Introduction
Il serait sans doute possible de nourrir une réflexion de 4 pages autour du « terroir » et de ses multiples acceptions en se bornant à une recension bibliographique tant ce terme a donné lieu à de multiples écrits, reflet de débats permanents, de controverses conceptuelles tant parmi les géographes que dans d’autres disciplines. Problématique récurrente en France, le terme n’est traduit ni en langue anglaise, ni dans celles d’Europe du Sud pourtant culturellement proches. En continuité, en nous appuyant sur quelques écrits ciblés, dont le no 43 des Cahiers Nantais portant sur « Terroirs et Territoires », la complexité du terme et ses glissements sémantiques seront formalisés à partir de trois entrées : les deux premières explorent la dualité constitutive entre nature et culture pour la définition du terme, la troisième revient sur le nom attribué au produit alimentaire.
1. Le terroir ou le déterminisme naturel comme lien au lieu
Territorium : l’ambiguïté du terme terroir est liée à sa racine étymologique qui donne aussi le mot territoire. Ainsi, dès le début du XIIIe siècle, il est employé à la fois comme synonyme de « pays » (vidalien) dont il serait une altération, et comme une terre dotée de certaines qualités ou aptitudes agricoles qui fondent un potentiel d’exploitation spécifique. Par extension apparaît au XVIe, l’expression « goût de terroir » associée à un vin dans un premier temps, puis appliquée ultérieurement par métaphore à une singularité campagnarde à connotation plutôt négative (« accent » ou « valeurs » du terroir).
L’« agro-terroir »
La seconde assertion, qui évoque un espace productif doté de conditions naturelles liées à un environnement humanisé, agricole et agraire (Rouvellac, 2008), a longtemps prévalu chez les géographes ruralistes européens (Rieutort, 2004). C’est aussi ce sens qui est retenu par les dictionnaires classiques ou spécialisés, tel le lexique agraire de la Commission de géographie rurale de 1968 (Territoire offrant certains caractères qui le distinguent au point de vue agronomique des territoires voisins) (cité par Brunet, 1995, p. 7). Instaurant la notion de vocation des sols, l’avènement de la pédologie, fin XIXe, va conforter cette interprétation agricole restrictive liée à des conditions naturelles particulières et qui conduit à définir le concept de « cru » pour le vin (Bérard, 2011).
La vigne et le vin ont historiquement cristallisé les réflexions, illustratifs d’une double spécificité française, tant heuristique que fonctionnelle (rente de situation des vins dotés d’une appellation). Parmi les « géographes viticoles », dans la lignée des « naturalistes », Eric Rouvellac (2008) privilégie l’« agro-terroir » qui s’exprime par l’intermédiaire des sols et de la végétation1. Il conçoit 12 critères fondamentaux pour différencier les terroirs viticoles2, cartographiables à grande échelle et toujours cartographiés, lisibles dans le paysage. Ce raisonnement, formalisé par René Morlat (2001) sous forme schématique (fig. 1), reflète les textes réunis dans le no 43 des Cahiers Nantais.
Dans ce cadre, le terroir préexiste à l’homme, qui ne fait que révéler certaines potentialités. Reprenant les concepts d’Olivier de Serres (1675) et les classifications des sols par potentiel physique de productivité, ce « terroir-matière » ou « agro-cultural » promeut l’ensemble des potentialités naturelles, notamment agronomiques, du milieu cultivé comme support d’une qualité spécifique pour un produit donné (Vaudour, 2003). L’approche s’avère alors plus restrictive. On passe d’un terroir de la spécificité à l’exclusivité technique et commerciale qui présuppose que, unique et localisée, la combinaison naturelle fait la propriété juridique et économique (Cartier, 2004).
Le terroir pour l’obtention d’une appellation d’origine contrôlée
Les premières tentatives de défense du nom d’un produit et d’en limiter l’usage par voie juridique datent du début du XXe siècle, les débats se cristallisant en particulier autour de deux conceptions fonctionnelles, l’une exigeant des garanties de qualité pour l’appellation d’origine, l’autre la seule origine (Capus, 1947, cité par Bérard, 2011). Alors qu’est débattue l’organisation territoriale nationale, en particulier le régionalisme, en continuité des réflexions de l’école vidalienne de géographie qui promeut la petite région, espace cohérent associé à des genres de vie, une histoire, etc., les démarches d’identification qui se mettent en place à partir de la loi de 1919 sont dans la lignée d’une revendication agrarienne (Delfosse, Lefort, 2011). Et le cadre physique vient au secours des régionalistes, pour le vin ou le maroilles, fromage3 emblématique du « pays herbager de Thiérache »4 de René de la Gorge, dont les aires d’appellation successives doivent d’abord au milieu géographique (1926), dans la lignée du « possibilisme » vidalien, avant que priment en 1976 une structure (Syndicat mixte pour le développement de la Thiérache créé en 1973) et un périmètre de développement local (Renard, Margetic, 2002).
Ainsi, même si le mot terroir est absent des textes légiférant les appellations d’origine5, la revendication juridique induit la construction d’une norme (Allaire, 2011) et, dans l’approche déterministe de l’époque, il reflète avant tout un système d’interactions entre des interventions humaines et un milieu naturel défini, valorisé par un produit. Formalisée dans un cahier des charges fruit de compromis entre facteurs naturels, techniques, historiques, économiques et culturels, la règle peut alors être diffusée et servir de support à un développement commercial.
Matérialisé par une frontière, ce « terroir-espace » résulte toujours d’un processus, souvent de longue haleine, de négociation à la base d’une « territorialité » (Vaudour, 2003). La lecture des cahiers des charges tant pour les vins (Roudié, 2001) que pour les fromages (Ricard, 1994) conduit pourtant à être dubitatif quant à sa réalité6. Pour les filières d’élevage, l’échelle d’appréhension du produit change et il devient une combinaison ou association de terroirs juxtaposés dans le même territoire de production, d’élaboration et de transformation d’un produit fini spécifique (Rieutort, 2007, p. 176). Ainsi, le lien au terroir et la typicité se jouent sur trois points complémentaires : des traditions collectives autour des savoir-faire, un fort ancrage social et une chaîne de terroirs distincts mais relativement cohérents sur un espace donné (ibidem). Pour simplifier, si les conceptions vinicoles reposent sur une économie de la rareté, les appellations d’origine fromagères ou animales visent à l’inverse à élargir l’aire pour asseoir la production sur un volume suffisant et garantir une large diffusion. Aussi, ces traditions ou usages locaux, loyaux et constants de production sont systématiquement âprement discutés entre les acteurs territorialisés, selon des rapports de force variables dans le temps et fonction du produit considéré.
Une nouvelle grille d’analyse du terroir pour l’INAO.
Plus récemment, dans le contexte de l’extension des appellations d’origine à l’ensemble des pays européens et à d’autres produits alimentaires que le vin et le fromage, avec le concours de l’INRA, l’INAO, devenu Institut de la qualité et de l’origine, retient le terroir comme un espace géographique délimité, dans lequel une communauté humaine construit, au cours de son histoire, un savoir collectif de production, fondé sur un système d’interactions entre un milieu physique et biologique, et un ensemble de facteurs humains. Les itinéraires sociotechniques ainsi mis en jeu, révèlent une originalité, confèrent une typicité, et aboutissent à une réputation, pour un bien originaire de cet espace géographique (Flutet et al, 2007, p. 29).
Source d’un renouvellement des pratiques des experts, cette définition ne fige pas le terroir, mais met plutôt en exergue sa possible réinvention au gré des contraintes et des enjeux du moment. En conséquence, il devient l’espace légitime d’un produit typique, aux caractères finement spécifiés, toujours en construction selon les choix des acteurs. En rupture, si le dépassement est réel d’une visée purement agronomique, ce terroir plus « social » reste avant tout une réalité physique révélée par l’homme, non sans incidences pour la validation d’AOC pour certaines productions (fromages, volailles, etc.). Or, ces dernières années, à la demande des instances européennes, de multiples révisions de cahiers des charges ont été initiées dans l’objectif de mieux affirmer le lien au lieu des produits. Ces révisions sont sources de débats, parfois contradictoires, et suscitent souvent des conflits.
La complexité systémique est donc toujours imparfaitement prise en compte, alors qu’émerge vers 1980-1990 une école des humanistes pluralistes (Roudié, 2001) qui ajoute aux conditions agro-écologiques le « socio-terroir ».
2. Le terroir « social » ou « sociétal »
Plusieurs auteurs ont souligné la difficulté des géographes à s’entendre sur une définition commune7 du terroir, car c’est de la subtile dialectique entre le complexe écologique et le complexe historico-économique (Bertrand, 1975, cité par Bérard, 2011, p. 43) que naît la qualité du produit, Roger Dion évoquant pour sa part un « vouloir humain » pour les terroirs viticoles : le rôle du terrain dans un grand cru ne va guère au-delà de celui de la matière dans l’élaboration d’une œuvre d’art (Dion, 1990, cité par ibidem). Visionnaire, celui-ci le voit comme un système dans lequel s’entretissent un ensemble de phénomènes appartenant à des sphères diverses : économiques, sociales, culturelles (Velasco-Graciet, 2007, p. 71). Par suite, de nombreux chercheurs vont l’aborder en tant qu’organisation territoriale, tant dans le domaine viticole8 que d’autres produits alimentaires bénéficiaires d’une labellisation9. Ce renouveau doit en particulier à Jean-Claude Hinnewinkel, qui, en 2004, promeut un terroir « social » ou « sociétal » (fig. 2).
Figure 2 – Le terroir sociétal, un système géographique complexe qui ne devient réalité que porté par un projet collectif
(source : Hinnwinkel, 2011).
Construction sociale résultant du projet d’un groupe d’acteurs pour un espace délimité, avec ses privilèges, ses règles, ses images (paysages, environnement, produits, etc.), ses perspectives de développement-aménagement. Derrière ce projet, le produit, un vin typique, serait reconnu par une qualité déterminée, soit un positionnement recherché dans une pyramide qualitative, grâce à un contrôle exigeant, une traçabilité sans faille, une communication sur innovation-tradition et donc une notoriété associée à des représentations claires où se trouvent en bonne place les paysages. C’est le renforcement de la dimension territoriale, de la spatialisation-territorialisation. C’est le passage du projet mais également un espace d’action collective. (Hinnewinkel, 2004, p. 183)
De la sorte, l’intentionnalité au travers d’un projet, sa mise en œuvre et le développement associé font que le terroir est un territoire au sens géographique du terme. Le collectif social promoteur exerce son activité (élaboration du produit alimentaire) sur un espace délimité (aux limites plus ou moins rigides), le transforme, y exerce des règles et y jouit de privilèges. C’est par l’entremise de cette production que le territoire émerge et se développe et, s’il possède une identité, c’est parce qu’il est à la fois nommé et repérable tant par son paysage que par sa production. Aborder le terroir de manière opérationnelle (fig. 3) peut alors consister à l’ériger en médiateur entre savoirs communs et cadrages scientifiques dans un constant va-et-vient terroir-territoire (Prévost, Lallemand, 2010).
Marqueur identitaire avec un projet de valorisation qui permet de le penser, le terroir est de fait objet de représentations qui lient sa matérialité au produit conçu par son intermédiaire. Émanant des acteurs locaux mais aussi de consommateurs extérieurs, celles-ci le situent dans une échelle hiérarchique dépendant de la qualité attribuée au produit (Velasco-Graciet, 2007).
En définitive, terroir et territoire retrouvent leur filiation originelle, et divers acteurs jouent de cette réactivation. Issu de stratégies complexes de domination, de relégation, ou à l’inverse d’exclusion, de perceptions parfois contradictoires…, le terroir devient un contexte d’action dans lequel les acteurs sont à la fois interdépendants et individualités.
3. Le nom du lieu, un savoir-faire ou un enjeu territorial ?
Quelle que soit la prééminence accordée à la Nature ou à la Culture, une continuité peut être observée quant à l’appréhension du « terroir ». Il s’est toujours inscrit dans le cadre d’une politique publique de régulation territoriale et donc sociale (Hinnewinkel, 2010). Processus insidieux d’abord, puis clairement revendiqué à partir des années 1980 dans le cadre de politiques d’aménagement rural, puis de développement local, le terroir devient « produit de terroir », et ces produits originaux servent de support à la revalorisation de campagnes parées de vertus « qualitatives ».
Pour rappel, historiquement, la loi de 1919 sur les appellations protège l’origine, un produit tenant ses qualités du lieu dont il est originaire et dont il porte le nom. Ce dernier est essentiel, et fait référence au nom du territoire ou d’un haut lieu de l’élaboration du produit, comme le « château » en Bordelais, « superstructure » dépositaire de la notoriété d’ensemble, longtemps associé à un vin de propriétaire(s) (Hinnewinkel, 2010), même si la tendance est au délitement de ce lien organique avec l’arrivée de financiers. C’est vrai aussi pour les caves de Roquefort reconnues dans le monde entier et visitées pour leur particularité géomorphologique : les fleurines, diaclases parcourues par les courants d’air frais et humides. Autre figure dans le système d’action d’une appellation, la proximité et la renommée d’une ville joue souvent un rôle déterminant dans la mise en place et le développement d’un produit qui, des décennies plus tard, devient assimilé à un terroir. C’est le cas pour certaines productions légumières et fruitières de la ceinture parisienne (asperge d’Argenteuil, pêche de Montreuil) dont la notoriété repose sur le savoir-faire des maraîchers, primeuristes et arboriculteurs beaucoup plus qu’aux qualités des sols. Et que dire du nom des 300 fromages répertoriés en France en 1898 dont l’aire recoupe celle des 300 pays !! (Delfosse, 1997).
À partir des années 1990, pour sortir d’une aire de consommation locale et devenir de réels outils de développement, certains produits ont cherché à acquérir un véritable nom de famille en affichant une origine précise : le cabécou devint de Rocamadour10 ou du Fel, le chevrotin des Aravis, la tomme des Bauges ou la fourme de Coucouron (Delfosse, 1997). Plus le nom de lieu est connu et « porteur », plus le succès est garanti, quitte à jouer sur la terminologie11. Si les finalités peuvent être diverses, certains acteurs voient cette dynamique de dénomination géographique comme une opportunité de muer en atouts les handicaps dont ils pâtissaient au regard de la phase de développement agricole des années 1960 à 1980 (Beaufortin, Aubrac par exemple). Le choix du nom est crucial pour espérer des retombées économiques locales. Ainsi de l’oignon de Roscoff, qui poursuit la tradition des « johnnies », ces vendeurs d’ognons rosés de Roscoff qui partaient faire du porte à porte dans les villes anglaises à partir des années 1830, ou du maroilles, porteur d’une petite commune du département du Nord alors que le lait et les outils de transformation sont dans le département de l’Aisne…
Si de telles rivalités à support administratif sont multiples, elles émanent parfois des acteurs de la filière. Ainsi pour l’AOP Camembert de Normandie au lait cru et moulé à la louche. Le réduction annoncée de l’aire d’appellation dans la version du cahier des charges approuvé en 200812 incite les industriels (groupe Lactalis, coopérative d’Isigny) à engager un bras de fer avec les organisations professionnelles pour obtenir un assouplissement des techniques de fabrication (abandon du lait cru). En réaction à l’échec de leur démarche, ils apposent sur leurs étiquettes la mention "camembert fabriqué en Normandie" ! La confusion est complète pour le consommateur, d’autant que parfois, le nom change (le bleu « de Sassenage » est devenu « du Vercors »…)
Au regard des enjeux autour du nom, assiste-t-on à moyenne échelle à la coordination des différentes procédures autour d’un projet commun? La réponse varie selon les lieux et les produits. Par exemple, alors que le contexte de l’insularité corse se prête plutôt à l’affirmation de stratégies d’exclusion pour des produits agro-alimentaires à forte notoriété (charcuteries, Brocciu, clémentines), à l’heure actuelle pourtant, aucune structure n’a mené de réflexion visant à repositionner chaque projet autour d’un nom “Corse” qui pourrait facilement être décliné par produit. À l’inverse, dans le domaine viticole, le projet commun se focalise sur le redécoupage des aires d’AOC autour de « crus communaux » qui permettent de réaffirmer la « qualité » du milieu (côtes de Provence dénomination Sainte-Victoire ; Clisson, Gorges et Le Pallet en Muscadet).
Cette recherche d’aire d’appellation de petite taille constitue un mouvement de fond depuis une quinzaine d’années. Or, l’obtention ardue de ce label pour des produits à faible volume, soumis à des logiques de délocalisation très relatives, peut étonner puisque d’autres démarches plus faciles d’accès existent13 (Rieutort, Ricard, 2011).
Cette évolution renvoie d’une certaine manière aux débats du XXe siècle en le renouvelant : la question de la qualité étant tranchée (consubstantialité du produit alimentaire), désormais la question se pose en termes d’origine d’une part, et d’outil de dé- ou de re-développement d’un territoire, et surtout de collectifs qui débordent de plus en plus souvent de la seule filière de production.
Conclusion
Sur le temps long, dans l’histoire de la géographie, le terroir a toujours associé et oscillé entre les notions de nature et de culture, la matérialité des éléments s’effaçant progressivement devant leur importance symbolique qui dépasse les frontières du quotidien. Ainsi, si le terroir crée du vin, le vin en retour crée du territoire, et la force essentielle qui anime ce mouvement dialectique est bien la valeur ajoutée symbolique que dégage le vin, son image qualitative, son image territoriale, son image patrimoniale et paysagère (Maby, 2010, p. 26).