Point essentiel : la baie de Morlaix coïncide avec une limite majeure, séparant approximativement deux domaines de structure et d’évolution géologique différents : à l’ouest, le Pays de Léon avec ses formations métamorphiques (micaschistes, quartzites, gneiss, amphibolites…) et granitiques ; à l’est, le Trégor avec ses complexes volcaniques et gabbroïques… ; entre les deux, l’emplacement occupé aujourd’hui par la baie apparaît comme une zone de suture où sont accolés des éléments, rebroussés vers le nord, des deux domaines, auxquels se superposent des terrains schisteux plus récents dans le prolongement septentrional du bassin de Morlaix (fig. 1). Cette zone de faiblesse de l’écorce terrestre a été ensuite recoupée par une intrusion granitique qui a comme soudé les morceaux du puzzle formant la limite Léon-Trégor. Ultérieurement, les mouvements tectoniques se sont encore fait sentir et des failles subméridiennes ont accentué, une nouvelle fois, la coupure entre les môles léonard et trégorrois. Beaucoup plus récemment, ces zones faillées1 ont été empruntées par les cours d’eau, la Penzé à l’ouest, la rivière de Morlaix à l’est, et enfin, envahies par la mer2 (Barrois, 1909, 1927 ; Milon, 1928 ; Bourcart, 1948 ; Sandrea, 1958 ; Chauris, 1972, 1975, 1975, 1984 ; Chauris-Norroy, 1973 ; Chauris in Chantraine et al., 1986 ; Chauris et al., 1998 ; Chauris et Corre, 2011).
Quelques repères chronologiques. Dans le Petit Trégor, affleurent, encore en quelques points, des roches extrêmement anciennes – de l’ordre de deux milliards d’années : ce sont, à ce jour, les plus vieilles reliques connues du sol français ; cependant, les gabbros de Saint-Jean-du-Doigt sont beaucoup plus récents, de l’ordre de 350 millions d’années. Dans le Haut-Léon, l’âge des plus anciennes formations métamorphiques reste encore discuté : il pourrait être d’environ de 700-600 millions d’années (?) ; les granites sont nettement plus jeunes – entre 340 et 310 millions d’années (seul le granite de Sainte-Catherine est plus tardif). Quant au massif granitique de la baie de Morlaix qui, comme nous l’avons vu, soude les deux ensembles, c’est l’une des intrusions les plus jeunes de Bretagne, avec 300 millions d’années seulement.
L’objectif de cet article est, tout d’abord, de contribuer à une meilleure connaissance de la baie de Morlaix en mettant l’accent sur les failles qui l’affectent et qui sont souvent soulignées par des filons de quartz, roches jusqu’à présent ici peu envisagées – et, plus grave, parfois interprétées comme des lits quartzitiques sédimentaires (fig. 1). Dans cette contrée pénéplanée et, qui plus est, tapissée par un épais manteau de limon lœssique, les affleurements, mis à part le long du littoral, restent rares. Ailleurs, les quartz n’apparaissent souvent qu’en éboulis ou en « pierres volantes » ; toutefois, leur fort volume suggère leur importance et permet de présumer leur direction.
Mais l’étude des filons quartzeux déborde, en fait, très largement, l’aspect géologique et offre des impacts pluridisciplinaires, à priori inattendus. Le présent article va ainsi montrer comment il est possible de passer de la géologie, base de départ, à la minéralogie, à la géographie physique (géomorphologie), puis à la géographie humaine (avec l’emploi des matériaux par l’habitat, les talus, la voirie, la décoration) voire, tout d’abord, la toponymie…
Utilisation et toponymie : des marqueurs anciens
Bien avant le développement des recherches géologiques, la présence du quartz avait été remarquée par les populations locales. Ce matériau, très dur et, le plus souvent, de blancheur éclatante, était utilisé, naguère, dans les constructions, comme « tout venant » avec les autres pierres proximales, voire comme élément décoratif. Avant l’apparition des pneumatiques, il était très apprécié pour les travaux de voirie.
Mieux, la toponymie reflète, en certains points, depuis longtemps, la présence abondante de quartz. À Locquénolé, le lieu-dit « Menguen » (pierre blanche), indique le passage d’un filon, utilisé pour l’habitat. À Carantec, « Ty Guen » (maison blanche) confirme l’emploi du quartz, tout proche, dans une maison. À Plouézoc’h, « Les Pierres Blanches » soulignent le contraste de coloration du quartz avec les roches foncées des environs (schistes, dolérites). À Plouénan, une importante carrière pour empierrement était ouverte au lieu-dit « La Roche Blanche ».
Du côté de la Penzé
La présence de la profonde ria de la Penzé, voie de pénétration maritime dans le Haut-Léon, est due à un système complexe de failles de direction subméridienne (N-S, NNW-SSE, NNE-SSW), soulignées par de nombreux filons de quartz (fig. 1).
Le plus important est celui de l’îlot Sainte-Anne en Saint-Pol-de-Léon (photo 1). L’îlot (Enezennig Santez Anna) se compose de deux parties totalement différentes. D’une part, à l’ouest, une surface mollement ondulée (portant les vestiges d’un ancien four à chaux), réunie à la terre par un cordon de sables et de galets (tombolo) prolongé, au sud, par une flèche à pointe libre, également de sable et de galets, dénommée la Grou ; ces deux formations littorales meubles sont aujourd’hui masquées par des enracinements et du béton (Chauris-Norroy, 1973). D’autre part, à l’est, un énorme récif escarpé, qui doit son existence même à un lacis très dense de filons et filonnets quartzeux qui arment le granite. Pour les géographes, c’est un monadnock, relief résiduel ; pour les riverains, c’est « Roc’h ar Ged » (la roche du guet). Effectivement, au sommet, la vue porte au loin et tout particulièrement vers l’entrée de la baie de Morlaix d’où pouvait surgir l’ennemi (« L’Anglais »). Quelques vestiges, en maçonnerie, du poste de guet sont encore visibles, au sommet du rocher, sans que l’on puisse facilement les dater, des reprises successives étant fort probables.
Photo 1 - Relief escarpé quartzeux à l’îlot Sainte-Anne (Saint-Pol-de-Léon)
Crédit photo : L. CHAURIS
À faible distance au nord-est de l’îlot Sainte-Anne, un platier d’amphibolites (Les Vernes) est recoupé par un filon de quartz, d’orientation parallèle à celui de l’îlot. Un peu au sud de la Grou (bétonnée !), un autre filon quartzeux nord-sud émerge des sédiments actuels de l’estran.
Quelques autres filons s’allongent selon une direction subméridienne, aux approches du chenal de la Penzé, au nord de Penzornou.
Au total, ce premier ensemble filonien, qui s’étire sur plus de 4 km du nord au sud, apparaît ainsi subparallèle au cours majeur de la Penzé situé un peu plus à l’est.
Plus au sud, sur environ 2 km, les affleurements en place n’ont pas été décelés ; toutefois, la présence de quartz filonien est attestée par de nombreux éboulis, en particulier de part et d’autre du diverticule de Pont ar Vilin Goz, sans que leur orientation, probablement subméridienne, puisse être assurée. Le long du chemin côtier menant à la chapelle Sainte-Marguerite, des blocs de quartz (jusqu’à 80 cm) ont été utilisés dans un muret (photo 2).
Photo 2 - En bordure du chemin littoral vers la chapelle Sainte-Marguerite (Henvic)
Bloc de quartz (longueur = 80 cm) jalonnant la faille de la Penzé à présent dans un talus.
Crédit photo : L. CHAURIS
Il faut s’éloigner encore plus vers le sud pour voir réapparaître les structures filoniennes en place. Tout d’abord, le grand filon (près de 1,5 km d’allongement, N 20° E) de Milinou-La Roche en Plouénan. En ce dernier point, la pierre a été longtemps exploitée pour les travaux de voirie (route N 169 Morlaix-Saint-Pol-de-Léon en bordure de la Penzé maritime) ; elle était très appréciée par les Ponts-et-Chaussées qui, dans un rapport en date du 16 août 1869, précisent que le quartz de la carrière de La Roche-Blanche (bien nommée !) est « d’une qualité exceptionnelle », d’où l’intérêt de l’exploiter même à un prix élevé.
Le quartz en place réapparaît aux environs de Pont-Éon (Coat ar Gousket) en Plouénan, selon une direction N 20° E. En ce point, dans une carrière, a été mise en évidence une minéralisation plombifère (galène, anglésite, cérusite). Des occurrences minérales de ce type ne sont sans doute pas uniques dans la structure filonienne de la Penzé ; cette hypothèse est appuyée par la découverte récente (Chauris et Corre, 2011), lors des travaux de déroctage dans le port en eau profonde de Roscoff, de quartz minéralisé en blende (sulfure de zinc – ZnS).
Entre l’estuaire de la Penzé et la rade de Morlaix
Deux grands filons quartzeux (respectivement de 1 km et 1,5 km de longueur) affleurent à Carantec, à proximité du lieu-dit Le Varquez ; l’un d’eux est intégré dans le chantier naval Sibiril. Tous deux se perdent dans les vasières.
Plusieurs filons discontinus, subméridiens, s’étirent un peu à l’ouest de l’île Callot.
À Penn al Lan, plusieurs filons intragranitiques subméridiens ; le passage d’un de ces filons est souligné par des houx, plante typiquement silicicole. Sur l’estran, le granite est parcouru par un petit champ filonien quartzeux stanno-wolframifère (Chauris, 1975).
Plus au sud, les filons ne sont plus signalés que par des éboulis, souvent très importants. Près de Feunteun Speur, au nord de Henvic, l’un d’eux a été érigé en néo-menhir (environ 1,50 m de haut) (photo 3). Les fracturations du quartz – blanchâtre – témoignent des réactivations de la structure après sa mise en place.
Photo 3 - Bloc de quartz blanc (à gauche), fissuré (hauteur = 150 cm), dressé en néo-menhir, un peu à l’ouest de Feunteun Speur (Henvic)
Crédit photo : L. CHAURIS
À proximité du phare de La Lande passe certainement un puissant filon de quartz, si l’on en juge par la quantité impressionnante de blocs rassemblés dans les talus (photo 4).
Photo 4 - Aux abords du phare de La Lande (Carantec), de nombreux blocs de quartz, utilisés dans un talus, indiquent la proximité d’un important filon
Crédit photo : L. CHAURIS
À Coatilès, au nord de Locquénolé, le quartz est également fréquent, blanchâtre et fissuré. Il se présente en blocs souvent énormes, tant dans les terres (photo 5) qu’en bordure de la rivière de Morlaix (photo 6). Il a été également récupéré en motif décoratif en bordure des parterres.
Photo 6 - En bordure de la palud de Coatilès (Taulé), bloc métrique de quartz blanchâtre, fissuré, indiquant le passage d’un filon
Crédit photo : L. CHAURIS
Dans le Petit Trégor
En sus des filons quartzeux, comparables à ceux du Pays de Léon (Kervebel, nord de Kerarmel), affleurent à la bordure du granite de la baie de Morlaix, source de la minéralisation, plusieurs champs filoniens :
- Presqu’île de Terenez (Plougasnou). Filonnets quartzeux à wolframite.
- Île Sterec (Plouézoc’h). Filon de quartz à arsénopyrite, blende et galène, avec sulfosels de Bi, Cu…
- Île Blanche (Plouézoc’h). Filon de quartz avec fluorine verte et violette.
- Au nord de Kerarmel, sur l’estran, un filon quartzeux est nettement en relief dans les métadolérites (photo 7).
Photo 7 - Au nord de Kerarmel (Plouézoc’h), filon quartzeux, en relief, recoupant les métadolérites
Crédit photo : L. CHAURIS
Radioactivité très faible
La radioactivité de quelques filons quartzeux a été mesurée sur le terrain (Chauris, 1997).
L’appareil utilisé est un scintillomètre (du modèle SPP2), employé également par les prospecteurs d’uranium. Il comprend un scintillateur (substance qui émet une lueur à chaque impact de particule : iodure de sodium activé au thallium) ; un photomultiplicateur qui transforme la lueur en impulsion de courant ; un appareillage électronique avec alimentation en tension continue du photomultiplicateur ; un blindage optique contre toute lueur parasite. Le contrôle de l’appareil s’effectue à l’aide d’une pastille de Cs134 radioactif. La reproductivité des mesures est bonne et la comparaison entre les différents sites ne présente aucune difficulté. L’appareil, portatif, est de maniement aisé et très robuste. Chaque mesure ponctuelle ne prend que quelques secondes, d’où la possibilité de les multiplier.
Dans notre étude, chaque affleurement (ou « site ») examiné représente selon les cas, la moyenne de 10 à 40 mesures ponctuelles. Cette manière d’opérer permet d’estomper les variations dues aux microreliefs (effet de paroi) et aux éventuelles anomalies locales. Selon l’habitude française, les résultats sont exprimés en chocs par seconde (c/s). Plus que par ses valeurs absolues, la méthode est surtout intéressante par les comparaisons qu’elle offre immédiatement entre les différents ensembles du district examiné.
La radioactivité est dans l’ensemble très basse (tab. 1). Les filons quartzeux de la baie de Morlaix ne sont pas uranifères. La radioactivité un peu plus élevée du filon de Sainte-Anne s’explique par la présence, au sein de la masse quartzeuse, de reliques du granite encaissant. À titre de comparaison, indiquons que la radioactivité du granite de l’île Callot (secteur sud, 24 sites) est de 385 c/s.
Tableau 1 - Radioactivité (en chocs/seconde) de quelques filons quartzeux
Site |
Commune |
Radioactivité (c/s) |
Nord de Kerarmel |
Plouézoc’h |
12 |
Au droit du chantier Sibiril |
Carantec |
25 |
Au droit du Penquer |
Saint-Pol-de-Léon |
27 |
Sur l’estran de Kerigou |
Saint-Pol-de-Léon |
31 |
Îlot Sainte-Anne |
Saint-Pol-de-Léon |
49 |
Épilogue
L’originalité des annotations relatives aux filons quartzeux de la baie de Morlaix repose sur leur aspect indéniablement pluridisciplinaire. Ici, la géologie (structure, pétrographie, minéralogie…) vient à l’appui de la géographie physique (géomorphologie), jusqu’à la mise en œuvre des matériaux (voirie, habitat, talus, décoration), sans oublier la toponymie.