Si chacun s’accorde à souligner l’ampleur des mutations techniques de l’agriculture depuis quelques décennies, les considérations sur les liaisons entre le secteur primaire et les autres secteurs économiques ont moins retenu l’attention (Diry, 1997). Depuis les années 1960, le devenir de l’agriculture est pourtant fortement corrélé au débouché des industries agro-alimentaires, plus particulièrement des agro-industries, industries de transformation d’une matière première agricole brute commercialisée majoritairement sous forme de produit fini (Margetic, 2003)1. Or, désormais, l’enjeu pour les industriels n’est plus de produire en quantité, mais plutôt d’offrir des aliments qui répondent à une variété d’attentes de la part des consommateurs. Les firmes interprètent ces attentes dans des règles qualitatives qu’elles imposent ensuite au monde agricole. Ainsi, le thème de la « qualité » s’avère pertinent pour appréhender les nouvelles règles des rapports entre agro-industries et agriculteurs, entre agro-industries et territoires. Après avoir présenté la notion de territoire de firme et les types de stratégies conduites par les agro-industries à destination de l’amont agricole, les exemples de deux firmes (McCain et Sodiaal) étayeront les dynamiques et les enjeux relatifs à la stratégie d’insertion territoriale.
1. Territoire de firme agro-industrielle et ancrage territorial des agro-industries
Ces dernières décennies, l’évolution des marchés d’approvisionnement en matières premières agricoles et de consommation, des outils technologiques, de la réglementation… a induit la désintégration de la chaîne de valeur alimentaire (Saives, 2002). Par suite, on subdivise les industries agro-alimentaires (IAA) en trois groupes : agro-industries, industries alimentaires intermédiaires et industries alimentaires (Margetic, 2003), notre propos se centrant ici sur les agro-industries. En 2005, elles totalisent 3 240 établissements de production (64,8 % du total des IAA) et près de 257 000 salariés (70,5 %) pour le territoire national (Agreste).
En contact constant avec l’amont agricole, elles ont l’originalité d’être aussi confrontées aux besoins évolutifs des consommateurs, donc aux aléas de l’aval. Leur territoire de firme (fig. 1) est structuré autour de lieux qui sont de deux natures. Physique, le premier correspond à un(des) site(s) industriel(s) dont les facteurs de localisation et de spécialisation dépendent surtout de choix verticaux ; indispensable au fonctionnement du premier bien que non lisible directement dans le paysage et protéiforme, le second renvoie au bassin d’approvisionnement en matières premières agricoles, dont le mode de construction et de fonctionnement est propre à chaque firme. Sur ce dernier espace, la firme peut être amenée à imposer sa « marque », ce qui aboutit à sa transformation en un espace construit et pensé comme territoire. La firme y projette alors une facette intentionnelle doublée d’une facette identificatrice, cette dernière s’appuyant sur un discours plus ou moins élaboré et approprié. Pour analyser cette projection, on doit donc étudier la nature des liens entre industriel et livreurs et leur évolution.
Figure 1 : Le territoire de firme agro-industrielle
Le territoire de firme agro-industrielle : ensemble des lieux marqués par l’activité de l’entreprise, lieux d’ancrage que son activité transforme et à partir desquels elle cherche à assurer et à développer ses performances. à la fois étendu, discontinu et disposé partiellement selon une logique propre à l’entreprise, il est triplement marqué, par sa soumission aux décision de la firme (implantation, contraintes d’approvisionnement…), par les inflexions données par le système d’encadrement (pouvoirs publics, organisations professionnelles…), et par les transformations induites, locales ou globales (Margetic, 2003)
Schématiquement, la logique de territorialisation qu’entend – éventuellement – construire la firme, peut découler de deux logiques. La première voit l’affirmation d’un territoire marqué par une mobilité liée à l’élargissement spatial des sources d’approvisionnement en produits agricoles, des marchés et la segmentation des produits (logique industrielle classique). Dans ce cadre, les exploitations agricoles sont à la marge du système car remplaçables, au moins jusqu’à une certaine limite. Mais a contrario, la généralisation de filières de services (Nefussi, 1999) amène ces mêmes firmes à tisser des liens de plus en plus étroits et fréquents avec leur milieu géographique de naissance ou d’adoption. Des liens au lieu naissent des ressources territorialisées qui fondent l’ancrage de la firme, et la localisation dans l’espace attribue les caractéristiques aux produits finis (Pecqueur, Zimmermann, 2004). Dans ce cadre, le vecteur d’ancrage s’avère être une référence à priori a-spatiale, la qualité. Polysémique (Pilleboue, 2000), la qualité est donc devenue au fil du temps un outil stratégique au caractère territorial plus ou moins affirmé, source de changements des pratiques au niveau des bassins agricoles constitutifs des bassins d’approvisionnement en matières premières agricoles.
2. Le bassin d’approvisionnement en produits agricoles : de la logique sectorielle à la logique territoriale
S’interroger sur la construction et le fonctionnement d’un bassin d’approvisionnement en produits agricoles conduit à aborder les formes d’intervention du monde industriel sur l’amont agricole. Or, la stratégie diffère selon qu’il s’agit de gérer une production datée dans le sens où la récolte a lieu à une date précise et résulte de décisions antérieures (légume de conserverie, pomme de terre industrielle), de puiser dans un réservoir anonyme en fonction des besoins (bovins), de suivre des cotations publiques en matière de prix (porcins), ou de collecter quotidiennement la production (irrégulière) de nombreux élevages dispersés (lait). Elle diffère aussi en fonction du degré d’interchangeabilité entre productions agricoles (pomme de terre et légume…). Elle diffère enfin en fonction du degré d’implication des livreurs. En effet, différents bassins d’approvisionnement se superposant et s’interconnectant à grande échelle, une même exploitation agricole se trouve fréquemment intégrée dans plusieurs réseaux industriels, chacun renvoyant à l’objectif stratégique d’une firme donnée.
En croisant caractéristiques du gisement de matière première agricole et concurrence territoriale locale, on distingue quatre modes de construction et de fonctionnement des bassins de collecte des agro-industries (fig. 2). Reflet de la perception qu’ont les industriels des caractéristiques intrinsèques de l’espace productif, ces modes ne sont pas exclusifs les uns des autres, et, en pratique, ils se succèdent et se superposent d’autant plus au niveau du bassin de production que les firmes d’une même filière n’ont pas forcément atteint le même niveau de préconisations à destination de leurs livreurs. Deux exemples pris dans les filières pommes de terre industrielles et lait vont appuyer le glissement vers la stratégie d’insertion territoriale dont l’une des caractéristiques tient au fait que les efforts consentis par les livreurs ne donnent lieu à aucune rémunération spécifique. Prime un lien partenarial basé sur le volontariat et l’engagement solidaire, et la relation de réciprocité (Pecqueur, 2003) qui se construit alors et repose sur un sentiment d’identification ayant trait à une culture d’entreprise.
Figure 2 : Logiques de construction des bassins d’approvisionnement en matières premières des firmes agro-industrielles
3. McCain : des normes techniques ferment d’une pratique identitaire
Pour construire un bassin de collecte en produits agricoles, l’agro-industrie mène une stratégie d’exploitation d’un « gisement » de matière première agricole. Au cœur du bassin « patatier » nord-européen qui produit une variété générique – la bintje – et doté d’espaces « vierges », le Nord-Picardie apparaît comme espace de conquête potentiel pour les firmes de transformation de pommes de terre. McCain sera la première firme d’envergure à s’y implanter au début des années 1980.
L’enjeu initial pour McCain : la « reconversion » du bassin agricole
Fruit d’une association familiale canadienne (fig. 3.a) spécialisée dans la production de frites surgelées depuis 1956, McCain engage dès les années 1960 une phase d’internationalisation des sites afin de satisfaire, voire d’initier une mondialisation des comportements alimentaires (fig. 3.b), selon des modalités rapidement rodées : l’implantation au cœur des marchés à conquérir, avec acquisition d’une structure existante ou création d’une unité de production.
En 1981, elle retient le Pas-de-Calais (Harnes) (fig. 3.c), et au regard de l’activité, un enjeu majeur consiste à s’assurer que l’aire de production agricole puisse répondre aux besoins en termes de volume : 20 000 t de frites surgelées prévues dès 1981 signifient 80 000 t nettes de pommes de terre (240 000 t à horizon cinq ans, soit 30 % du volume régional pour ce débouché spécifique !) ; or, pour les producteurs de Nord-Picardie, s’engager ne signifie pas seulement commercialiser un produit agricole « basique » à un nouveau client, mais implique une réorientation de leur production vers une pomme de terre dont les caractéristiques auront été déterminées par l’industriel.
Figure 3 :
a. Siège social de McCain Foods, McCain Foods Limited et McCain International Inc. (Florenceville, Nouveau-Brunswick, Canada)
b. McCain dans le monde (1999)
c. McCain et son bassin d'approvisionnement en pommes de terre en Nord-Picardie
Conséquence des contingences techniques de fabrication, le bassin d’approvisionnement de la firme se superpose au bassin agricole en l’influençant rapidement, avec le concours d’acteurs professionnels. Interlocuteur représentatif de la filière pommes de terre à l’échelle régionale, le Groupement des Producteurs Syndicaux perçoit la dimension stratégique des marchés de la pomme de terre transformée dès les années 1970, sans concrétisation alors.
Au début des années 1980, la double perspective d’un débouché local (projet de relance de l’activité de la SICA Beaumarais à Béthune) et la concurrence émergente de la Picardie lui donnent des arguments forts pour motiver des exploitants des Flandres et du bassin minier, en particulier de jeunes agriculteurs pour lesquels la perspective de mieux planifier leurs revenus dans un secteur connu pour les fortes fluctuations des prix s’avère plutôt un atout et non une entrave aux pratiques traditionnelles (spéculatives par nature).
Rapidement, la logique purement industrielle du canadien conditionne l’évolution de la filière au niveau local dans le cadre d’une politique contractuelle partenariale qui se veut de longue durée. Ce dernier point est d’ailleurs confirmé au travers de la reprise de Beaumarais en 1986 qui consacre une certaine reconnaissance des efforts consentis par les producteurs nordistes, puis de Fraîcheur d’Europe (Vic-sur-Aisne) en 1999 (mais qui devrait fermer en 2007). Ces efforts consistent en une adaptation constante aux préconisations évolutives de l’industriel.
Une pomme de terre de haute technicité fruit d’un « partenariat » entre McCain et les livreurs de pommes de terre
La stratégie d’approvisionnement de McCain privilégie l’insertion territoriale (fig. 2) basée sur une codification des techniques et de normes formalisées dans un « guide du producteur »2 évolutif au fil des années. Ainsi, si la première année (1981), dans un contexte de construction du bassin, seule est évoquée la livraison, on introduit dès 1982 le critère « bâtiment de stockage » afin de mieux gérer la question de la couleur de la pomme de terre.
À cet effet, McCain propose aux nouveaux producteurs et aux patatiers non équipés un contrat évolutif avec investissement progressif3, stratégie confortée tant par l’ONIFLOR (bonification d’intérêt de 2,5 %/an pendant 5 ans sur 50 % du financement) que par des fonds régionaux. Gérés par l’Association Régionale de la Pomme de Terre, initialement créée pour faciliter l’implantation du groupe canadien de façon prioritaire dès le 9e plan (1984), ces subventions ont profité à l’ensemble des producteurs en contrat avec un négociant ou un industriel, mais elles ont largement contribué à doter les livreurs de McCain de structures répondant aux normes de réception de l’industriel, et à asseoir sa territorialité.
Autre point sensible qui pose la question de l’adéquation entre les choix stratégiques émanant du monde agro-industriel et le milieu local : l’irrigation. Même si son absence n’est pas une clause de non contractualisation pour certaines variétés (Bintje, Felsina), sa diffusion participe de la stratégie de territoire privilégiée par McCain, en particulier pour répondre à des marchés spécifiques en devenir (Russet Burbank pour McDonald’s, Shepody). Outre la question de la faisabilité se pose la question du coût ; or, à ce sujet, la mission de support financier que s’est donnée l’industriel l’amène à proposer aux contractants une aide à l’investissement. D’autres pistes sont investies ensuite visant la diffusion de pratiques culturales plus respectueuses de l’environnement : optimisation des volumes d’eau à utiliser grâce à la micro-irrigation couplée à la micro-fertilisation ou fertigation (1996), McCain étant reconnu « référent en gestion d’eau d’irrigation » par ses partenaires (monde agricole, fast-foods …), traçabilité traduite sur des fiches parcellaires obligatoires (1998), préconisations autour de l’utilisation des produits phytosanitaires, des anti-germinatifs, de l’épandage de boues urbaines (normes plus strictes que la réglementation en cours…). Au final, la parcelle d’exploitation cristallise toutes les attentions, reflet de la gestion de risques potentiels par l’industriel et de sa politique de « surintégration ».
À la fois relais par rapport aux réglementations en place et initiateur/diffuseur de nouvelles technologies4, la firme renforce sa territorialité par le biais du relationnel direct, grâce à deux catégories de médiateurs, le premier collectif (département « Pommes de terre ») et le second individuel (agent de plaine), avec pour cible dans le monde agricole, le « Groupement des producteurs livrant aux usines McCain » d’une part et les livreurs individuels d’autre part.
Adossé au site de Harnes depuis 1995, le département « Pommes de terre » est composé des services « Agronomie » et « Approvisionnement ». Bien que non sélectionneur de plants de pommes de terre5, le service « Agronomie » a une double fonction d’expérimentation et de vulgarisation de nouvelles variétés liant qualités agronomiques et industrielles. Facteur clé de la compétitivité de la firme, la diffusion de nouveaux plants se heurte pourtant au fait que les agriculteurs sont rarement demandeurs de nouveauté, et que son coût d’achat et les risques de culture sont plus élevés qu’avec les variétés classiques. Le relais est alors pris par le service « Approvisionnement » qui a une double mission : à la gestion des achats de pommes de terre (approvisionnement journalier de quatre usines ; négoce des tubercules non utilisables par ces usines), s’ajoute une mission d’expertise auprès des agriculteurs assurée par les agents de plaine, interface essentielle entre le producteur et McCain (relationnel technique individuel ; suivi des plannings de livraison des livreurs ; identification d’un réseau de « professionnels »6, de « fidèles » disposés à innover et s’identifiant à la culture d’entreprise, aptes à participer à des opérations de démonstration ; recrutement de nouveaux producteurs).
Ce mode organisationnel reflète le processus de territorialisation privilégié par la firme : suivi (i.e. technique) et solidarité (i.e. financière) engendrent la fidélité des agriculteurs contractants sur le long terme. Reflet de la stratégie suivie par la firme dès 1981, l’interlocuteur unique est le « Groupement des producteurs livrant aux usines de McCain », devenu « Gappi » en 2002. Véritable « courroie de transmission » entre la firme et les livreurs, il fait remonter les problèmes des adhérents et leurs difficultés liées aux choix stratégiques de l’industriel ; force de propositions, il œuvre à plus long terme (reconnaissance d’une notion de pomme de terre « fritable », valorisation du stockage longue durée, réflexion avec le groupement néerlandais…). Dans ce schéma vertical de type partenarial, les relations entre les deux partenaires sont souvent tendues, les agriculteurs ayant souvent le sentiment que le partenariat est à sens unique. « Naturellement », le principal point d’achoppement de la négociation annuelle concerne le prix du contrat, l’autre point tournant autour des normes de livraison, perçues comme une sanction, notamment les années difficiles.
En définitive, en pratique, la prescription industrielle n’est que technique, et les techniques forment l’élément de compétitivité et d’interchangeabilité des bassins. Ainsi, l’expansion spatiale s’avère assez aisée, au détriment surtout des vieilles régions de production nordistes.
Matougues (Marne) ou la difficile conciliation entre bassin agricole et bassin d’approvisionnement en matières premières agricoles
Début des années 2000, l’espace de collecte en pommes de terre de McCain s’étend du Nord-Pas-de-Calais (50 % des livraisons), à la Somme et l’Aisne (30 %), l’Oise et la Marne, la Beauce à partir de 1992, les Landes et la Seine-Maritime depuis 1995 (20 %) (fig. 3a). Au maximum, la dissociation spatiale est de 1 000 kilomètres ; non négligeable, cette distance résulte de la conjonction de plusieurs facteurs : caractéristiques agro-écologiques du sol (ajout progressif de régions « neuves » toujours plus lointaines, rôle des primeurs dans la gestion en flux tendus de la transformation), répartition du risque – climatique, agronomique – entre zones de production, proximité géographique entre site et livreurs peu contraignante (facilité de transport du tubercule, prix rendu usine donc coût du transport relevant du livreur, avec une prime d’éloignement fonction de la zone géographique où se localise l’exploitation).
Un nouvel élément modifie partiellement cet espace de collecte fin des années 1990. En effet, pour assurer son expansion en direction de l’Europe du Sud, McCain envisage d’ouvrir une autre unité de production, et, en 1995, le site de Matougues (Marne) est retenu, ce qui suppose la structuration d’un bassin d’approvisionnement en pommes de terre « fritable » d’environ 6 500 hectares (500 exploitations avec 13 hectares de moyenne) ; or, un critère essentiel du site tient au potentiel du milieu agricole local : terroir propice encore peu tourné vers cette culture, climat favorable, disponibilité en eau d’irrigation, production d’une pomme de terre offrant un taux élevé de matière sèche, et surtout taille élevée d’exploitations capables d’investir. La construction du bassin débute dès 1995, avec de premières prospections ciblées sur quatre départements (Marne, Aube, Ardennes, Aisne), prioritairement sur les communes situées dans un rayon de 40 km du site. Pour se faire, le canadien peut s’appuyer sur un réseau d’une quinzaine de producteurs marnais en contrat depuis 1983, et qui créent à cette occasion la société « Champagne PDT » avec pour objectif une livraison annuelle de l’ordre de 20 000 t. Rejoints dès 1998 par 41 nouveaux contractants, ils forment une antenne du « Groupement des producteurs livrant aux usines de McCain ».
Cette présence de longue date dans la Marne facilite les relations avec le monde agricole, ce que démontre la création de l’« association pour le développement économique de la pomme de terre concernant l’établissement McCain sis à Matougues » qui réunit le canadien, le groupement de producteurs local et la Fédération Départementale Syndicale des Exploitations Agricoles (FDSEA) de la Marne. Pour autant, on note tout de même de sensibles nuances par rapport au contexte nordiste. Même si l’implantation industrielle correspond à un besoin pour la profession agricole, elle ne doit pas se faire au détriment des intérêts des producteurs tant au niveau technique qu’en raison du montant des investissements à réaliser. Aussi, la base de discussion tourne autour du coût des charges spécifiques liées à la diffusion d’une production considérée nouvelle dans le secteur, charges qui atteignent 80 000 F/ha pour un nouveau producteur, auquel s’ajoutent les risques encourus, le temps de travail demandé, sans compter les contraintes des heures de livraisons, notamment la nuit... Même si le projet de départ vise à favoriser la proximité, le relationnel s’avère plus complexe avec des interlocuteurs qui raisonnent avant tout en gestionnaires et qui sont peu enclins à supporter certaines obligations.
D’ailleurs, malgré l’ouverture d’une unité de stockage dès septembre 1999, le report de la mise en fonctionnement du site industriel à décembre 2001 déstabilise le monde agricole et suscite des interrogations dans la plaine d’autant que le contexte est globalement à un accroissement de la concurrence à l’échelle du bassin de production7.
Acteur incontournable du monde « patatier », McCain privilégie les facettes organisationnelle et intentionnelle, les plus faciles à structurer sur la base d’un fil conducteur technique. Pour autant, la facette identitaire n’est pas absente de son discours. Plus ciblée, elle se concrétise autour d’un « esprit de filière », reflétant une certaine fierté des agriculteurs livreurs.
4. Sodiaal : un « partenariat à dimension territoriale » réinventé
Le territoire des coopératives agricoles est celui d’un groupement de producteurs autour d’un projet collectif – économique et social. Son extension est imposée juridiquement par décret (commune des adhérents), formalisant un « partenariat à dimension territoriale ». Écartelées entre une logique d’amont qui les ancre territorialement, et une logique d’aval de « remontée de filière » qui les éloigne du tissu local, elles ont eu tendance à privilégier la seconde à partir des années 1980. En conséquence, on a assisté à une distanciation progressive du lien entre les coopérateurs de base et la direction, et à un recul de l’« idéal coopératif ». Mais, courant 1990, on assiste à des révisions dans l’organisation interne du monde coopératif, la réappropriation des bassins passant parfois par des stratégies de réintégration, ce qu’a progressivement initié la première coopérative laitière française, Sodiaal, avec sa démarche La Route du Lait®.
En proposant cette action transversale, Sodiaal vise une double finalité : poursuivre l’objectif qualité en amont (diffusion de la norme « Agri-confiance ») tout en recréant du lien social, un « ciment » entre chacune des sept unions régionales de coopératives (fig. 4), et entre ces dernières et chaque coopérateur. De fait, l’objectif d’efficacité économique et d’adaptation notamment à une pression environnementale croissante se double d’une idée sous-jacente de proximité culturelle pleinement revendiquée par le responsable national Développement Qualité qui évoque une légitimité de la vocation coopérative qui se doit de promouvoir une agriculture moderne, de qualité, et un savoir-faire intégré à l’environnement.
La construction de la démarche se déroule en deux temps. La première étape concerne l’union Orlac qui s’attache à partir de 1989 à remotiver des adhérents « perdus » par la fusion de leur structure à forte identité au sein de Sodiaal, dans lequel ils se reconnaissent peu. L’effort porte sur les résultats techniques, avec identification des meilleurs entre 1989 et 1991 ; en 1992, le programme « Challenge Plus » structure les attendus (inscription volontaire des éleveurs) ; en prolongement, en 1993, sont lancés les « rallyes de la Route du Lait », avec mise en place pour les adhérents et les partenaires professionnels d’un circuit de visites des exploitations « Challenge plus » qui sont alors dotées d’un panneau.
Nationale, la seconde étape consiste en l’élaboration d’une démarche qualité plus finalisée au stade agricole qui prend la forme d’une qualification des élevages après construction d’une grille multicritères d’évaluation des adhérents. Expérimentés fin 1998 et réactualisés en 2002, six modules composent chacun des niveaux de référence (niveau 1 à 4). Les cinq premiers font référence à la dimension « technicité » de l’agriculteur, et, plus novateur, le module 6 – intitulé « respect de l’environnement » – concerne l’intégration de l’exploitation laitière dans l’environnement8. D’une certaine manière, cet élargissement conceptuel ajoute un volet plus large reconnaissant la participation de l’éleveur à une vie rurale conçue grâce à la perception des consommateurs. Tout producteur reconnu en niveau 2, 3 ou 4 reçoit un panneau mis à l’entrée de la ferme (fig. 5). De la sorte, on « lit » la démarche en campagne, et le promeneur peut faire un parallèle entre les exploitations d’un secteur donné, le bassin de collecte d’une firme et les marques achetées en magasin, ce que résument les indications fournies9.
« Totem de ralliement » pour les éleveurs d’autres régions mais aussi marqueur territorial, une animation rurale non anticipée par Sodiaal prend forme autour de leur implantation sous l’impulsion d’acteurs étrangers à la démarche, et même à la filière lait (rallye scolaire sur Bapaume en 2000, Syndicat d’initiative de Rennes10…). Dans un second temps, cet attrait est récupéré par le groupe coopératif selon une double logique : communication « producteur charté »11, à forte identification territoriale, et, surtout, communication « produit ». Depuis mars 2002, une quinzaine de tournées exclusivement réservées aux fermes qualifiées au moins en étape 2 autour du site Cedilac d’Awoingt (Nord) fournit le lait destiné à « Candia Grand Lait, lait des fermes sélectionnées ». Dans le même ordre d’idées, le nom La Route du Lait® est devenu une marque déposée.
L’objectif de reconquête du « local » est original car il vise aussi les salariés, soit l’ensemble des acteurs de la chaîne de fabrication. Il recouvre une idée de « proximité rassurante » à tous les niveaux, induite par un processus de construction commune, par apprentissage, qui renvoie aux composantes espace social et espace vécu du territoire (Charrié et al., 2000). Pour ce faire, a été menée une campagne de sensibilisation auprès des adhérents et des salariés en 1999, dont la facette identificatrice s’appuie sur la campagne d’affichage Producteurs et salariés pour La Route du Lait (fig. 6). La mention des consommateurs apparaît en 2002, mais depuis 2006, sur le site internet de la coopérative, ce sont les producteurs qui sont remis à l’honneur, le fond cartographique employé reprenant le même design que celui du totem. Les résultats s’avèrent plus ou moins probants, notamment en termes d’appropriation. Au niveau des producteurs, le succès est indéniable – de 16 % chartés en 2000, on arrive à 90 % en 2007 – mais, la démarche ne tenant pas compte des contextes culturels locaux, certains blocages ont émané surtout des adhérents des régions de montagne (d’Orlac en particulier). De même, les ramasseurs de lait la perçoivent comme une nouvelle contrainte (formation obligée) tatillonne (tout est noté)... Dans tous les cas, cette réticence première est surtout liée au changement de mentalité induit puisque, à la culture traditionnelle de l’oral se substitue la culture de l’écrit.
Originellement forme d’appui au dynamisme d’une structure coopérative à l’échelle locale, La Route du Lait® devient ensuite une forme d’animation rurale avec promotion des meilleurs d’envergure nationale, support de l’identité de la coopérative sur le terrain et dans l’esprit des consommateurs. De la sorte, le lien au territoire sort renforcé autour d’une acception de la notion d’origine qui renvoie aux qualités intrinsèques du produit mais aussi à l’activité de production elle-même (Sauvée et Valceschini, 2003). L’étape suivante devrait être franchie fin 2007 avec la fusion des sept unions régionales en une seule entité, renforçant par là même l’idée d’appartenance à une même « famille ».
Perçu comme outil de fidélisation et de motivation par certains livreurs, nouvelle clé d’accès à l’usine par promotion de la sous-traitance pour d’autres, la stratégie d’insertion territoriale pratiquée par certaines agro-industries renvoie à une forme moderne d’intégration source de marginalisation d’agriculteurs et/ou d’espaces particuliers. En définitive, ce type de proximité fonctionnelle systémique (Carroué, 2002) segmente le bassin de production agricole autour de logiques de concentration et de centralité, couplées à l’adhésion – incontournable – à une culture d’entreprise dont on peut postuler l’existence dans la France de l’Ouest, ce qui donnera lieu à de prochains travaux.