Changements d’occupation du sol en Marais poitevin au cours des trois derniers siècles

Abstract

La conversion de prairies en cultures est un phénomène ayant affecté de nombreuses zones humides durant les dernières décennies. Un grand nombre de mesures conservatoires se sont donc logiquement attachées à protéger et restaurer les milieux prairiaux, parfois même considérés comme les vestiges les plus naturels des zones humides avant leur mise en culture. Grâce à des documents historiques d’exception, nous proposons ici une analyse des changements d’occupation des sols à l’échelle de l’ensemble du Marais poitevin au cours des trois derniers siècles. Nous montrons que même si les derniers changements d’occupation du sol correspondent bien à des reconversions massives de prairies en cultures, la situation des années 1950 est assez exceptionnelle, avec environ 90 % du marais occupé par des prairies au sens large. Nous mettons également en lumière que les surfaces actuellement couvertes par les prairies sont à peu près similaires à celles couvertes aux XVIIIème et XIXème siècles et que leur conversion en cultures a surtout suivi un déclin massif des habitats les plus naturels que sont les marécages et les schorres. Ce recul historique révèle que les conversions de prairies en cultures sont un phénomène très récent et que les prairies peuvent être considérées plutôt comme la résultante d’une artificialisation de la zone humide au détriment des habitats les plus naturels que comme les vestiges d’une naturalité passée. A l’inverse, les marécages, schorres et slikkes peuvent être véritablement considérés comme les vestiges les plus naturels, bien qu’ils aient été négligés dans les toutes premières stratégies de conservation développées à l’échelle du marais. Cette étude nous permet de discuter les problèmes d’échelle spatiale et d’état de référence à prendre en compte lorsque l’on souhaite analyser les changements d’occupation du sol et proposer des mesures conservatoires à de larges échelles spatiales.

Index

Mots-clés

occupation du sol, carte, zone humide, prairies, conservation, marais maritime

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Text

Introduction

Les zones humides littorales sont parfois considérées comme les derniers « réservoirs » de biodiversité littorale (Wolanski et al., 2009). C’est également au sein de ces espaces que la conversion de prairies en cultures a été identifiée comme un des phénomènes majeurs durant les dernières décennies à l’échelle globale (Liu et al., 2005 ; Rashford et al., 2010 ; Rounsevell et al., 2005 ; Schleupner et Link, 2008 ; Stephens et al., 2008). C’est pourtant des milieux prairiaux que dépendent un nombre important d’espèces. Les prairies sont considérées comme des habitats importants pour 81 des 278 espèces d’oiseaux menacées en Europe et comme leur habitat de prédilection pour 79 d’entre elles (Tucker et Evans, 1997). En conséquence, la conservation, la restauration et la gestion environnementale des prairies a été un des fers de lance des programmes de conservation (voir par exemple Cramer et Hobbs (2007) et Török et al. (2011)).

Toutefois, la grande médiatisation et l’intérêt majeur porté sur ces changements récents d’occupation du sol peuvent masquer d’autres problèmes conservatoires affectant les zones humides côtières qui ne peuvent être révélés que par des analyses à long-terme. D’une manière générale, on peut regretter que la plupart des études portant sur les changements d’occupation des sols s’intéressent soit à des pas de temps très longs (échelle de l’Holocène par exemple) en ayant recours à des méthodes paléo-écologiques ou alors des périodes très courtes (échelle de quelques années ou décennies) en utilisant alors majoritairement des méthodes de télédétection. En Europe, seules quelques études ont évalué les changements d’occupation du sol de certains espaces à l’échelle de plusieurs siècles, mais elles concernent surtout de petits espaces. Cousins (2001), Gustavsso et al. (2007), Johansson et al. (2008), Petit et Lambin (2002), Skalos et al. (2011) ont respectivement étudié des espaces de 616 ha, 800 ha, 2 250 ha, 1 600 ha et 11 300 ha ou de petites taches d’habitats distribuées sur de vastes espaces (comme les taches de landes dispersées sur 79 700 ha étudiées par Cristofoli et al. (2010). D’autres études ont également modélisé les changements d’occupation et d’usage des sols sur plusieurs siècles mais avec des résolutions spatiales grossières (e.g. Ramankutty et Foley, 1999). A notre connaissance, il n’y a jamais eu d’étude de changements d’occupation du sol à l’échelle de l’ensemble d’une vaste zone humide européenne, à travers plusieurs siècles et à une résolution spatiale fine.

Nous avons choisi d’étudier ici le Marais poitevin, qui constitue la plus grande zone humide du littoral atlantique français et qui est une des plus vastes d’Europe de l’Ouest. De 1973 à 1990, 34 % des prairies y ont été converties en terres arables (Duncan et al. ,1999). En 1996, ces dégradations ont été jugées si importantes que le Marais poitevin a été le seul espace français ayant perdu son label de Parc Naturel Régional (qu’il ne vient de récupérer qu’en 2014). En 1999, la France a également été condamnée par la Cour Européenne de Justice pour n’avoir pas classé dans les délais impartis une superficie suffisante de la zone humide et pour n’avoir pas pris les mesures appropriées pour compléter le régime de protection des Zones de Protection Spéciale classées (cas C-96/99). À ce jour, le Marais poitevin est également une des seules zones humides européennes de cette étendue à ne pas être incluses dans le réseau RAMSAR, malgré une concentration importante des sites RAMSAR en Europe de l’Ouest (Frazier, 1999). En conséquence, un des défis des environnementalistes locaux a été de faire face au plus vite à l’intensification agricole et au drainage massif de terres et de promouvoir la conservation et la restauration des milieux de prairies. En 1976, la première réserve naturelle nationale du Marais poitevin est créée sur 207 ha à St-Denis-du-Payré, sur un communal. En 1992, les subventions allouées au drainage sont stoppées (CIEPP, 1994) et de nouvelles subventions sont proposées aux exploitants pour maintenir des prairies semi-naturelles à travers des fonds européens (Duncan et al., 1999). Aujourd’hui, la plupart des prairies du Marais poitevin sont incluses au sein du site Natura 2000 « Marais poitevin » et 26 000 ha de prairies bénéficiaient en 2011 de mesures agro-environnementales (Giret, 2011). À travers l’action du Parc Interrégional du Marais poitevin (ayant remplacé de 1996 à 2014 l’ancien Parc Naturel Régional) et grâce à des financements de l’Europe, de l’État, des régions et des départements, près de 600 ha de prairies ont été restaurées depuis la fin des années 1990 (Giret, 2011), sans inclure les mesures agro-environnementales de Reconversion de Terres Arables (R.T.A.).

Jusqu’à présent, une part importante des mesures conservatoires visent donc à retrouver un couvert de prairies important à l’échelle du marais. L’objectif de cette étude est d’évaluer si la mise en perspective historique des changements d’occupation du sol en Marais poitevin sur plusieurs siècles peut mettre en lumière des enjeux de conservation différents de ceux qui sont fondés sur des changements à l’échelle des dernières décennies. Nous proposons donc une analyse des changements d’occupation du sol en Marais poitevin de 1705 à 2008, basée sur des documents historiques précis et exploitables sur l’ensemble de cette zone humide.

Matériel et méthodes

Site d’étude

Le Marais poitevin est la plus vaste zone humide du littoral atlantique français qui s’étend sur trois départements (Vendée (66,5 %), Charente-Maritime (22,5 %), et Deux-Sèvres (8,0 %) (fig. 1)). Dans cette étude, nous avons utilisé un périmètre officiel de la zone humide (Forum des Marais Atlantiques et Conservatoire du Littoral, 1999), auquel nous avons ajouté l’intégralité de l’Anse de l’Aiguillon. La surface totale de notre zone d’étude est donc de 102 234 ha.

Figure 1 – localisation du site d’étude

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Données image

Quatre lots d’images ont été utilisés pour évaluer les changements d’occupation du sol sur l’ensemble de la zone humide (fig. 2). Le premier lot concerne sept cartes levées par Claude Masse (1652-1737), ingénieur cartographe du Roi Louis XIV. Six de ces cartes sont approximativement au 28 000ème et une carte au 100 000ème a été également utilisée pour compléter la partie la plus septentrionale du marais. Ces cartes, levées en 1705 (voir Suire (2011) pour une description détaillée de ces cartes), ont été numérisées à partir des cartes originales archivées au Service Historique de la Défense. Les principaux éléments cartographiés sont les cultures, prairies, boisements, marais salants, dunes, marécages, schorres et le domaine marin (intertidal et subtidal). Les éléments ponctuels concernent les bâtiments. Les éléments linéaires correspondent aux routes, cours d’eaux et canaux.

Figure 2 – évaluation des changements d’occupation du sol sur un même espace (7.5 x 3.5 km) du Marais poitevin.

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Le second lot de cartes utilisé correspond à dix cartes de l’Etat-Major, au 40 000ème. Bien que la date de réception des cartes qui est inscrite sur ces documents soit de 1846, en combinant les premières dates de levés de ces cartes en France (1818) et les éléments cartographiés (comme des digues de 1822 qui n’y sont pas représentées), nous estimons que ces cartes ont été levées aux alentours de 1820 (entre 1818 et 1822). Ces cartes sont aujourd’hui en accès libre sur Internet (http://www.geoportail.fr). Les principaux éléments qui y sont cartographiés sont les cultures, prairies, boisements, marais salants, dunes, marécages, schorres et le domaine marin (intertidal et subtidal). Les éléments ponctuels cartographiés sont les bâtiments et les éléments linéaires sont les routes, rivières et canaux.

Le troisième lot de données correspond à 431 photographies aériennes panchromatiques de la mission aérienne France de 1950 (mission « F1229-1629 »). Les photographies utilisées ont été prises en mai 1950 et ont une échelle spatiale équivalente au 26 000ème. Toutes ces photographies sont disponibles en accès libre sur Internet (http://www.geoportail.fr).

Le dernier lot de données correspond à une cartographie de l’occupation et l’usage des sols du Marais poitevin réalisée par le Parc Interrégional du Marais Poitevin (PIMP, données non publiées), construite à partir d’une combinaison d’images satellite (SPOT-5 pour les images de l’été 2008 et FORMOSAT-2 pour celles de l’hiver 2008), de photographies aériennes de 2006 et 2007 et complétée par une base de données vectorielles. Les éléments cartographiés sont les cultures, prairies, boisements et surfaces en eau.

Traitement des données

Les cartes de 1705 ont été numérisées à une résolution de 400 dpi. Les cartes de 1820 et les photographies de 1950 avaient été numérisées à haute résolution par l’Institut Géographique National (IGN). Toutes les cartes et photographies aériennes ont été géoréférencées et ortho-rectifiées à l’aide du logiciel Geomatica® v.9, après avoir mosaïqué les photographies aériennes de 1950 en 99 mosaïques de 5 km de côté. Les points de contrôle pour le géoréférencement ont été pris sur les cartes et photographies géoréférencées et orthorectifiées de 2007 et 2008 de l’IGN (IGN-Scan 25© et IGN BD-Ortho®) en sélectionnant les points restés inchangés de manière certaine entre les dates (intersections de canaux et coins de bâtiments historiques principalement). Concernant la carte de 2008, une classification automatique supervisée a été réalisée après géoréférencement et orthorectification des images satellites. Le PIMP a complété ces cartes par une validation terrain en septembre 2008 et d’autres informations tirées d’un travail de photo-interprétation sur les orthophotographies de 2006 et 2007 et en utilisant la base de données vectorielle de l’IGN (IGN-BD-Topo®).

Cartographie et classification des types d’occupation du sol

Toutes les cartes et photographies aériennes ont été intégrées à un Système d’Information Géographique (SIG) en utilisant le logiciel QGIS® 2.2. Les éléments surfaciques des cartes anciennes (1705 et 1820) ont été vectorisés en utilisant une échelle de zoom au 1000ème. Un travail de photo-interprétation sur les photographies aériennes de 1950 a également été réalisé en utilisant la même échelle de zoom. La carte d’occupation du sol de 2008 a été directement intégrée au SIG.

Pour tous ces documents, seuls les huit éléments suivants ont été vectorisés : cultures, prairies, boisements, marais salants, marécages, schorres, domaine marin et surfaces non identifiées. Canaux et cours d’eau ont été exclus de ces cartographies car ils sont reportés de manière incomplète sur les cartes de 1820 et les canaux et cours d’eau les plus étroits sont souvent à peine détectables sur les photographies aériennes de 1950, tout particulièrement au sein des zones boisées. Les unités paysagères couvrant des surfaces restreintes inférieures à l’hectare n’ont pas non plus été cartographiées, ainsi que les éléments ponctuels (bâtiments et autres ouvrages) et les routes.

Nous avons adopté une définition très large des prairies pour cette étude, en y incluant toutes les zones en herbe: prairies pâturées, de fauche, artificielles et fourragères pérennes (comme les luzernes) mais aussi les bandes enherbées et les jachères. Nous avons considéré toutes les zones labourées comme des cultures. Les boisements incluent tous les espaces dominés par les arbres en excluant toutefois les arbres isolés, les alignements d’arbres et les dunes boisées. Les marécages correspondent aux espaces bénéficiant d’une couverture d’eau quasi-permanente et dominés par une végétation aquatique. Les marais salants correspondent aux espaces de production salicoles en activité ou abandonnés et les schorres à la frange supérieure de la zone intertidale colonisée par une végétation halophile. Les zones dé­ signées comme appartenant au domaine marin incluent à la fois les slikkes et les zones subtidales peu profondes.

Évolution surfacique des six principaux types d’occupation du sol

Puisque les cartes de 1705 ne couvrent pas l’intégralité du Marais poitevin, l’évolution surfacique des principaux types d’occupation du sol (prairies, cultures, marécages, boisements, et zones marines) a été quantifiée en pourcentage de l’espace cartographié à chaque date et non pas en superficie absolue.

Résultats

On peut distinguer deux changements majeurs d’occupation du sol de 1705 à 1820 (fig. 3). Le premier se caractérise par un déclin des zones de marécages, passant de 24,8 à 7,4 % de la zone cartographiée (fig. 4). Le second est une poldérisation massive ayant conduit à un remplacement des schorres et autres habitats marins en cultures et prairies. La surface couverte par les schorres est passée de 4,2 à 1,9 % de la surface totale cartographiée et celle des slikkes et zones subtidales de 10,6 à 5,6 % (fig. 4).

Figure 3 – changements d’occupation du sol en Marais poitevin de 1705 à 2008

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De 1820 à 1950, le changement majeur concerne une explosion des surfaces couvertes par les prairies qui occupent plus de 90 % du marais en 1950, remplaçant ainsi les autres types d’occupation du sol (fig. 3). En conséquence, les derniers marécages ont presque totalement disparu dans les années 1950 (fig. 4).

Figure 4 – surfaces relatives couvertes par chacun des principaux types d’occupation du sol de 1705 à 2008.

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Enfin, de 1950 à 2008, le phénomène le plus notable est une conversion importante de prairies en cultures, les premières passant de 90 % à 42 % et les dernières passant de moins de 2 % à près de 49 % de la zone d’étude (fig. 4). On peut également noter le déboisement massif d’un secteur entier situé au nord de l’Ile-d’Elle, au cœur de la zone humide (fig. 3).

Discussion

Les prairies recouvrant le Marais poitevin sont un paysage des années 1950

Le premier résultat de cette étude est que la conversion de prairies en cultures est très importante mais est également un phénomène très récent de la seconde moitié du XXème siècle. Les années 1950 correspondent à une période exceptionnelle au cours des trois derniers siècles au cours de laquelle les prairies ont dominé le paysage de la zone humide : avant et après cette date charnière, l’étendue couverte par les prairies est beaucoup plus réduite. Le deuxième résultat fort est la mise en évidence d’une disparition des marécages et un déclin massif des schorres. Cet essor exceptionnel des prairies et le déclin des cultures en Marais poitevin de la fin du XIXème siècle aux années 1950 a déjà été rapporté dans la littérature, bien que jamais quantifié ni cartographié à l’échelle de l’ensemble de la zone humide. De 1840 à 1925, dans le canton de Chaillé-les-Marais, Billaud (1984) a ainsi estimé une progression de 6 954 ha à 10 389 ha des prairies et un déclin de 7 856 à 1 197 ha des cultures.

Ce basculement des cultures vers la prairie a plusieurs explications. La première est démographique et est liée à un exode rural important des années 1860-1870 aux années 1950. Il faut d’abord comprendre que, contrairement aux prairies, les cultures nécessitent une main d’œuvre importante. Or, si la population rurale de cet espace augmente jusque dans les années 1860-1870, elle décline ensuite fortement jusque dans les années 1950 et n’augmente qu’après. Dupâquier (1989) estime ainsi la date du « plein rural » (maximum démographique des campagnes) autour de 1846 en Charente-Maritime, en 1891 en Deux-Sèvres et en 1896 en Vendée. La deuxième explication découle de la précédente : l’exode rural entraîne une baisse de la main d’œuvre très rapidement, au point que dès 1867, une enquête agricole menée près des propriétaires et citée par Billaud (1984) révèle un manque de bras, ce qui conduit à un morcellement des grandes propriétés des marais desséchés vers des petites propriétés qui se tournent alors vers l’élevage. C’est ainsi que dans le canton de Chaillé-les-Marais, Billaud (1984) estime que 70 % des journaliers propriétaires disparaissent de 1882 à 1892. Un troisième facteur, celui d’une crise des cours des céréales à la fin du XIXème siècle, contribue encore à la reconversion de cultures céréalières en prairies. La production agricole du début XXème siècle se tourne alors vers l’élevage, d’abord pour la production de viande avant 1900, puis la production de lait avec la création des toutes premières coopératives laitières dans le Marais poitevin, le 26 juillet 1891 à Sainte-Radégonde-des-Noyers, le 13 octobre 1891 à Puyravault et le 11 octobre 1892 à Champagné-les-Marais (Billaud, 1984). La densité de bêtes à l’hectare sur ces prairies est assez faible à la fin du XIXème siècle avec, dans le canton de Chaillé-les-Marais, une estimation de 1,2 bêtes (chevaux, bovins, ovins) à l’hectare en 1872 et de 1,8 bêtes en 1892 (Billaud, 1984).

On retrouve des bouleversements d’occupation du sol similaires dans d’autres régions de l’Ouest français et ailleurs en Europe. Huyghe (2008) rapporte qu’entre la fin du XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle la progression des prairies a été importante à l’échelle de la France. Par exemple, dans le Cotentin, la surface de prairies est passée de 20 % de la surface totale de la péninsule en 1820 à 97 % en 1934 (Godefroy, 1995). Au Royaume-Uni, Lazenby et Down (1982) estiment également qu’il y avait plus de prairies dans les années 1930 qu’en 1867.

Par ailleurs, la disparition massive des habitats les plus naturels tels que les marécages (par assèchement) et les schorres (par poldérisation) sont comparables avec les changements d’occupation du sol de beaucoup de zones humides des côtes de l’Europe de l’Ouest. Goeldener-Gianella (2007) estime que 15 000 km2 de zones côtières ont été poldérisées en Europe occidentale depuis le XIème siècle, ce qui a conduit à une conversion agricole massive d’habitats naturels ou semi-naturels.

On peut donc estimer que d’un point de vue conservatoire, la protection et/ou la restauration des prairies du Marais poitevin (et probablement d’autres zones humides) correspond à une stratégie visant à retrouver des paysages de l’après-guerre, mais guère plus anciens. Avec trois siècles de recul historique, les prairies peuvent être vues comme une conversion à des fins agricoles d’anciens habitats naturels plutôt que des vestiges naturels de l’ancienne zone humide. Au cours des trois derniers siècles, ces changements ont même conduit à une homogénéisation paysagère puisque la diversité paysagère due à une combinaison des six habitats cartographiés est aujourd’hui remplacée par un paysage avant tout dominé par des cultures et des prairies, ponctué de petites zones boisées isolées.

Une première estimation des changements d’occupation du sol sur une vaste zone humide au long de trois siècles : intérêts et limites

À notre connaissance, cette étude est la première à estimer les changements d’occupation du sol d’une zone humide à cette échelle spatiale et temporelle et avec une telle résolution spatiale. Ce manque de données est dû à la fois à la rareté des documents cartographiques précis mais aussi probablement au temps de travail que nécessitent de telles études à de larges échelles spatiales. Travailler sur de vastes espaces nécessite d’acquérir une grande quantité de documents historiques, parfois hétérogènes dans leur qualité et les dates concernées, et bien souvent archivés en divers lieux dont l’accès peut-être difficile. Beaucoup de documents nous renseignant sur l’occupation du sol passée souffrent également de manque de précision et leurs déformations géométriques sont parfois trop importantes pour être correctement exploitées.

À titre d’exemple, dans cette étude nous avons délibérément écarté sept lots de cartes de différentes périodes (1648, 1682, 1741, 1750, 1752, 1762, 1782) soit car leur couverture spatiale était trop réduite (moins de la moitié du Marais poitevin), soit parce que leur précision géométrique était trop faible pour être correctement géoréférencés et orthorectifiés ou tout simplement car les informations quant à l’occupation du sol étaient trop imprécises. Les cartes de Claude Masse et celles de l’État-Major sont donc assez exceptionnelles, ces dernières étant d’ailleurs de plus en plus utilisées dans les études de cartographie historique (Descroix et Gautier, 2002, Dupouey et al., 2007, Étienne et al., 2013).

Toutefois, il faut rester prudent lorsque l’on utilise de tels documents pour évaluer des changements d’occupation du sol. Tout d’abord, comme dans le cas présent, les données cartographiques ne recouvrent pas toujours l’intégralité d’une zone d’étude à toutes les dates. Une quantification absolue des changements d’occupation est donc impossible, et seule la proportion de chaque type d’occupation au sein d’une emprise cartographiée peut être estimée. Ensuite, les types d’occupation du sol sont des variables catégorielles qui ne renseignent pas sur la nature et la qualité des habitats. A titre d’exemple, les prairies du début du XVIIIème siècle sont probablement assez différentes des prairies actuelles. Les cartes produites peuvent donc être trompeuses et ne renseignent qu’une partie des changements d’ordre écologique. Enfin, bien que cela puisse être tentant et facile à réaliser sous S.I.G., le croisement des couches d’occupation du sol à différentes dates pour spatialiser des changements ou constances d’occupation du sol n’est pas pertinent dans notre cas. Nous ne disposons en effet que de quatre dates pour résumer trois cents ans et beaucoup d’allers-et-retours dans l’occupation des sols ont pu intervenir sans que l’on soit à même de les détecter. Ensuite, malgré la qualité des cartes utilisées, leur géométrie et leur précision ainsi que la qualité de leur géoréférencement et de leur orthorectification est inégale et peut générer des changements d’occupation du sol ne correspondant qu’à des artefacts à des échelles spatiales fines.

Le dilemme de l’état de référence dans le domaine de la conservation de la nature

L’occupation du sol ne change pas de manière linéaire au cours du temps. Des changements, aussi importants et rapides soient-ils, comme dans cette étude, peuvent avoir été précédés par des tendances inverses, de sorte que l’évaluation des problématiques de conservation dépend fortement des échelles de temps considérées. Sur leur site d’étude, Godet et al. (2008) ont par exemple montré que les herbiers de Grande zostère (Zostera marina), considérés comme en « bon état de santé » car en expansion depuis plusieurs décennies, étaient en fait dans une dynamique de recolonisation lente et n’avaient toujours pas retrouvé leur état initial précédent une maladie les ayant presque fait disparaître au début des années 1930. De même, si les surfaces couvertes par les forêts ont progressé en Europe de l’Ouest depuis le XIXème siècle, cet essor a suivi une déforestation massive durant les siècles précédents (voir Cinotti (1996) pour l’exemple français).

En conséquence, l’unique prise en compte des dernières décennies est restrictive mais est parfois la seule échelle de temps prise en compte, notamment car les documents sont plus facilement accessibles pour des échelles de temps réduites, mais aussi parce que cela correspond à des pas de temps à peu près équivalents à une ou deux générations et pour lesquels nous avons encore des témoignages oraux.

L’état de référence pertinent sur la bande littorale, où les activités humaines sont à l’origine de la plupart des grands changements d’occupation du sol, pourrait être la période précédant les premières implantations humaines ou, tout au moins, les premiers grands aménagements planifiés et le développement de l’agriculture sur de vastes surfaces. Dans le Marais poitevin, les premiers assèchements remontent au Moyen-Âge (Sarrazin, 1985) et non pas à des grands travaux qui auraient été initiés par les ingénieurs hollandais (comme le précisait déjà Clouzot (1904)). Ces assèchements ont été poursuivis aux XVIIème et XVIIIème siècles par des investisseurs de la région (Suire, 2006).

On ne peut que regretter que l’état de référence considéré dépende malheureusement des sources dont on dispose pour le qualifier. Bien que nombreux en Europe, les documents historiques ont bien souvent été élaborés à des fins militaires et ont été réalisés après de grands travaux ou de manière concomitante à ceux-ci, sans avoir établi une cartographie fine d’un état naturel initial.

L’objectif est donc de trouver un compromis entre ancienneté et précision des cartes historiques. En Europe de l’Ouest, les premières cartes précises nous renseignant sur l’occupation du sol à de larges échelles remontent au XVIIème siècle et au début du XVIIIème siècle.

Des études à différentes échelles temporelles : implication dans le domaine de la conservation de la nature

Les études à long-terme et à court-terme sont complémentaires pour identifier des objectifs de conservation de la nature mais elles révèlent différents enjeux de conservation. Les études à court-terme peuvent révéler des urgences conservatoires, alors que les études à long-terme sont notamment à même d’identifier des besoins de conservation en amont (des habitats encore largement distribués dans le présent peuvent avoir connu un déclin sur le long-terme et peuvent mériter d’être conservés) et des changements temporels non linéaires.

Dans une perspective à court terme (dernières décades), les prairies peuvent ainsi être perçues comme les espaces relictuels ayant échappé à la progression des cultures et présenter un intérêt conservatoire. À ce titre, les mesures conservatoires engagées dans le Marais poitevin et d’autres marais maritimes pour sauvegarder les prairies peuvent être justifiées. De fait, les mesures conservatoire initiées dès les années 1960-1970 en Marais poitevin ont peut-être ralenti le développement massif des cultures au détriment des prairies. Toutefois, la profondeur historique apportée par notre étude révèle de nouveaux enjeux de conservation et/ou de restauration d’habitats.

Le premier élément que suggère cette étude est de considérer les prairies selon leur hétérogénéité historique. Un premier type de prairies correspond à celles restées en prairies tout au long des trois derniers siècles. Ces vieilles prairies ont probablement un intérêt de conservation fort, car la continuité temporelle d’habitats favorise généralement des assemblages floro-faunistiques originaux, comme cela a été démontré en forêt (Hermy et Verheyen, 2007). De plus, dans un contexte de changement important d’occupation du sol, de telles continuités temporelles sont de plus en plus rares. Le deuxième type de prairies sont celles qui ont été cultivées de manière certaine une à plusieurs fois au cours des derniers siècles et qui présentent un intérêt conservatoire plus limité. Des habitats comme ceux-ci peuvent-être qualifiés de « jeunes » et accueillent généralement des assemblages plus ordinaires (Hermy et Verheyen, 2007). Le troisième type de prairies concerne celles qui ont remplacé les anciens habitats les plus naturels du Marais poitevin (marécages, schorres ou autres habitats marins). Pour ces prairies, une gestion proactive, visant à une restauration écologique pourrait être envisagée. Les prairies de l’extrême sud-ouest du marais, autour de l’Anse de l’Aiguillon, ont remplacé marécages et schorres et pourraient être les meilleures candidates à des opérations de dépoldérisation, comme cela est désormais mis en place ailleurs en Europe ces dernières années (Goeldner-Gianella, 2007).

Le deuxième élément que soulève cette étude est la valeur conservatoire forte des marécages, schorres et autres habitats marins, car ce sont eux qui peuvent être considérés comme les vestiges naturels de la zone humide. La restauration ou du moins la conservation de ces habitats devrait être probablement une des priorités de la politique conservatoire de cette zone humide. Un premier pas a été franchi avec la création des deux réserves naturelles nationales de la Baie de l’Aiguillon en 1996 et 1999, incluant schorres, slikkes et domaine subtidal meuble peu profond de cette baie.

Conclusion

En Marais poitevin, les reconversions de prairies en cultures sont un phénomène très récent de la seconde moitié du XXème siècle. Ce changement d’occupation du sol majeur a clairement orienté les stratégies de conservations en les focalisant sur les milieux de prairies, parfois considérés comme des vestiges naturels de la zone humide. Toutefois, au cours des trois derniers siècles, nous avons mis en lumière que les prairies n’ont dominé les paysages du Marais poitevin que dans les années 1950. Conserver ou restaurer des milieux de prairies correspond donc à la restauration de paysages de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Au-delà de ces changements récents, nous avons également montré la disparition (ou du moins le déclin massif) des habitats les plus naturels du marais : marécages, schorres et autres habitats marins côtiers. La conservation et la restauration de tels milieux pourraient également faire l’objet de mesures de conservation fortes, telles que celles initiées depuis les années 1990 avec la création des réserves naturelles nationales de la Baie de l’Aiguillon.

Les auteurs tiennent à remercier Loïc Ménanteau pour avoir fourni des copies numériques à haute résolution des cartes de Claude Masse. Nous remercions également chaleureusement le Parc Naturel Régional du Marais poitevin (en particulier Pierre Guillermin, Alain Texier et Dominique Giret) pour nous avoir fourni la carte d’occupation du sol de 2008 et pour les échanges que nous avons pu avoir tout au long de cette étude.

Bibliography

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Illustrations

Figure 1 – localisation du site d’étude

Figure 1 – localisation du site d’étude

Figure 2 – évaluation des changements d’occupation du sol sur un même espace (7.5 x 3.5 km) du Marais poitevin.

Figure 2 – évaluation des changements d’occupation du sol sur un même espace (7.5 x 3.5 km) du Marais poitevin.

Figure 3 – changements d’occupation du sol en Marais poitevin de 1705 à 2008

Figure 3 – changements d’occupation du sol en Marais poitevin de 1705 à 2008

Figure 4 – surfaces relatives couvertes par chacun des principaux types d’occupation du sol de 1705 à 2008.

Figure 4 – surfaces relatives couvertes par chacun des principaux types d’occupation du sol de 1705 à 2008.

References

Electronic reference

Laurent Godet and Alain Thomas, « Changements d’occupation du sol en Marais poitevin au cours des trois derniers siècles », Cahiers Nantais [Online], 2 | 2014, Online since 05 March 2021, connection on 21 November 2024. URL : http://cahiers-nantais.fr/index.php?id=1317

Authors

Laurent Godet

Chargé de Recherche au CNRS, Université de Nantes, LETG-Nantes Géolittomer UMR 6554

By this author

Alain Thomas

Consultant, 11 Rue Marcel Lebois, Moricq, 85750 Angles

Copyright

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