Dans la mesure où les parcs et les jardins répondent à une préoccupation esthétique renvoyant aux paysages, et où ces derniers, selon une acception naturaliste, sont sous-tendus par une armature géomorphologique, il a semblé intéressant d’explorer les relations qu’entretient la présence des parcs et jardins urbains avec la géomorphologie (photo 1). En premier lieu, les parcs et jardins urbains sont un objet d’analyse géographique, en tant que lieux récréatifs intégrés aux modes de vie en ville. En second lieu, ils ont une fonction esthétique par l’agencement et l’utilisation des essences végétales, ce qui conduit à une fonction écologique de plus en plus affirmée, à l’heure des discours environnementalistes. De ce fait, ils constituent une introduction à la vulgarisation de disciplines à fondement écologique (botanique, ornithologie).
Photo 1 - Le Château des Maures (Sintra, Portugal) installé sur la crête de l’escarpement bordier du batholite granitique
Il correspond au modèle « classique » de l’utilisation défensive d’un site dominant.
Crédit photo : M. AUGER, 2011
En troisième lieu, ils peuvent représenter aussi un point d’appui pour la vulgarisation de la géomorphologie. Le but de cette démarche exploratoire est d’examiner comment la présence de parcs et jardins urbains peut éclairer la géomorphologie de l’environnement local et régional, et ainsi conduire à une approche de géomorphologie générale. Le propos initial était de présenter quelques exemples européens jugés représentatifs de la diversité géomorphologique du continent européen. Cette diversité est en effet remarquable, compte tenu de la faible superficie de l’Europe (10 000 000 km²), en comparaison des grandes dimensions des unités géomorphologiques reconnues sur les autres continents. On peut, comme hypothèse de travail, l’appréhender à travers la superposition d’une dualité morphostructurale – l’Europe alpine aux pentes marquées ; l’Europe des socles où dominent les plates-formes, auxquelles sont adjoints plateaux et plaines des bassins sédimentaires adjacents, suivant un canevas inspiré de Birot (1970) –, et d’une diversité morphoclimatique due à la marqueterie actuelle des climats régionaux, doublée de la variété des héritages morphologiques issus des combinaisons climatiques du Tertiaire supérieur et du Quaternaire.
Ainsi, le cas du parc urbain de Sintra (Portugal) représente à priori un motif de paysage de massif ancien du domaine atlantique. Celui des parcs et jardins abordés à Paris et à Nantes se fonde sur la réutilisation d’anciennes carrières, lesquelles sont un des motifs de différenciation du relief, dans l’Europe des plaines et des plateaux. Celui du parc de la Montagne Blanche à Stockholm (Vitabergsparken) illustre le paysage de roches moutonnées du socle fennoscandien, hérité de l’action de l’inlandsis weichsélien et marqué par l’émiettement insulaire consécutif à l’ennoiement post-glaciaire. Enfin, le Jardin des Glaciers à Lucerne constitue un cas-limite parce que, construit autour des vestiges glaciaires alpins, il est davantage musée à ciel ouvert que jardin urbain. Ce choix est nécessairement restreint, en fonction du format du travail initial (Auger, 2018). On s’attendrait notamment à le voir élargi aux parcs et jardins de l’Europe méditerranéenne, mais dans ces derniers prévaut de manière quasi-exclusive le motif botanique, en relation avec un paysagisme lui-même fondé sur l’acclimatation de végétaux tropicaux (Bousquet et Péchoux, 2003). La présente étude est d’abord une réflexion sur l’utilisation d’un artefact géographique, parc ou jardin « aménagé », au service de la compréhension de l’environnement d’une ville par ses habitants. Elle s’inscrit dans la continuité des travaux sur la nature abiotique en ville (Portal et Kerguillec, 2015), en parenté avec la démarche de promotion d’un patrimoine géomorphologique qui s’appuie à la fois sur des critères géoscientifiques et des critères culturels (cf. infra). Si, dans l’absolu, les parcs et jardins urbains s’insèrent dans un cadre géomorphologique, ils ne reflètent pas toujours ce dernier, parce que leur apparence résulte d’un « habillage », voire d’une modification radicale du relief, mettant en scène un agencement botanique, qui le plus souvent reproduit des canons esthétiques. De ce fait, l’utilisation des parcs et jardins urbains comme argument de vulgarisation de la géomorphologie doit être nuancée selon leur degré d’artificialisation, suivant les critères esthétiques d’une « théorie » des jardins qui sera brièvement rappelée en première partie.
Parcs et jardins urbains : un objet géographique, propre à être étudié au prisme de la géomorphologie
Au premier abord, il peut sembler incongru d’étudier les parcs et jardins urbains sous l’angle de la géomorphologie : ils évoquent d’abord un cadre de verdure, une imitation paysagère, voire un espace de conservation du vivant, mais presque jamais un relief. Cependant, cet angle d’approche se trouve légitimé par la place qu’ils occupent dans les modes de vie urbains, lesquels occultent largement la référence au cadre naturel – alors que les espaces de verdure en ville sont recherchés par les habitants. Ainsi, tôt le dimanche matin, le parc des Buttes-Chaumont à Paris est fréquenté par les adeptes du jogging ; en fin de matinée il accueille les familles se préparant au pique-nique ; au cours de l’après-midi, il constitue le cadre de la caractéristique promenade « digestive » dominicale. Durant la semaine, sa fréquentation est rythmée entre promenade et pratique sportive, suivant les horaires et selon les catégories de population qui s’y rendent.
Parcs et jardins urbains : de nouveaux modes d’habiter l’espace
Volontiers considérés comme des « poumons verts », recherchés car rares au sein des grandes agglomérations, les parcs et jardins urbains sont, à l’image des Buttes-Chaumont, des lieux de sociabilité, témoins de nouveaux modes d’habiter l’espace : destination de substitution aux vacances, où les usagers adoptent les tenues vestimentaires et accessoires adaptés – short, tongs, serviette, tapis et parasol (Long et Tonini, 2012). Plus largement, parcs et jardins urbains sont des espaces aux enjeux et pratiques multiples, répondant à une demande sociale et à un objectif de ville durable. Ils sont au cœur des débats et des projets d’aménagement urbain, et gagnent en attractivité par la qualité des aménagements paysagers, qui tendent à intégrer des éléments de Nature, par leur taille, par leur accessibilité ainsi que par la présence d’équipements et d’aménagements récréatifs (Boutefeu, 2007). C’est à travers ce besoin de Nature – même si celle-ci est factice – que l’on peut tenter de sensibiliser les usagers des lieux à l’assise physique de la ville.
Parcs et jardins : une géomorphologie à priori invisible, qu’il convient de mettre en lumière
Dans cette première approche qui met en évidence les qualités récréatives, esthétiques voire écologiques de simples « espaces verts », la géomorphologie est inexistante dans les préoccupations des usagers. Elle est cependant implicite, sous-tendant soit la tentative de recréation d’une « Nature » conventionnelle dans laquelle le relief tient une place convenue, soit l’habillage d’un site géomorphologique par la verdure. Dans le cas d’une tentative de recréation de la Nature, le projet paysager renvoie à l’évolution multiséculaire de l’esthétique des jardins, répondant d’abord à un ordonnancement de nature religieuse ou rituelle (le jardin babylonien, le jardin de l’Antiquité gréco-romaine, puis du Moyen-Âge occidental voulu comme un morceau du Paradis terrestre – le paradeisos, lieu planté d’arbres des premiers temps chrétiens), plus tard à la recherche d’harmonie des jardins de la Renaissance (Jardins de Boboli à Florence), jusqu’aux styles normés des jardins à la française et à l’anglaise (André, 1879). En revanche, le jardin extrême-oriental, d’abord ordonnancé selon les canons de la civilisation chinoise, qui sont d’ordre religieux à l’origine (points cardinaux « fastes » et « néfastes », réglant par exemple le sens d’écoulement des rivières, d’est en ouest), puis théorisé par la civilisation japonaise, fait explicitement référence au paysage physique, avec la rivière et la montagne qui en forment le cadre obligé (Grimal, 1954). Volontiers repris par les architectes-paysagistes européens au cours du XXe siècle (Jardins Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt, entre autres), il contribue à replacer la Nature, même conventionnellement envisagée, au centre du projet des parcs et des jardins urbains.
Dans une veine analogue, le « jardin alpin » reprend des éléments de relief, mais c’est moins une illustration consciente de la géomorphologie que la reproduction, d’ordre culturel, d’un motif paysager fondé sur la pente, sur le torrent, sur l’utilisation de plantes évoquant une végétation de montagne. Il peut parfois procéder de l’aménagement d’une pente préexistante, utilisant le ruissellement naturel et l’organisant sous forme d’un écoulement d’allure torrentielle, qui franchit de petites cascades entre des blocs rocheux artificiellement installés (photo 2).
Photo 2 - Le jardin alpin du parc du Thabor à Rennes
Le « jardin alpin » est un archétype du motif géomorphologique – ignoré en tant que tel – évoquant implicitement un paysage végétal de montagne (étage subalpin), qui associe essences botaniques, pente, et petites cascades le plus souvent artificielles.
Crédit photo : M. AUGER, 2018
À l’opposé, dans le second cas, lorsque le site géomorphologique est explicitement transformé en parc urbain, il disparaît dans l’anonymat de « l’espace vert » sans caractère particulier. C’est pourtant là qu’existent des possibilités de médiation de la géomorphologie auprès des visiteurs. Ainsi, plusieurs parcs parisiens – Buttes-Chaumont, Montsouris, par exemple – occupent l’emplacement de carrières désaffectées (de gypse pour le premier, de calcaire lutétien pour le second), comme le rappellent les panneaux à visée historique installés in situ.
Un tel panneau – apposé sur la grille extérieure des Buttes-Chaumont (photo 3) ou installé dans l’enceinte du parc, dans une version « modernisée » qui comporte un croquis paysagiste – livre une courte information sur l’aménagement des années 1860, rappelant seulement l’ancienne fonction de carrière de gypse, sans mentionner l’utilisation de cette roche comme pierre à plâtre, ce que le visiteur n’a pas nécessairement à l’esprit. Cependant, la topographie des environs du parc, escarpée relativement au site parisien de plaine alluviale, peut conduire certains visiteurs à s’interroger sur le relief du lieu.
Photo 3 - Panneau implanté à l’entrée sud-ouest du parc des Buttes-Chaumont
Crédit photo : B. COMENTALE, 2016
Sans passer par une inflation de panneaux explicatifs, il est possible d’envisager une médiation géomorphologique sous la forme de visites, à l’image de celles qui, à tonalité historique, sont organisées sous la houlette de guides-conférenciers. Cette médiation peut partir du récit relatif à l’aménagement du parc tel qu’il est rappelé par les panneaux de la Ville, pour passer à l’argument géologique (le gypse, sa formation, son extraction et son utilisation), puis au relief à proprement parler, celui des buttes du nord et de l’est de Paris dont le soubassement géologique comporte, peu en-dessous du sommet, les strates gypsifères (cf. infra) – selon la démarche synthétisée dans la figure 1.
Au total, cette démarche est celle qui vise à promouvoir un patrimoine géomorphologique, par sa double composante géoscientifique (géomorphologique et géologique) et culturelle. Aux Buttes-Chaumont, le profond remaniement paysager à partir d’une carrière de gypse a conduit à ce parc urbain, véritable « vitrine » du Second Empire destinée à glorifier le régime politique à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1867 – avec des aménagements reproduisant des thèmes topographiques et culturels à la mode : une fausse falaise évoquant Étretat, un faux temple perché à la manière de celui de la Sybille de Tivoli, une fausse grotte reprenant une ancienne entrée de carrière, d’où pendent de fausses stalagmites pourtant absentes en contexte gypseux –, tout en ancrant à Paris sa proche couronne annexée de fraîche date (références bibliographiques in Comentale, 2016). En raison de ce remaniement, c’est par le panorama qu’il offre vers la banlieue nord de Paris que le site des Buttes-Chaumont présente un intérêt géomorphologique (photo 4, fig. 2).
Photo 4 - Panorama vers le nord-nord-ouest, vu du parc des Buttes-Chaumont
Au dernier plan s’étend la butte de Montmorency, dite « stampienne » en référence à l’âge de la couche sommitale, et culminant à 195 m – le parc des Buttes-Chaumont est à 100 m d’altitude. Ce panorama permet d’engager l’exposé géomorphologique de ces buttes aux assises gypsifères, disposées en alignements d’orientation nord-ouest/sud-est parallèles entres eux. L’alignement auquel appartient la butte de Montmorency succède vers le nord à celui des buttes de Paris intra-muros – Belleville où se situe le parc, ainsi que Montmartre –, lequel se prolonge vers le nord-ouest par la butte de Cormeilles-en-Parisis où le gypse fait encore l’objet d’une extraction industrielle.
Crédit photo : B. COMENTALE, 2016
Figure 2 - Les buttes « stampiennes » du centre du Bassin Parisien
Le dégagement de ces buttes est étroitement corrélé aux ondulations anticlinales et synclinales orientées nord-ouest/sud-est qui affectent le centre du Bassin Parisien.
Ainsi, le parc des Buttes-Chaumont constitue un élément du patrimoine géomorphologique par ses caractères de rareté, de représentativité scientifique, et de témoignage d’une phase majeure de la formation du tissu urbain. Ce statut de patrimoine est obtenu quel que soit le mode de sa reconnaissance, selon la « démarche déductive » qui part des faits de terrain pour retenir des sites remarquables (Sellier, 2010), ou selon la « démarche sélective » qui, partant de sites déjà reconnus, les hiérarchise par une notation numérique issue de l’application de critères géoscientifiques, pédagogiques et culturels (Reynard et Panizza, 2005).
À la recherche de la diversité géomorphologique européenne : cas d’espèce
Dans cet essai préliminaire, le choix des sites étudiés – le Parque das Merendas à Sintra (Portugal), les Buttes-Chaumont à Paris et le site Miséry à Nantes abordés dans une perspective comparée, le Vitabergsparken à Stockholm (Suède) et le Jardin des Glaciers à Lucerne (Suisse) – part du principe d’une spécificité européenne dans la prise en compte du relief. Outre la diversité géomorphologique du continent, précédemment évoquée, on peut noter le décalage chronologique de la mise en valeur, en comparaison avec d’autres continents, notamment l’Amérique du Nord où la patrimonialisation des grands reliefs est ancienne (Parc National du Yellowstone, 1872). Toutefois, sur le plan institutionnel, l’Union Européenne s’est emparée de la question depuis le début du XXIe siècle, en émettant une recommandation sur la conservation du patrimoine géologique et géomorphologique en 2004. Certes, dans cet énoncé, elle entretient une confusion entre les deux disciplines concernées – ce qui tient d’une part à une méconnaissance générale de ce qu’est le relief en tant qu’entité propre, d’autre part aux histoires nationales de la constitution de la géomorphologie comme discipline universitaire, abordée tantôt sous l’angle de la géographie physique, tantôt sous celui d’une géologie lato sensu (géodynamique externe). Cette reconnaissance institutionnelle a néanmoins le mérite d’élargir la sensibilité à l’environnement, du végétal depuis une quarantaine d’années, vers le minéral au tournant du XXIe siècle.
Cet intérêt à l’échelle institutionnelle en Europe se traduit par exemple par la création de géoparcs dont le fondement thématique est à dominante proprement géologique – tel le Géoparc minier, historique et environnemental de Sardaigne –, ou bien géomorphologique, décisivement centré sur les formes du relief. Entrent dans cette dernière catégorie, entre autres, le Géoparc des Bauges (Préalpes françaises) à tonalité karstique, et le Géoparc du Mecklenburg qui illustre l’avancée des inlandsis scandinaves dans le nord de l’Allemagne (Jacqué, 2018). Ce type de vulgarisation doit toutefois être replacé dans son propre contexte méthodologique et scalaire. En effet, d’une part l’exemple du parc des Buttes-Chaumont montre que les deux disciplines évoluent en synergie, d’autre part le choix des parcs et jardins urbains – lesquels peuvent sembler anecdotiques au regard des géoparcs, explicitement dédiés à la découverte de l’environnement minéral et rocheux et du relief associé – permet l’illustration de la géomorphologie en ville, où le relief est relégué au-delà de toute autre préoccupation. Cela contribue à la popularisation de la géomorphologie, ainsi extraite de sa sphère universitaire d’origine et introduite dans la société.
Le parc das Merendas à Sintra au Portugal : un site de crêtes associées à un batholite granitique
Située à 30 km au nord-ouest de Lisbonne, la ville de Sintra est un lieu de villégiature renommé, riche d’anciens palais aristocratiques ce qui, conjointement à la singularité de son parc présentant de nombreuses essences exotiques, lui vaut de figurer au patrimoine mondial de l’Unesco. Le parc das Merendas possède un fort intérêt touristique, à base historique et culturelle, qui rend possible une vulgarisation de la géomorphologie.
Sintra est bâtie au nord-est d’un petit massif granitique en saillie, qui comporte plusieurs pics à 500 m d’altitude. Le long du versant qui domine la ville, s’étend le parc das Merendas, couronné à son sommet par le château des Maures, ancienne forteresse médiévale dont ne subsistent que les remparts suivant la ligne de faîte (photo 1) ; 500 m au sud, un autre point haut est occupé par le palais da Pena, d’architecture baroque, édifié au XIXe siècle et qui jouxte le parc da Pena, apprécié pour ses séquoïas géants et ses camélias. L’ensemble peut être parcouru dans le cadre d’une randonnée à la journée.
En effectuant ce parcours jusqu’au château des Maures on est frappé par les chaos granitiques installés sur la pente, qui évoquent par exemple le chaos de Huelgoat en Bretagne – ou encore celui du Sidobre, selon le géomorphologue O. Ribeiro (1940), dont nous reprendrons l’interprétation géomorphologique régionale. Le parc utilise le relief ainsi que le pittoresque des blocs granitiques – au sens premier, qui mérite d’être dépeint, dans la mesure où la présence des blocs introduit une variété dans le relief, propriété explicitement utilisée dans l’art d’aménager les jardins (André, 1879), et décor mis à profit par de nombreux peintres. Le parcours pédestre permet de prendre conscience de la forte énergie de relief entre la ville et les points hauts qui la dominent. La signalétique touristique locale présente une vue cavalière du parcours, de la ville jusqu’au château, avec une figuration de la végétation ; le jardin de la villa Sassetti, situé sur le trajet, est présenté comme doté « d’une grande force scénographique », témoignant de « l’harmonie entre l’architecture et le paysage ». Une telle présentation met donc en avant les propriétés paysagères du site, dans lesquelles l’énergie du relief joue un rôle prépondérant, ce qui autorise une vulgarisation de la géomorphologie. Enfin, vers le sommet du parcours, en contrebas du château, le Penedo da Amizade est un site d’escalade reconnu, l’un des plus anciens et des plus emblématiques du Portugal.
Ainsi, la vulgarisation de la géomorphologie part de deux motifs : les blocs de granite qui parsèment le versant, et le relief lui-même, ligne de crête et points hauts. Suivant l’étude d’O. Ribeiro (1940), l’énergie du relief provient de la dénudation d’un batholite granitique, lequel se présente comme un massif allongé sur 5 km du nord au sud et sur 10 km d’est en ouest, où il se termine en falaise au-dessus de l’océan Atlantique. Il résulte de la mise en place tardive – fin du Secondaire à début Tertiaire, en fonction de l’âge de l’encaissant – d’une intrusion granitique au sein d’une série sédimentaire jurassique et crétacée, ce qui a des conséquences géomorphologiques directes.
En effet, la relative jeunesse de ce massif se traduit par un paysage hérissé de pics, à la différence de la plupart des affleurements granitiques ibériques, qui sont d’âge hercynien – c’est-à-dire dans un rapport d’ancienneté de 1 à 10 – et ont donc enregistré des phases d’aplanissement ultérieures, ce qui a conduit à la lourdeur de leurs formes sommitales. En outre, cette intrusion s’est mise en place sous forme d’un bombement, ce qui a eu pour double effet de redresser les strates sédimentaires en place, sous la forme de crêts au pourtour d’un anticlinal, et de les métamorphiser, et ainsi les indurer. De ce fait, calcaires métamorphisés et schistes, d’âge jurassique, forment un rempart autour du massif granitique – rempart dont le morcellement ultérieur par l’érosion linéaire détermine une ceinture de collines périphériques.
Le parc das Merendas est un exemple abouti de parc urbain aménagé selon des canons esthétiques de nature architecturale (ordonnancement des allées et des massifs de végétation), attractif par sa richesse en espèces végétales exotiques et répondant aux exigences de beauté et d’harmonie énoncées en première partie, et fortement conditionné à la géomorphologie (utilisation de la pente, reprise des blocs granitiques comme motif décoratif). La description de ces attributs ouvre nécessairement à une mise en perspective géomorphologique plus large, à l’échelle des massifs granitiques de l’Europe atlantique.
L’aménagement des anciennes carrières en parc urbain : exemples à Paris et à Nantes
Dans de nombreuses villes, le parc récréatif est initialement un parc botanique, créé pour l’acclimatation d’essences exotiques : ainsi à Paris, à Nantes, à Montpellier… Il n’échappe pas à l’application de normes culturelles, comme l’emblématique « labyrinthe » qui utilise la figure topographique du point dominant, tertre artificiellement édifié (Jardins des Plantes à Paris et à Nantes). Parfois, le parc ou le jardin est une solution pour l’intégration, dans l’espace urbain, d’anciens espaces productifs dont l’assise topographique gêne la construction et, parmi eux, les carrières. L’étude comparée d’exemples à Nantes et à Paris permet la mise en évidence du critère culturel comme introduction à l’exposé de la géomorphologie d’un site.
La littérature foisonne d’exemples parisiens, où le critère culturel est d’abord historique (Hillairet, 1956 ; Guini-Skliar, 2003), concernant la mise en valeur de lieux initialement situés dans un espace périurbain qui était progressivement organisé par la proximité de la ville, puis par sa fusion avec elle – activités agricoles et extractives, anciennes villégiatures nobles ou bourgeoises –, le parcellaire actuel en conservant des traces, ce qui relève d’ailleurs des préoccupations des géographes (Rouleau, 1985). L’exemple du parc des Buttes-Chaumont (Obert et al., 2014) a montré quel profit pouvait en être tiré à des fins d’exposé de la géomorphologie (cf. supra), il en est de même des carrières de calcaire grossier exploitées au sud de Paris et reconverties en parc urbain (parc Montsouris, cité plus haut).
À Nantes, cette histoire est moins largement diffusée, mais suit une trajectoire analogue : dans un site de bas plateau (20 à 40 m d’altitude le plus souvent), progressivement gagné par la ville à partir du noyau portuaire de celle-ci, les carrières, qui entamaient les versants des vallées, sont le seul élément de différenciation topographique notable. Du fait de sa formation géologique (un fragment de socle hercynien traversé d’intrusions granitiques le long de la Zone broyée sud-armoricaine – ZBSA) et géomorphologique (une portion de massif ancien aplanie, puis dénivelée par l’escarpement de faille du Sillon de Bretagne, qui reprend la ZBSA au Tertiaire : Sellier, 1985), le site de Nantes est ponctué d’anciennes carrières de granite et de roches métamorphiques, parmi lesquelles le gneiss et le micaschiste.
Si l’existence des carrières et leur époque d’exploitation sont assez largement ignorées de la population, l’héritage est présent à travers les matériaux utilisés pour la construction des monuments. En effet, des édifices de défense ont été construits, comme la porte Saint-Pierre constituée de micaschiste ou le château des ducs de Bretagne bâti en gneiss et en granite. On retrouve également dans la ville d’anciennes maisons datant du XVe siècle, dont le rez-de-chaussée est en maçonnerie de moellons et l’étage en colombage ; le granite est généralement présent dans les appuis et les entourages des fenêtres et des portes (Lorand, 2016). De plus, granite et micaschiste locaux ont été utilisés pour la construction du château et de la cathédrale, conjointement avec le tuffeau angevin (roche sédimentaire, variété de calcaire crayeux affleurant dans l’ouest du Bassin parisien) qui était acheminé par la Loire. La cathédrale représente le premier usage massif du tuffeau à Nantes : reconstruite en 1434, elle repose sur un soubassement de granite – ce dernier provenant des carrières du Sillon de Bretagne (fig. 3) –, et sa façade est réalisée en tuffeau qui est appliqué sur le micaschiste de la structure. Dans l’enceinte du château, le logis des Ducs est bâti sur ce modèle : fondations et rez-de-chaussée en granite, tout comme les entourages des ouvertures, et le reste des murs en tuffeau. Ces caractéristiques sont le modèle des bâtiments nantais jusqu’au XXe siècle (Lorand, op. cit.).
Figure 3 - Carte extraite de L. Chauris : les carrières de granite dans le département de Loire-Atlantique
Le parallélisme avec le cas parisien s’impose – à l’exception des carrières souterraines, inexistantes à Nantes –, notamment sur l’intégration des anciennes carrières à l’espace urbain en formation, puisqu’elles étaient ouvertes à l’écart du noyau urbain initial sans en être très éloignées, afin de réduire le coût du transport des pierres. À Nantes, du fait de la résistance des roches dont l’exploitation à flanc de versant a eu pour conséquence de redresser localement les pentes, compromettant leur remodelage, les anciennes carrières gênent la continuité du bâti. L’ancien front de taille se matérialise par une rupture de pente qui interrompt cette continuité (ancienne carrière de schiste du Pont-du-Cens, en rive gauche de la rivière éponyme), ou bien présente un danger réel de chutes de pierres (ancienne carrière de schiste du Mont-Goguet en rive droite de l’Erdre, occupée par des garages). Mais cela signifie que l’on peut, à l’occasion de sorties en groupe, appliquer la même méthode de vulgarisation de la géomorphologie, en utilisant des biais historiques, géologiques et topographiques (Comentale, 2016).
Seule l’ancienne carrière de granite de Miséry à l’ouest de Nantes, dans l’ancien faubourg de Chantenay, fait l’objet d’un projet de remodelage, destiné non à l’implantation d’un véritable parc urbain selon l’acception courante du terme, mais à l’installation d’un espace touristique (tab. 1). La carrière figure à l’Inventaire français des géosites (intérêt relatif au Sillon de Bretagne : plutonisme, tectonique, minéralogie, géomorphologie, ressources naturelles – référence IPG_FA 062 : Aertgeerts et al., 2011), et cette distinction justifie la récente publication, par la Société des Sciences Naturelles de l’Ouest de la France, d’un important ouvrage consacré à l’histoire de l’exploitation (SSNOF, 2018).
Toutefois, à Nantes, compte tenu de la pauvreté imaginative institutionnelle qui amène à considérer le tourisme ludique comme unique condition d’un développement économique, il n’y a pas lieu de s’attarder sur l’occasion manquée d’une valorisation de qualité, sinon pour souligner l’indigence d’un discours promotionnel réduit à une rhétorique pseudo-écologique à la mode, sans fondement scientifique : un front de taille « qui protège les plantes de leur ennemi juré : le vent », une présence de « plantes typiques des milieux méditerranéens » (Bulletin municipal, mars 2017). C’est que, dans les cas nantais comme parisien à 150 ans d’intervalle, l’intention est d’abord politique (tab. 1). Que les acquis méthodologiques et conceptuels de la démarche géopatrimoniale soient ignorés des acteurs politiques de l’aménagement n’est guère étonnant.
Tableau 1 - La réutilisation des emprises de carrière à Paris et à Nantes (d’après Comentale, 2016, modifié)
Le Vitabergsparken à Stockholm
Le Vitabergsparken, ou parc de la Montagne blanche, à Stockholm, mérite le qualificatif de géomorphosite à double titre. En effet, il occupe un point haut (46 m) sur l’île de Södermalm, située immédiatement au sud du noyau urbain historique, offrant un panorama sur l’émiettement insulaire caractéristique du littoral d’ennoiement post-glaciaire ; et son nom est en rapport avec la teinte claire de la roche. De plus, nous avions initialement émis l’hypothèse d’une autre propriété de la roche : une variété plus résistante à l’érosion susceptible de rendre compte du paysage de collines (leucogranite à grain fin, ou filon de quartz, tous deux clairs), mais cette hypothèse doit être révisée.
En effet, le socle est principalement composé de gneiss et de granite gris, origine du toponyme « Montagne blanche ». De manière analogue le toponyme « Montagne rouge », au nord de la ville, tire son origine d’une variété rougeâtre de granite (Dr. J. Mansfeld, université de Stockholm, in litteris, le 20 juin 2019). Dans le même esprit,
« la roche, du blanc au blanc rougeâtre, est une pegmatite liée aux intrusions granitiques ayant pénétré le socle gneissique il y a 1,8 milliard d’années. L’ensemble de la « Montagne blanche » est une hauteur topographique, avec des collines dont le soubassement n’est pas nécessairement composé de cette pegmatite. D’autres roches, telles que des granitoïdes ou des gneiss « greywacke1 » sont aussi présentes sur les hauteurs topographiques. Entre les collines existent quelques fractures, ou zones de fracture » (Dr. C. Mellqvist, Bureau géologique de Suède, in litteris, les 24 avril et 24 juin 2019).
Il en ressort que si notre hypothèse de départ sur la composition pétrographique du secteur n’est pas valable, celle d’une érosion différentielle qui mettrait à profit les propriétés lithologiques des roches, ou d’éventuelles lignes de fragilité héritées le long des fractures, n’est pas à exclure.
Au-delà de ces incertitudes que seule une étude in situ pourrait lever (cas classique en géomorphologie des socles, tant sont mêlées les conditions de texture et de composition minéralogique des roches, de leur altération anté-quaternaire, et de leur cohésion à l’affleurement), la géomorphologie rend compte de la singularité du site urbain de Stockholm, mis en valeur au moins depuis le XIe siècle. Il se place au franchissement de l’exutoire du lac Mälar vers la mer Baltique, d’orientation ouest-est, par une voie de passage nord-sud, qui suit une « chaussée » insulaire2 (fig. 4). Cet émiettement insulaire résulte du bilan entre la remontée post-glaciaire du niveau marin, propre aux littoraux d’ennoiement, et le rehaussement isostatique de la masse continentale libérée du poids de l’inlandsis weichsélien.
De plus, la rigidité du socle fennoscandien, du fait de sa composition granito-gneissique, a permis la conservation de la topographie de raclage glaciaire, de faible différenciation altimétrique, ainsi que l’enregistrement de nombreuses fractures suivant des tracés orientés ouest/est et nord-ouest/sud-est, dont l’exploitation par l’érosion différentielle (cf. supra) a renforcé le morcellement de la topographie. Comme le note M. Zimmermann (1933, p. 173),
« le site est donc fort accidenté, la terre s’y morcelle en nombreuses bosses rocheuses, hautes en moyenne de 20 à 30 mètres, entre lesquelles jouaient à l’origine des chenaux (…) ; la transformation moderne a consisté à combler une partie des dépressions et chenaux et à raser les collines rocheuses, trop hautes et trop raides ».
Le parc de Vitabergen, situé dans la partie orientale de l’île de Södermalm, offre un panorama sur ce paysage insulaire exceptionnel, et se prête ainsi à une opération de sensibilisation à la géomorphologie, d’autant plus qu’il est fortement valorisé par la population, pour des motifs culturels et fonctionnels. Du point de vue culturel, il est en effet communément admis que la société suédoise déploie une sensibilité marquée à l’écologie et à la préservation de l’environnement, ce qui s’applique à la présence des espaces verts en ville. Cette sensibilité est concrétisée par l’inscription, dans la Constitution, du « droit d’accès commun » (Allemansträtt), permettant à tous d’avoir accès à la nature selon trois modes : le droit de passage, le droit de cueillette et le droit de résidence temporaire sur terrain public ou privé. Il est ainsi possible de traverser la propriété d’autrui par tout moyen non motorisé, de cueillir les produits de la Nature, étant donné que le propriétaire n’a pas de droit exclusif sur eux – cependant chasse et pêche sont interdites sur les propriétés privées –, de faire halte sur une propriété, y compris en plantant une tente, à condition de ne pas y rester plus d’une nuit. La seule condition pour tous est de ne pas détériorer la nature. À partir de ce droit, héritage de la société médiévale où les terres agricoles et la forêt étaient considérées comme biens communs, la Suède développe un mode de vie fondé sur le contact avec la Nature, le Friluftliv (von Plauen, 2005), dont l’attachement aux espaces verts en ville peut être considéré comme le prolongement.
Du point de vue fonctionnel, le parc de Vitaberg est édifié sur deux petites collines dont l’une accueille l’église Sophie, ou Sofia kyrka – utilisation fréquente de la position dominante, à but symbolique et cultuel –, l’autre un kiosque, ce qui permet d’accueillir des manifestations musicales. De plus, sur les pentes de l’une des collines ont été aménagés les gradins d’un théâtre de verdure. Il possède enfin les attributs habituels d’un parc à usage récréatif : lieu de détente, de promenade ou de pratique sportive, espace de jeux pour les enfants.
Le cas-limite du Jardin des Glaciers à Lucerne
Contrairement aux sites précédemment abordés, le Jardin des Glaciers à Lucerne, en Suisse, affiche d’emblée un but didactique, avec une mise en valeur touristique par un accès payant. C’est un site géotouristique intra-urbain (Cayla, 2009), qui participe de l’offre touristique centrée sur la connaissance des glaciers, en s’inscrivant dans une sensibilité nationale aux éléments de Nature. Dès la seconde moitié du XIXe siècle en Suisse, les blocs erratiques sont identifiés, leur origine glaciaire, d’abord discutée, est reconnue, mais leur utilisation pour l’approvisionnement en matériaux de construction induit leur disparition progressive, aussi la communauté des géologues travaille-t-elle à leur mise sous protection (Reynard et al., 2011). Après une éclipse mettant l’accent sur la Nature biotique au cours du XXe siècle, cet intérêt initial trouve un regain d’intérêt avec la mise en valeur des géomorphosites à partir de la fin du XXe siècle. Le Jardin des Glaciers a suivi cette trajectoire géopatrimoniale : il s’agit de la mise en scène d’un lieu riche en témoins glaciaires (en particulier des marmites), découvert en 1873 lors de travaux de terrassement (Cayla, 2009), rapidement aménagé en musée à ciel ouvert suivi d’un musée « en dur », enfin pourvu d’un toit de protection un siècle plus tard (1980, photo 5).
Photo 5 - Le Jardin des Glaciers à Lucerne, un musée de formes et formations glaciaires conservées en place et exposées sous un toit pyramidal depuis 1980
Crédit photo : Leiju,Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0©, 2011
Bien que l’intention du parc soit à l’opposé de notre démonstration – qui est d’utiliser les parcs urbains existants pour engager un discours didactique à visée géomorphologique et non pas d’enclore un lieu riche en témoins géomorphologiques en lui donnant l’apparence d’un parc urbain ordinaire –, on peut lui appliquer une grille de lecture similaire à celle qui a été établie à propos du Père-Lachaise. Deux niveaux d’explication sont alors à considérer : d’une part un exposé du fait glaciaire alpin, à partir des témoins observables in situ, d’autre part une mise en perspective géographique utilisant les emboîtements d’échelle, allant de la « dorsale » qui sépare le bassin versant du Rhône de ceux des affluents alpins du Rhin (Aar et Reuss), au site de Lucerne installé au débouché du lac des Quatre-Cantons.
Dans cette mise en perspective, le site de la ville est remarquable, à l’extrémité nord-ouest du lac des Quatre-Cantons. Celui-ci fait partie des grands lacs de surcreusement glaciaire situés au pied des Alpes, au contact du Plateau suisse (Mittelland, « pays du milieu » qui prend en écharpe la Suisse du sud-ouest au nord-est, entre Alpes et Jura, fig. 5).
Situé à 434 m d’altitude, le lac est dominé par les sommets du Pilate (2 122 m) au sud-ouest, et du Rigi (1 797 m) au nord, à la confluence de la Reuss venue du sud-est, de la Sarner Aa, du sud-ouest, et de l’Engelberger Aa, du sud. Sa forme digitée et son encaissement entre des rives escarpées sont caractéristiques du surcreusement (photo 6). Le site de Lucerne contrôle la sortie étranglée du lac, par laquelle la Reuss se dirige vers le nord-est puis vers le nord, avant de confluer avec l’Aar – elle-même affluent de rive gauche du Rhin – une cinquantaine de kilomètres à l’aval.
Photo 6 - Le lac des Quatre-Cantons, au large de Lucerne vers l’est-sud-est
Comportant plusieurs digitations, le plan d’eau se resserre entre le Bürgenstock (1 128 m, à droite) et la retombée du Rigi (à gauche), avant de se prolonger vers l’est. Au centre de la photo (avant-dernier plan), s’enlèvent les sommets situés à l’extrémité orientale du lac, à plus de 2 000 m d’altitude (Kaiserstock, 2 515 m ; Wasserberg, 2 341 m). Le fort encaissement du lac (434 m) entre des versants abrupts est une caractéristique du surcreusement glaciaire.
Crédit photo : B. COMENTALE, 1981
Le Jardin des Glaciers se trouve dans la partie orientale de la ville, sur une colline située entre le lac et le tronçon de la Reuss qui s’écoule immédiatement à l’aval de sa sortie du lac. Plus largement, l’englacement du site au cours du Quaternaire est à replacer dans le contexte du contact entre les Alpes et le Plateau, où venaient s’étaler les grands appareils glaciaires en provenance des premières – dont la partie la plus élevée, au-dessus de 4 000 m d’altitude, forme de nos jours le « château d’eau » du pays.
C’est là que subsistent aujourd’hui les reliques de cet englacement, sous forme de langues glaciaires situées en contrebas des sommets les plus élevés : Jungfrau (4 158 m) et Aletschhorn (4 193 m) au-dessus du glacier d’Aletsch qui alimente la rive droite du Rhône ; Finsteraarhorn (4 274 m) dominant la vallée de l’Aar précédemment citée, par l’intermédiaire du glacier éponyme. Au nord-est immédiat, où les altitudes sont moindres, se trouve l’amont d’autres cours d’eau notables : le Rhône supérieur alimenté par le glacier éponyme, et la Reuss alimentée par de petits appareils glaciaires, développés respectivement sur les faces sud-ouest et est du Dammastock (3 630 m) ; enfin, le Rhin dans sa section amont, en contrebas de sommets à 3 000 m d’altitude (alimentation lacustre).
Au total, le Jardin des Glaciers, s’il ne relève pas de la démarche consistant à extraire un parc urbain de l’anonymat de « l’espace vert » à but récréatif, pour en démontrer les attributs géopatrimoniaux, représente une autre base pour nourrir une vulgarisation de la géomorphologie. Sans s’attacher à son caractère payant – qui le distingue du parc urbain public, mais qui est concevable du fait de sa nature muséale et touristique, laquelle contribue à la promotion du patrimoine géomorphologique –, on peut élargir cette vulgarisation par l’approche géographique du site urbain, sous forme d’une visite pédestre, d’une excursion en bateau sur le lac ou d’une vue d’ensemble à partir du sommet du Pilate, rejoint par un chemin de fer à crémaillère.
Essai de typologie et premier bilan
Au-delà du caractère aléatoire du choix des cinq parcs abordés, qui participe de la méthode de mise en valeur d’un thème – la patrimonialisation de la Nature abiotique en ville – encore rarement abordé (cf. supra) et restant en grande partie à « défricher », il est possible d’établir une typologie selon l’espace étudié, rapporté à son relief (tab. 2). À cela s’ajoutent des critères tels que le mode de mise en valeur de l’espace considéré, ainsi que les « valeurs » (scientifique, culturelle, économique, esthétique, écologique) attachées à la définition canonique des géomorphosites (Reynard et Panizza, 2005), et les fonctions qui leur sont liées, découlant des pratiques anciennes et actuelles.
À ce stade de la recherche, la typologie présentée est fragmentaire, et l’adjonction d’études de cas supplémentaires pourrait permettre de l’affiner – sans pour autant nourrir l’illusion d’une plus grande maîtrise du thème par leur multiplication à l’infini. En particulier, certains élargissements sont à considérer selon le degré de leur intérêt géomorphologique, qui est au fondement de cette étude : c’est le cas de la reconversion des sites de gravières ou de sablières dans les lits majeurs des cours d’eau, sous forme de bases de loisirs, où l’aspect récréatif prédomine et où le relief, le plus souvent, est imperceptible – exemple d’héritage géologique indirect (matériaux de construction ou de ballast), mais sans possibilité de vulgarisation géomorphologique. Les exemples d’une telle reconversion sont très nombreux, mais rares sont ceux qui sont susceptibles d’introduire à la géomorphologie.
En ce qui concerne les points hauts, ce sont d’abord des sites d’acropole, symboliques pour les raisons précédemment mentionnées. En revanche, l’exemple du parc de la Tête d’Or, à Lyon – où se trouve un bloc morainique d’origine alpine – est associé à la retombée septentrionale du plateau de Fourvière au-dessus de la vallée du Rhône, dans sa section orientée d’est en ouest à l’amont de la confluence avec la Saône. De même, à Pau la corniche du Boulevard des Pyrénées, mise en valeur précocement pour son panorama sur la chaîne, qui constitue en soi une introduction à la géomorphologie, est le rebord du plateau servant d’assise à la ville, en rive droite du gave. Enfin, les anciens sites défensifs implantés sur des hauteurs (méandre du Doubs à Besançon, par exemple) sont à considérer lorsqu’ils sont reconvertis en parc récréatif.
Conclusion
L’étude qui précède, tournée vers la mise en place d’une méthode de travail, traite de la difficile articulation entre la géomorphologie, discipline d’observation et d’analyse, et l’utilisation d’espaces en grande partie artificialisés, privilégiant l’esthétique et la mise en scène botanique au détriment du relief – du moins lorsqu’il y a relief préexistant. Le but initial était d’examiner comment un parc ou un jardin urbain permet d’introduire à la géomorphologie de l’Europe en tant que continent au relief cloisonné : cette vision doit être abandonnée – du moins en fonction des critères morphostructuraux et morphoclimatiques de départ –, en grande partie du fait de l’artificialisation des espaces considérés, la livrée botanique prenant le pas sur l’ambiance géographique régionale. Seul le « jardin alpin », dont la signification est culturelle et non pas naturaliste, conserve par sa dénomination un lien indirect avec un espace géographique, mais ce lien relève de l’imaginaire sollicité par cette dénomination, et non du milieu géographique précis.
Le thème abordé est en relation étroite avec celui de la Nature abiotique en ville, lui-même très peu illustré, pour des raisons tant culturelles (de manière générale le vivant est survalorisé par rapport au minéral) que fonctionnelles. À cet égard, depuis un demi-siècle, là où l’écologie se diffuse progressivement au sein de la société (avec l’inévitable risque du raccourci caricatural lorsqu’elle est appelée à servir un but commercial, comme l’illustre le cas nantais), la géomorphologie reste inconnue de la plupart des publics. Précisément, ce type d’étude menée en ville, là où l’on s’attend le moins à entendre parler de géomorphologie, est apte à illustrer de manière originale cette discipline. À cette échelle, la géomorphologie peut être croisée avec le mode de formation du tissu urbain, susceptible de capter l’attention par sa tonalité historique et spatiale. L’exploration du thème associant géomorphologie et parcs et jardins urbains permet de nourrir une réflexion sur la valorisation du patrimoine géomorphologique.