Le point sur une notion : le patrimoine

Résumé

Cet article propose un retour sur la construction et les évolutions de la notion de « patrimoine » et du processus de patrimonialisation depuis la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, la polysémie de ce terme et l’ampleur de ses utilisations par différents acteurs créent une confusion lexicale, à l’origine de glissements d’objets, de transferts de sens et d’une expansion des usages. Le « patrimoine », initialement défini comme un « héritage venant du père » est à présent considéré comme un produit social et collectif, défini en tant que un « bien commun » à différentes échelles, objet de mobilisations associatives, de politiques publiques et de reconnaissance internationale.

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Mots-clés

patrimoine, patrimonialisation, territoire, valeur, développement territorial, mémoire

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Texte

Le « patrimoine » renvoie aujourd’hui à une notion polysémique, mobilisée de façon exponentielle par différents acteurs (chercheurs, élus, techniciens, journalistes, etc.). Si, à l’origine, le terme désignait l’héritage venant du père (du latin pater), il est aujourd’hui considéré comme un produit social et collectif, défini en tant que « bien commun » à différentes échelles, objet de mobilisations associatives, de politiques publiques et de reconnaissance internationale. Nous tenterons dès lors d’en situer les multiples définitions en montrant les processus de translation de sens que cette notion a connus depuis la fin du XIXe siècle notamment. La notion du patrimoine de J.-P. Babelon et A. Chastel (2008) fait ici référence. Par une analyse historique des processus, ces auteurs montrent comment différents faits, religieux, monarchiques, familiaux, nationaux, administratifs et scientifiques, ont pu contribuer à la popularisation et à l’extension thématique de la notion de patrimoine. C’est notamment la Révolution française qui fait office de véritable rupture et amorce le processus de patrimonialisation. D’une mainmise du clergé et de la noblesse, la responsabilité de la gestion du patrimoine s’est déplacée vers l’État, principal artisan d’un élargissement social, d’une extension thématique et territoriale de la notion de patrimoine. L’intervention publique liée à la protection patrimoniale, consacrée dans un premier temps aux édifices monumentaux, s’est en effet ensuite étendue au cours du XXe siècle aux notions de paysage et de patrimoine de proximité.

Sous la plume de l’Abbé Grégoire, la notion de « monuments historiques » naît en 1790 et marque l’avènement d’un statut de reconnaissance patrimoniale pour les édifices recensés lors des inventaires depuis la fin du XIXe siècle. La loi de conservation des Monuments Historiques de 1887, et son complément de 1913, normalisent les règles de conservation du patrimoine et l’intervention de l’État dans la protection des monuments historiques. Entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle, le patrimoine représente un ensemble de sites et monuments considérés comme exceptionnels et comme représentatifs de la nation.

En plus du périmètre des 500 mètres autour des monuments historiques, la protection patrimoniale s’étend à partir de 1930 aux espaces naturels. L’instauration des zones de protection du patrimoine architectural urbain (ZPPAU) en 1983 (intégration du terme « paysager » en 1993), remplacées par les « Aires de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine » (AVAP) par la loi Grenelle II en 2010, marque l’avènement d’un patrimoine paysager.

Malgré la Révolution, la valorisation d’un patrimoine « exceptionnel » et monumental ne concerne longtemps qu’une société élitiste, dans le cadre de la construction d’une identité nationale.

La seconde moitié du XXe siècle constitue un tournant dans l’ouverture de la notion de patrimoine. Les années 1960, avec la création des parcs naturels régionaux (PNR), introduisent l’idée de décentralisation de la gestion du patrimoine et de participation des acteurs locaux. Les lois successives de décentralisation (1982-1983 et 2004) et le Grenelle I et II constituent des étapes contribuant à la gestion communale ou intercommunale, ainsi qu’à la consultation des acteurs locaux (participation à la détection et à la réglementation du patrimoine).

La décentralisation favorise le développement du « folklore » ou de ce que M. Rautenberg (2003) désigne comme un patrimoine « opportuniste » : les sociétés locales définissent des éléments patrimoniaux ainsi que leurs aires de valorisation. Une des conséquences notables de cette décentralisation et de l’essor des territoires de projet est une recrudescence des cultures « locales » et « régionales ».

La notion de patrimoine de proximité est sans doute à considérer comme étant le dernier aboutissement de ces ouvertures. Le terme « proximité » vient du latin proximus signifiant « ce qui est à portée de la main », induisant un type de patrimoine marqué par son accessibilité pour la société en termes de distance et de pratique. Le travail de relevé du patrimoine de proximité doit se faire à l’échelle locale (commune ou intercommunalité) avec la participation des acteurs locaux, habitants et professionnels. Cette idée de participation constitue une avancée vers la démocratisation du concept de patrimoine, que V. Veschambre (2008) décrit comme trop élitiste.

La proximité introduit également la notion de quotidienneté et d’ordinaire. Les éléments sont considérés comme étant patrimoniaux sans qu’ils aient forcément un caractère exceptionnel (taille réduite, architecture vernaculaire). Le principe de valorisation ne se construit plus à partir de l’exceptionnalité, mais bien à partir de la représentativité et de l’exemplarité : la valeur se définit dans la récurrence et l’importance de l’élément dans les pratiques et perceptions de la population au quotidien.

Tout élément, qu’il soit matériel ou immatériel, monumental ou quotidien peut dès lors potentiellement être considéré comme étant du patrimoine. Il n’y a pourtant que certains éléments distingués à ce titre par la législation, ce qui indique la pluralité des formes de reconnaissance patrimoniale et des étapes de la patrimonialisation.

Quelles sélections du patrimoine ?

L’être humain se situe au centre d’un environnement qu’il se représente et qui constitue son espace vécu. L’identité se construit par le biais de représentations. Et l’on peut reprendre les propositions de P. Bourdieu (1980) en distinguant d’une part « les représentations mentales » constituées des perceptions (connaissances, reconnaissances, appréciations) et d’autre part « des représentations objectales », objets d’identifications.

Dans quelles mesures la valorisation patrimoniale multiplie-t-elle les représentations ? Comment celles-ci influencent-elles les sentiments d’appartenance, les représentations temporelles et spatiales des espaces ?

Les identités sont plurielles et multiscalaires, que ce soit à l’échelle de l’individu (l’unitas multiplex de Morin in Di Méo et Buléon, 2005) ou d’un territoire. De ce fait, il est complexe de tenter de figer une identité à un territoire défini. Comme le décrivent C. Bromberger et A. Morel en 2001, vouloir figer des cultures identitaires au sein de frontières territoriales est purement déterministe. Les limites culturelles sont floues et les lieux en constantes recompositions.

L’étude de la patrimonialisation engendre une réflexion sur les critères de sélection des objets sélectionnés : l’élément patrimonial tient une fonction particulière au sein de la société qui permet de le reconnaître en tant que tel. Après l’obsolescence d’une fonction initiale émerge une nouvelle fonction symbolique. Chaque élément patrimonial ne s’intègre et ne se transmet au sein de la société qu’à la seule condition qu’il soit « habité » par une fonction anthropologique que la société tient à transmettre. Le géographe B. Debarbieux (1996) ou l’historien A. Chastel relèvent l’importance de la fonction symbolique d’un élément patrimonial, dans un contexte où nous sommes passés de « l’âge de la construction et de l’acquisition à l’âge de la préservation et de l’appréciation » (Babelon et Chastel, 2008). Dans une société où le besoin de références se fait de plus en plus grand, la fonction symbolique devient une valeur importante.

Mais le souci de la préservation et de l’appréciation n’interdit pas d’octroyer une nouvelle fonction d’usage à l’objet sélectionné, notamment pour le patrimoine bâti. Un élément patrimonial peut être habité de plusieurs façons, allant de la conception privée de l’habitat au lieu de diffusion culturelle. M. Gravari-Barbas s’est particulièrement intéressée à l’idée du patrimoine habité comme lieu de diffusion culturelle : « habiter le patrimoine, c’est aussi recevoir » (2005).

Places et contextes du patrimoine

La valorisation patrimoniale doit être appréhendée dans sa globalité et ses contextes. Il s’agit de comprendre comment les différents éléments du patrimoine s’agencent entre eux, d’envisager les articulations entre l’individuel et le collectif, entre le bâti et le symbolique.

M. Heidegger (in Beghain, 1998) définit par exemple la Raümlichkeit comme un « espace du vécu où chaque chose a sa place et où toutes ces places concurrent à créer un contexte permettant à la vie d’avoir lieu ». Des philosophes comme M. Barrès (in Beghain, 1998) illustrent cette idée par l’exemple du culte : « ce n’est pas seulement le dimanche, c’est encore la place de l’église qui périra avec l’église ». L’église est certes un élément consacré au culte, mais c’est aussi un centre de l’organisation de la société au sein de son espace vécu où la place devient un lieu de rassemblement et d’expression. De même, des urbanistes tels que G. Giovannoni (1998) réfléchissent en termes d’entités plutôt qu’en fonction d’éléments individuels quand ils traitent du patrimoine urbain : il considère le « quartier comme une œuvre d’art […], un monument historique en soi ». Plus généralement, l’espace peut être envisagé comme une composition d’ensembles, à l’intérieur desquels il existe des « interrelations entre les différentes composantes du paysage » (Dion, 1981).

Le patrimoine : entre mémoire et histoire

La valorisation patrimoniale engendre une réflexion sur la mise en récit, sur la construction de mémoire pour des collectifs, et sur l’impact des politiques mémorielles sur les vécus des individus.

Comment édifier des éléments d’une mémoire collective, qui ne se limite pas à une addition de mémoires individuelles (Rautenberg, 2003) ? Comment penser l’articulation entre des mémoires en constantes redéfinitions et la mise en histoire du patrimoine ? La valorisation de récits idéalisés n’engendrerait-elle pas de la nostalgie ? Tout au long de son essai sur Les abus de la mémoire (1995), T. Todorov effectue une analyse critique du recours contemporain à la mémoire et souligne la subjectivité et la conflictualité des processus mémoriels.

Tout travail de mémoire est subjectif, composé de sélections d’informations. Sélection et oubli sont indispensables.

De son origine comme bien privé hérité, le patrimoine est devenu un élément reconnu par la société comme étant la marque de son implantation au sein de l’espace vécu sur le long terme.

De ce fait, c’est à travers sa fonction anthropologique que l’élément acquiert le statut patrimonial. Mémoire et histoire constituent deux sources différentes mais complémentaires pour relever et étudier le patrimoine.

Bibliographie

BABELON J.P. et CHASTEL A., 2008. La notion de patrimoine, Paris, Liana Levi, 141 p.

BÉGHAIN P., 1998. Le patrimoine : culture et lien social, Presses de sciences po, 117 p.

BOURDIEU P., 1980. L’identité et la représentation, Actes de la recherche en Sciences sociales, no 35, Novembre, pp. 63-72.

BROMBERGER C. et MOREL A., 2001. Limites floues, frontières vives, mission du patrimoine ethnologique, Paris, édition de la maison des sciences de l’homme, ethnologie de France, Cahier 17, 390 p.

DEBARBIEUX B., 1996. Le lieu, fragment et symbole du territoire. In Les échelles de l’espace social par Espaces et sociétés no 82, pp. 13-35.

DI MÉO G. & BULÉON P., 2005. L’espace social, lecture géographique des sociétés, Paris, Armand Colin, 305 p.

DION R., 1981. Essai sur la transformation du paysage rural français, Paris, Flammarion, géographes, 2de édition, 173 p.

GRAVARI-BARBAS M., 2005. Habiter le patrimoine : enjeux, approches, vécu, Rennes, PUR, collection géographie sociale, 618 p.

GIOVANNONI G., 1998. L’urbanisme face aux villes anciennes, Paris, Seuil, Essai, 349 p.

RAUTENBERG M., 2003. La rupture patrimoniale, Benin, À la croisée, Ambiance, Ambiances, 176 p.

TODOROV T., 1995. Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 64 p.

VESCHAMBRE V., 2008. Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, PUR, géographie sociale, 318 p.

Citer cet article

Référence électronique

Nicolas Robert et Claire Guiu, « Le point sur une notion : le patrimoine », Cahiers Nantais [En ligne], 2 | 2011, mis en ligne le 16 février 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://cahiers-nantais.fr/index.php?id=909

Auteurs

Nicolas Robert

Géographe, Université de Nantes, M2 SAGT

Claire Guiu

Géographe, Université de Nantes, UMR 6590 ESO -Nantes

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