Introduction
Ce court article est une mise en perspective, historique et géographique, de l’effondrement de l’emploi dans le secteur de l’agriculture dans le Grand Ouest français de 1968 à aujourd’hui, dans un contexte de formidable modernisation de cette activité.
Dans le cadre du programme de recherche DYTEFORT (Dynamiques territoriales et foncières dans l’espace rural en transition du Grand Ouest de la France) dirigé par l’équipe de recherche CNRS 6590 – ESO de Nantes, un grand nombre de cartes ont été produites. Celles-ci offrent une vision riche des évolutions récentes des campagnes du Grand Ouest français. Trois éléments nous semblent justifier la publication de quelques-unes de ces cartes.
- Premièrement, le langage des cartes est parfois plus puissant que celui des mots.
- Deuxièmement, l’échelle du Grand Ouest français, comprenant les régions administratives de la Basse-Normandie, la Bretagne, les Pays de la Loire et le Poitou-Charentes, offrent une vision régionale large de ce bastion de l’agriculture française.
- Troisièmement, l’échelle de temps de moyen terme correspondant aux données harmonisées par l’INSEE des recensements depuis 1968 à 2006, permet d’obtenir un recul de quatre décennies de grande mutation de l’agriculture (mécanisation, motorisation, « chimisation », sélection des plantes et des animaux, spécialisation, intégration) (Mazoyer et Roudart, 2002), et plus largement des campagnes du monde occidental (Kayser, 1990 et 1993).
1. Un effondrement de l’emploi de l’agriculture et de la pêche
Méthode
Cet article s’appuie exclusivement sur la source des recensements de la population de l’INSEE. Les emplois agricoles étudiés ici, concernent donc les actifs déclarant, au moment du recensement (février-mars des années concernées), occuper un emploi dans une entreprise classée dans le secteur d’activités « Agriculture » de l’INSEE comprenant l’agriculture, à laquelle sont ajoutées la conchyliculture et la pêche. Ces emplois de la mer représentent en 2006, 6,6 % de l’emploi de ce secteur primaire. Les chiffres publiés dans cet article diffèrent donc quelque peu, de ceux publiés par d’autres institutions, notamment les chambres d’Agriculture, aux définitions différentes.
Commentaire des cartes
En 38 ans de 1968 à 2006, selon les données de l’INSEE, le Grand Ouest a perdu 756 812 emplois dans l’agriculture, passant d’un peu moins d’un million d’emplois agricoles en 1968, à 240 000 emplois en 2006 (fig. 1 et 2, tab. 1). Cette perte concerne donc plus des 3/4 de ses emplois agricoles ! Au cours de la même période, la France a perdu plus de 2,2 millions d’emplois dans l’agriculture, passant de 3,1 millions d’emplois en 1968 à un peu plus de 900 000 emplois en 2006, soit une perte de 71 %. L’agriculture et la pêche qui représentaient presque 33 % de l’emploi du Grand Ouest en 1968, ne représentent aujourd’hui que 6 % de l’emploi régional ! Ces chiffres demeurent supérieurs à la moyenne de la France métropolitaine, où l’agriculture représentait 16 % de l’emploi en 1968 et 3,5 % aujourd’hui (fig. 3 et 4, tab. 1).
Figures 1 et 2 – L’évolution des emplois agricoles entre 1968 et 2006
Source : INSEE, recensements de la population, emploi au lieu de travail par secteurs d’activités
Tableau 1 – L’emploi par département dans le secteur de l’agriculture (1968-2006)
Source : INSEE, recensements de la population, emploi au lieu de travail par secteurs d’activités
Cet effondrement de l’emploi exprime l’augmentation spectaculaire de la productivité des agriculteurs de l’Ouest. Celle-ci, liée à la révolution technique de la motorisation et la mécanisation, s’est inscrite dans des campagnes qui portaient jusqu’aux années 1960 « trop d’hommes pour trop peu de terres », selon J. Renard (1975). En 1949, L’Ouest, le Nord et l’Alsace sont considérés comme des zones agricoles surpeuplées. Ce surplus de bras explique la faible mécanisation (Courtin, 1949). À cette époque, la mécanisation, et donc la modernisation de l’agriculture, semblent passer par une décharge humaine des terres de l’Ouest. Ainsi, la région est la première concernée par la politique nationale de migrations rurales mise en place par l’État qui débute alors et qui organise le départ des jeunes agriculteurs sans terre, de l’Ouest vers les terres dépeuplées de la Garonne. Entre 1949 et 1955, plus de 2 000 familles agricoles de l’Ouest migrent vers le Sud-Ouest français, des Charentes à Midi-Pyrénées (P.N., 1956). Selon les propos tenus à l’époque, la réduction du nombre des actifs agricoles était nécessaire ; les migrations n’y participent que faiblement. Un demi-siècle plus tard, l’ampleur de ce mouvement a largement dépassé les prévisions d’alors.
Parallèlement, l’ensemble de la sphère agricole à l’amont et à l’aval des exploitations (les agro-équipements, les agro-fournitures, les industries agro-alimentaires, le négoce, les transports, l’administration de cette activité) s’est développé (Bontron, 1995). Actuellement, dans le Grand Ouest, l’industrie agro-alimentaire représente 177 400 emplois, selon le recensement INSEE de 2006.
De nombreuses publications professionnelles ont tenté d’évaluer l’emploi non-agricole lié à l’activité agricole. Les résultats varient de 1 à 4 emplois pour 1 agriculteur selon l’étroitesse ou la largesse de définition donnée à la sphère agricole. Une récente étude de la chambre régionale d’Agriculture de Basse-Normandie évalue que pour un chef d’exploitation agricole, cette région compte 0,54 emploi salarié et 1,5 emploi direct en dehors de l’agriculture en 2006-2007. L’auteur estime donc qu’un agriculteur induit directement 2,08 emplois en Basse-Normandie et en Bretagne (Lafont, 2008). En appliquant le ratio bas-normand à l’ensemble du Grand-Ouest, on obtient pour 240 000 emplois agricoles (agriculteurs et salariés) en 2006, une estimation d’environ 325 000 emplois directement liés à l’agriculture. La sphère agricole (agriculture + agro-équipements, agro-fournitures, IAA, négoce, l’administration de cette activité) atteignant environ 565 000 emplois, soit presque 14 % de l’emploi régional.
Cette progression des emplois directement liés à l’agriculture et la pêche, ne compense toutefois pas les pertes d’emplois primaires et se localise de façon plus centralisée sur le territoire régional.
2. La densité de l’emploi agricole sur le territoire régional
Méthode
Ces cartes, numérotées de 5 à 10, représentent le nombre d’emplois du secteur primaire par km2 ; il s’agit donc d’une densité. Cette représentation en densité supprime les effets de l’inégalité du maillage communal de la France. Ainsi, la Basse-Normandie et le Poitou-Charentes comptent en général, des communes de petites surfaces, alors que le sud du Massif armoricain (Loire-Atlantique, Morbihan en particulier) comptent des communes aux surfaces étendues. Cette différence de surface favorise mathématiquement un nombre d’emplois agricoles supérieur, du fait de la logique d’occupation de l’espace de cette activité, et produit visuellement une sur-valorisation des communes vastes. La représentation en densité évite cet effet et offre une meilleure visualisation de la répartition géographique de l’emploi agricole.
Commentaire des cartes
Toutes surfaces comprises, on est passé de 1 actif agricole pour 10,3 hectares à 1 actif agricole pour 233,5 ha en 40 ans.
Dans le Grand Ouest, en 1968, la densité agricole était de 9,7 actifs agricoles par km2, le maximum étant dans le région Bretagne avec 12,8 emplois primaires au km2 et le minimum en Poitou-Charentes avec une densité de 6,6 emplois par km2.
Les densités sont les plus fortes sur la frange littorale qui concentre emplois strictement agricoles et emplois liés à la conchyliculture et à la pêche. Les régions d’élevage du Massif armoricain portent plus densément des emplois agricoles (en particulier le sud de la Manche au contact de la Bretagne), que les franges sédimentaires plus orientées vers la culture céréalière moins peuplante. Les vignobles offrent également de fortes densités d’emploi sur les bords de Loire ou dans la région de Cognac.
En 2006, la densité moyenne du Grand Ouest est de 2,3 emplois agricoles par km2 et varie de 1,7 en Poitou-Charentes à 2,8 et 2,9 respectivement en Bretagne et Pays-de-la-Loire.
Même si la différence de densités entre les systèmes d’élevage et les systèmes céréaliers existent toujours, l’écart s’est considérablement réduit, soulignant la formidable hausse de la productivité de l’élevage, breton notamment. La Bretagne est passée en 40 ans de presque 13 emplois agricoles au km2 à moins de 3 aujourd’hui. Les régions agricoles qui offrent aujourd’hui le plus d’emplois par km2 sont les productions dites spéciales : vignobles et maraîchage.
3. Le rythme de l’effondrement
Méthode
La carte 11 tente de mettre en valeur les différences de dynamique de l’emploi entre les différents secteurs régionaux. La méthode employée est celle des écarts à la moyenne, en faisant de la différence entre l’effectif réel des emplois agricoles en 2006, avec l’effectif théorique attendu si la commune avait connu une évolution égale à la moyenne régionale. Celle-ci est de -76 % entre 1968 et 2006. Il s’agit donc de repérer les secteurs où l’effondrement est supérieur à cette moyenne et les secteurs qui résistent avec un effondrement moins violent que la moyenne du Grand Ouest.
Commentaire des cartes
Le Grand Ouest a perdu 76 % de ses emplois agricoles entre 1968 et 2006. La chute était la plus rapide en début de période avec un rythme de -6 % par an au début des années 1970. Après un court répit, il reste supérieur à -4 % par an entre 1982 et 1999. Le déclin s’est ralenti au début des années 2000 ; il reste néanmoins à 1,5 % par an. Selon P. Dagron (AC3A), ce ralentissement est lié au fait qu’aujourd’hui, les éleveurs de l’Ouest sont saturés de travail sur leurs exploitations ; les gains de productivité sont moindres. La réduction du nombre des actifs et l’augmentation de la taille des exploitations supposeraient aujourd’hui une transformation des systèmes de production d’élevage vers la grande culture céréalière.
La carte no 11 met en valeur des éléments déjà perçus dans les cartes précédentes : les zones d’élevage connaissent une réduction massive des emplois agricoles en lien avec la révolution intensive du modèle breton et l’explosion de la productivité par actif (Canevet, 1992). Les régions céréalières (plaine de Caen, plaine de Luçon, Aunis) connaissent une évolution proportionnellement moins marquée. Au sein de ces généralités, le haut-bocage vendéen et le secteur de Loudéac connus pour leur élevage intensif résistent mieux. Les vignobles de la Loire et du Cognac, les cultures fruitières et maraichères ligériennes, mais aussi celles du Finistère et de la Manche, malgré leur modernisation, restent des productions qui nécessitent plus de main-d’œuvre que les autres. Enfin, un élément est remarquable, il s’agit de l’apparente résistance des agricultures urbaines et périurbaines. Les emplois agricoles en déclin dans ces zones urbaines, s’effondreraient toutefois moins violemment que dans le reste de la région ? Il convient d’être très prudent car les calculs portent sur des effectifs parfois faibles, amplifiant exagérément les pourcentages. Il est toutefois intéressant de noter que les communes périurbaines semblent mieux résister. Est-ce par le développement de niches économiques de productions en vente directe, moins productive mais plus peuplante ? Cette question mérite d’être plus amplement analysée et recoupée avec les nombreux travaux de recherche en cours sur cette question.
Conclusion : vers la fin du modèle d’exploitation agricole familiale de l’Ouest ?
Cette courte publication permet de visualiser le bouleversement numérique de l’emploi agricole, partie émergée de l’iceberg qu’est cette « 2e révolution agricole des temps modernes » (Mazoyer et Roudart, 2002) qui transforme radicalement l’agriculture de l’Occident après la Seconde guerre mondiale et qui s’étend au monde entier aujourd’hui.
Souvenons-nous qu’en moins de 60 ans (1950-2010), l’agriculture française passe d’une activité quasi-manuelle, à la grande motorisation et la mécanisation généralisée permettant l’augmentation des surfaces et de la productivité par actif. La sélection des plantes et des animaux, l’utilisation massive d’amendements, d’engrais, de produits phytosanitaires font exploser les rendements. Ces éléments provoquent l’effondrement des coûts relatifs de production et entraînent l’effondrement des prix agricoles, exacerbant la compétition économique et la spécialisation des exploitations, des régions agricoles voire des nations. L’exploitation de statut individuel évolue vers une forme juridique en société. Les circuits de distribution courts sans transformation des produits agricoles, des lendemains de la Seconde Guerre mondiale, sont balayés par la mise en place de filières agro-alimentaires de plus en plus complexes, où la transformation industrielle du produit agricole en produit alimentaire élaboré est quasi généralisée. La grande distribution (hypermarchés, supermarchés, supérettes, hard-discount) qui émerge sur la scène économique à partir des années 1960 seulement, distribue 30 ans plus tard 75 % de l’alimentation nationale (cette part de marché stagne depuis quelques années).
La révolution agricole de l’Ouest a été amplement décrite par l’autobiographie célèbre de Pierre-Jakez Héliaz en 1975, mais également par les géographes régionaux Pierre Brunet, Roger Calmès, Corentin Canevet, Nicole Croix, Jeanne Dufour, Pierre Flatrès, Armand Frémont, Yves Guermont, Georges Macé, Jean Renard ; des sociologues tels que Laurence-William Wylie ou André Burguière ; … Cet article est trop court pour reprendre l’ensemble de leurs abondantes publications. Citons : la synthèse du « L’ouest bouge-t-il ? » en 1983 ; L’atlas social des Pays de la Loire et celui de Basse-Normandie ; de récents ouvrages très pédagogiques, Renard et Croix, 2009 ; Madeline et Moriceau, 2010.
L’agriculture qui fût le fondement économique des États pré-industriels, est largement devenue aujourd’hui une branche de production de type industriel parmi les autres, dans un contexte économique mondial libéral très concurrentiel. Une telle tendance favorise donc un phénomène de concentration économique, numérique, géographique, dénoncé par Pisani, (2004). On peut aujourd’hui poser la question de la pérennité à moyen terme, du modèle de l’exploitation agricole familiale moderne, développé notamment en Europe occidentale et dans le nord de l’Amérique, au profit d’une agro-industrie déjà importante dans les pays neufs, notamment en Amérique latine ou en Europe orientale.