de la voile (Concarneau, Brest, Douarnenez, Lorient, Finistère) et qu’à ce titre elle se doit d’être accessible à tous les citoyens. Les nombreux reportages sur les écoles de voile, les classes de mer ou sur les stages d’entreprises dans un bateau constituent quelques uns des artifices rhétoriques mobilisés pour construire ce nautisme régional.
Les autres collectivités ne s’inscrivent pas dans cette logique. Pour les élus des stations balnéaires, la plaisance est visible sous une conception moins moderne, et sa mise en scène s’effectue dans un espace maritime plus étriqué : la baie et les régates, plutôt que l’océan et les transatlantiques ; enfin, le nautisme y est prioritairement synonyme de sports de plages. De leur côté, les périodiques du Conseil Général du Morbihan et de Vannes sont plus préoccupés par la voile sportive, et occultent sa dimension sociale. Enfin, au regard de leur position en retrait du littoral, la plaisance et le nautisme sont peu présents dans les périodiques de Quimper et d’Auray, et se pratiquent sur les fleuves (Steir et Odet pour Quimper).
Le savoir maritime, un thème émergent
Le second domaine de référence qui contribue à donner une coloration plus moderne aux projets identitaires des élus bretons est le savoir maritime, thème qui regroupe l’ensemble des connaissances sur les milieux océaniques et sur les relations entre les hommes et ces milieux. Ce savoir, qui rejoint les priorités de l’Union Européenne en matière de développement de l’économie de la connaissance, s’inscrit également au cœur des ambitions maritimes récemment affichées par cette institution (Jean et Baudelle, 2009). Il génère par conséquent de nombreux financements mais aussi, à l’instar de la plaisance, des attentes en matière de fréquentation touristique et de retombées économiques locales. Les actions en faveur du développement du savoir maritime sont nombreuses en Bretagne, ce dont se font écho les périodiques. Toutefois, cette médiatisation reste l’apanage des municipalités les plus importantes, qui affichent la qualité de leurs structures de recherche et de diffusion de la culture scientifique maritime : Océanopolis, l’Institut Universitaire Européen de la Mer (IUEM) ou le Centre de Documentation, de Recherche et d’Expérimentation sur les pollutions accidentelles des Eaux (CEDRE) de Brest ; le navire « Thalassa » à Lorient ; ou encore le Marinarium à Concarneau.
Par ailleurs, on observe pour le savoir maritime la même répartition des collectivités que pour les autres thèmes (tab. 1).
Tableau 1 : Le maritime dans les périodiques des collectivités territoriales des littoraux de Bretagne sud.
En effet, si les élus des villes portuaires communiquent sur ce thème, et de façon plutôt élaborée, ceux des stations balnéaires, de Vannes, Quimper, Auray et le Conseil Général du Morbihan ne s’en préoccupent que (très) modestement voire pas du tout. Enfin, les grandes collectivités conservent leur rôle d’accompagnatrice des communes, laissant émerger le savoir maritime sans pour autant en faire le pilier de leur communication (Conseil Général du Finistère, Conseil Régional).
2. De l’identité maritime au projet politique identitaire par le maritime
Comment expliquer cette répartition homogène des collectivités territoriales en fonction de la présence du maritime dans leur communication périodique, malgré notamment des différences d’échelles institutionnelles ? Nous examinons maintenant trois types d’explication : territoriale, électorale et politique.
L’explication territoriale : dynamiques et représentations des territoires littoraux bretons
Nous regroupons ici, sous le terme d’explication territoriale, les dynamiques géographiques des territoires des collectivités dont la puissance est telle qu’elles orientent de façon drastique la communication politique.
Cela signifie par exemple que, face aux difficultés socioéconomiques que leurs territoires ont en commun (villes portuaires), les élus construisent des représentations similaires du maritime ; celles-ci se fondent alors sur les patrimoines et les activités maritimes ainsi que sur des thèmes (plaisance, savoir maritime) porteurs de modernité et d’opportunités économiques (emplois, aides financières, etc.). Une histoire à certains moments ressemblante (par exemple les « villes nées de la mer » comme Brest et Lorient) peut également contribuer à l’élaboration de périodiques analogues.
L’influence des dynamiques territoriales est aussi visible dans la communication des assemblées départementales et régionale : ces territoires en difficulté sont aussi les espaces sur lesquels s’exercent leurs compétences. Enfin, pour les municipalités de stations balnéaires, mettre en valeur le bord de mer en tant qu’espace naturel procède également d’une certaine logique géographique.
Cette explication territoriale implique par ailleurs le rôle majeur des représentations sociales assignées aux littoraux bretons : le fait qu’ils incarnent le maritime contribue forcément à influencer le regard des acteurs politiques locaux. Le poids de ces représentations sociales y est tel qu’il serait imprudent voire dangereux pour les élus de ne pas y souscrire, de mettre en adéquation l’idéel (les représentations sociales) avec le représenté (le territoire) construit par leurs périodiques. La présence massive du maritime dans la communication des municipalités portuaires en constitue un exemple significatif.
De la même façon, les images de Quimper, de Vannes et d’Auray sont construites autour de la dimension terrestre de l’identité régionale : ces villes comptent parmi les lieux les plus symboliques de la Bretagne « traditionnelle », avec leurs centres-villes médiévaux et certaines manifestations (festnoz, spectacles, etc). Cette dimension terrestre agit ainsi comme une véritable idéologie territoriale au sens de Di Méo (2001), et minore la place accordée localement au maritime, de façon permanente ou ponctuelle (par exemple dans le périodique de Lorient le temps du Festival Inter Celtique).
Toutefois, ce facteur territorial ne peut à lui seul expliquer la répartition homogène des collectivités en fonction de l’imaginaire maritime qu’elles construisent. En effet, pour les territoires portuaires, une première interrogation émerge : au-delà de la présence de dynamiques géographiques assez similaires, la conception et les ambitions des périodiques diffèrent fondamentalement. Quoi de commun entre le périodique de Douarnenez et celui de Brest dont une large partie est réservée à la Communauté Urbaine, avec une ligne éditoriale centrée sur la dimension métropolitaine de l’agglomération et à destination d’une population quinze fois plus nombreuse ?
Un autre questionnement apparaît, sur le plan thématique cette fois, et se manifeste par exemple dans les périodiques des stations balnéaires bretonnes : pourquoi leurs élus se préoccupent-ils exclusivement du seul environnement littoral naturel ? L’analyse des choix éditoriaux des municipalités de stations balnéaires de taille comparable et situées sur la façade Atlantique française, montrent qu’une part importante communique sur d’autres thèmes maritimes (Brulay, 2008). Elles exaltent les fragments d’un passé portuaire somme toute assez modeste (pêche, commerce), ou mettent en valeur les héritages bâtis de la glorieuse époque des bains de mer (villas, casinos, hôtels).
La conception des périodiques et les choix éditoriaux de leurs producteurs, qui relativisent la portée de l’explication territoriale, nécessitent par conséquent de réinterroger le processus d’élaboration des représentations politiques territoriales. Il s’agit en quelque sorte de déplacer notre regard du territoire vers le politique : de considérer ces représentations comme un des composants des projets des élus. Une telle perspective « transforme » le territoire, faisant de lui non plus un simple donné mais un élément utile4 à la réalisation de leurs ambitions.
Des visées électorales transparaissent alors des images spatiales construites par les élus des littoraux bretons. Si, au regard de la dimension propagandiste des périodiques, une telle affirmation n’est pas franchement originale, il reste toutefois nécessaire de montrer en quoi le maritime participe de ces objectifs. En outre, au-delà d’enjeux électoraux exclusivement locaux, c’est plus largement la dimension politique du projet maritime qui doit être interrogée : particulièrement, le fait que les relations avec l’océan soient similaires dans les périodiques de plusieurs collectivités.
Rhétoriques maritimes et dynamiques électorales
Le premier type de motivation qui transparaît de l’analyse des représentations politiques territoriale est de nature électorale : une rhétorique maritime positive joue en faveur de son producteur. On sait en effet qu’un maire qui incarne, par ses actions et son énergie, celui qui sort le territoire de la crise en récupère des bénéfices électoraux (Bussi et Badariotti, 2004). La façon dont l’équipe municipale autour de Joël Batteux à Saint-Nazaire a construit à partir des années 1980 un discours autour de « L’énergie Atlantique » de sa commune illustre ce processus : cette rhétorique a contribué à sa réélection sans interruption depuis 1983. Les mandatures de Michel Crépeau à La Rochelle en constituent un autre exemple significatif.
Dans les périodiques des communes portuaires bretonnes, ce type de lien entre élus et territoire n’est pas visible de prime abord : ceux qui dirigent les municipalités de Brest et de Lorient au début des années 2000 s’inscrivent dans la continuité de leurs prédécesseurs. En effet, les anciens maires (Jean-Yves le Drian à Lorient, Pierre Maille à Brest) sont des élus qui ont produit, à l’instar de leurs homologues nazairien ou rochelais, un discours territorial dans lequel le maritime est connoté positivement. Leurs successeurs leur emboitent le pas, assurant la continuité d’un mouvement dont ils ne sont certes pas à l’origine mais sur lequel ils s’appuient pour obtenir une certaine légitimité pour s’approprier les relations entre leur territoire et l’océan.
Cette continuité est visible dans le contenu de leurs périodiques : ceux-ci se fondent sur la plaisance et le savoir maritime plutôt que sur le passé glorieux ; et l’accent y est également mis sur leur investissement pour relever l’économie maritime locale.
À Douarnenez, le discours contemporain sur l’océan est en revanche moins positif, et l’exaltation des périodes glorieuses du passé maritime local constitue le procédé rhétorique le plus largement mobilisé. L’instabilité politique y est patente, et les municipalités successives se trouvent dans l’incapacité de dépasser par le discours les difficultés des activités maritimes.
En fait, parmi les ports bretons, seul Concarneau possède une situation comparable avec La Rochelle et Saint-Nazaire. Son maire Gilbert Le Bris, qui a enchaîné quatre mandats successifs (de 1983 à 2008), a fait de sa commune une « ville bleue », slogan touristique décliné ensuite dans différents domaines de la vie locale (patrimoines et savoirs maritimes).
Le renversement de la perception du maritime se pose ainsi comme un processus progressif, à cause de la grande sensibilité locale de ce domaine (le musée de Port-Rhû à Douarnenez a couté sa place à la municipalité sortante en 2001) ; mais aussi parce qu’il reste dépendant de la capacité des élus à l’inscrire dans la durée. Si cette inscription est effective, utilisation du maritime et longévité électorale s’autoalimentent, et assurent la pérennité de majorités de gauche5 ; cela d’autant que ces villes portuaires, au regard de leur composition sociale (surreprésentation des fonctionnaires, populations aux revenus assez homogènes et globalement peu élevés), possèdent un électorat plutôt favorable à ce type de vote.
On ne retrouve pas ce contexte spatio-temporel favorable dans les autres territoires de la Bretagne sud, les liens entre les discours maritimes et les ambitions politiques y sont par conséquent moins forts. Néanmoins, dans les stations balnéaires, le fait que seul l’environnement littoral naturel trouve grâce aux yeux des élus ne signifie pas qu’il ne possède aucune influence sur les résultats électoraux ou, plus largement, qu’il ne contribue pas au déroulement du gouvernement politique local. De telles représentations territoriales permettent en effet de concilier les attentes potentiellement divergentes entre les résidents permanents6, ceux qui vivent de la fréquentation touristique et ceux qui vivent de la conchyliculture (Carnac). Cette rhétorique fondée sur la grande valeur du littoral local s’insère en outre dans un discours environnemental global synonyme de qualité de vie (qualité de l’eau, des milieux et des paysages).
Le cas du périodique de Vannes, autre bastion de la droite7, se révèle assez singulier. Le maritime y est présent par le biais de deux éléments : le Golfe du Morbihan, avec ses qualités naturelles et environnementales ; et la plaisance, dont on a vu précédemment que son ambition était de mettre en valeur le savoir-faire des entreprises locales et, au-delà, de montrer le dynamisme économique et la capacité d’innovation du territoire. Toutefois, la dimension terrestre de l’identité bretonne reste majoritaire : la promotion des relations avec l’océan n’apparaît pas aux yeux de la municipalité dirigée par l’ancien Ministre François Goulard comme déterminante pour la pérennité de son équipe. Les thèmes maritimes ne sont principalement utiles qu’aux stratégies de marketing territorial. On retrouve une appropriation similaire de l’océan dans les périodiques du Conseil Général du Morbihan dirigé par le sénateur de centre droit, Joseph-François Kerguéris : doit-on en conclure qu’il existe sur les littoraux bretons des représentations politiques territoriales de gauche (favorables au maritime) et d’autres (terrestres et donc pas ou peu maritime) de droite ?
Projet identitaire par le maritime et régionalisme
L’examen du périodique d’Auray pondère d’emblée une telle affirmation : la municipalité dirigée depuis 1995 par le communiste Michel Le Scouarnec se désintéresse totalement du maritime. Néanmoins, il est délicat de donner au discours politique alréen une valeur d’exemple. En premier lieu parce que cette équipe municipale ne communique que rarement sur son territoire (identité bretonne terrestre y compris) : celui-ci s’efface derrière les enjeux sociaux (lutte contre le chômage, en faveur du logement et de la mixité sociale). De plus, au-delà de l’exemple d’Auray, on se heurte de nouveau à la spécificité de périodiques dont la conception est orientée par des facteurs locaux car relatifs à l’équipe politique en place, aux dynamiques territoriales, au profil des « habitants – électeurs », etc. Ces éléments confèrent théoriquement un caractère unique à chaque série. Aussi, les similitudes observées dans les périodiques des communes portuaires, et absentes des territoires tenus par la droite, laissent à penser que si distinction partisane il y a, elle ne vaut que pour la gauche socialiste de Bretagne. Pour s’en convaincre de façon définitive, il est nécessaire d’englober les représentations socialistes du maritime dans une vision extra-communale.
On a vu précédemment que les périodiques du Conseil Général du Finistère et du Conseil Régional de Bretagne se fondent sur les mêmes représentations que ceux des communes portuaires. On peut aussi rappeler que ces institutions sont dirigées par des majorités socialistes, et que leurs présidents sont respectivement les anciens maires de Brest et de Lorient. Enfin, Barbara Loyer (dans Giblin, 2004), qui compte parmi les nombreux auteurs pour qui le discours régionaliste est passé de droite à gauche dans les années 1960, a signalé à quel point ce type de projet trouvait un écho important en Bretagne de nos jours. Elle a par la même occasion montré le rôle de certains sites et paysages littoraux et maritimes, considérés comme emblématiques de la Bretagne, en tant que supports spatiaux du projet régionaliste des socialistes bretons.
Le mystère autour des similitudes dans la communication des collectivités socialistes se dissipe donc, laissant la place à l’idée que les périodiques des communes portuaires montrent l’adhésion de leurs élus à un projet régionaliste dans lequel le maritime constitue un fondement en même temps qu’un des médiateurs. Le cœur spatial de ce projet se situe dans le Finistère, ses paysages côtiers complétant avec efficacité la forte présence de la langue bretonne « pour former la représentation d’un territoire « essentiellement » breton » (Loyer dans Giblin, 2004, p.304) Le logotype du Conseil Régional illustre de façon convaincante le rôle attribué à la géographie littorale et maritime par les élus bretons (fig. 2). La partie orientale de la région y constitue en quelque sorte un point de départ vers la partie occidentale (l’océan), et cette représentation met l’accent sur les fameux lieux emblématiques (les trois « étoiles »8 figurant les îles) de l’identité maritime
Dans cette quête collective socialiste, le rôle du Conseil Régional est beaucoup plus important que sa seule communication périodique le laisse à penser. La majorité conduite par l’ancien Secrétaire d’État à la Mer est par exemple à l’initiative d’une Charte des Espaces Côtiers de Bretagne, dont l’objectif est d’y promouvoir une gestion durable. L’élaboration de ce document permet à cet exécutif d’acquérir un statut et une forme de compétences qu’il n’a pas sur le littoral. Il se place en effet comme le chef de file des collectivités territoriales pour ce domaine, s’appuyant au passage sur les pays (au sens des lois Pasqua et Voynet) littoraux dont une majorité est dirigée par des socialistes. Une telle organisation territoriale permet de transcender les forces centralisées de l’État et de son Préfet de Région.
Ce projet identitaire maritime régional, avec ses ambitions régionalistes, s’inscrit naturellement dans l’Europe des régions. Jean-Yves le Drian, en tant que vice-président de la CRPM (Conférence des Régions Périphériques Maritimes) ainsi que de la Commission Arc Atlantique, pèse de tout son poids pour influencer la destination des aides au développement, les critères d’éligibilité des régions et les orientations des programmes de développement communautaire. Un rapide coup d’œil sur le contenu des mesures du programme 2007 – 2013 pour l’Espace Atlantique (le territoire opérationnel pour la partie occidentale de l’Union) suffit pour s’en convaincre. L’économie et le savoir maritime (développement des connaissances en matière de sécurité maritime et d’océanographie, luttes contre les pollutions, essor des énergies marines renouvelables notamment) sont au cœur des préoccupations européennes, et sont largement favorables à la Bretagne. Ces orientations communautaires rejoignent les trois publications récentes (entre 2004 et 2007) du Conseil Économique et Social de Bretagne9. Si les ambitions de développement par le maritime des élus socialistes s’inscrivent dans la continuité de celles des majorités de droite qui les ont précédées (Poussard, 1996), leur caractère régionaliste y est en revanche plus affirmé.
Conclusion
Le rapport à l’océan Atlantique des élus des territoires littoraux bretons se situe au carrefour de la géographie et du politique. Au-delà des dynamiques territoriales, leur influence est en effet considérable dans le contenu des identités maritimes qu’ils construisent puisque l’on y retrouve l’ensemble des éléments qui rythme l’agir politique : affinités et rivalités partisanes, projets politiques territoriaux (régionalisme) et enjeux électoraux.
D’un autre côté, le fait que le maritime soit au cœur de la vie politique locale montre à quel point ce domaine occupe une place fondamentale dans ces territoires de nos jours, et recoupe des enjeux majeurs pour la Bretagne. On conservera néanmoins un certain recul avant de souscrire totalement à la proposition de Jean-Yves le Drian lors de son allocation aux journées d’études de l’ANEL10 en octobre 2007 :
En ce moment – je ne sais pas combien de temps durera cette période –, il y a une opportunité majeure de faire valoir les intérêts maritimes dans notre pays ; ce n’est pas arrivé souvent, quels que soient les gouvernements.