Les multiples visages du terroir (fin). Un terroir contourné ?

Abstract

Dans Les Cahiers Nantais 2013-1 et 2014-1 (Margetic, 2013 ; Margetic, 2014), deux articles ont été consacrés à définir la notion de terroir et son instrumentalisation. Ce dernier opus questionne les ressorts de la construction de produits de terroir par des acteurs de plus en plus cosmopolites, et la place du terroir dans cette construction. Les années 2000 apparaissent comme une période charnière qui voit l’émergence puis l’affirmation de nouvelles stratégies de valorisation des produits de terroir. Que ce soit pour l’endive, le vin ou les produits dérivés du piment d’Espelette, les acteurs « oublient » le terroir ou le détournent pour s’adosser à des arguments à fondement culturel compréhensibles par une majorité de consommateurs.

Index

Mots-clés

terroir, slogan, invention, détournement, dissolution

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Text

Introduction

Consacrés à définir la notion de terroir (Margetic, 2013) et son instrumentalisation (Margetic, 2014), deux articles parus dans Les Cahiers Nantais 2013-1 et 2014-1 ont mis en relief le caractère polysémite d’un terroir qui qualifie des produits de plus en plus divers. L’article de 2014 concluait alors sur un terroir qui devient invisible d’une certaine manière, l’authenticité émanant d’une terre générique, qualifiée par sa seule localisation (p. 81). S’interrogeant sur le « positionnement terroir » d’un produit alimentaire, C. Chamard (2009)

évoque un terroir-slogan mis en avant par des acteurs de plus en plus cosmopolites. Dans la suite de cette approche, on peut se questionner sur la place du terroir dans la construction de certains produits : peut-on repérer des stratégies de « contournement » ? Pour répondre à cette interrogation, nous nous appuierons sur trois catégories de produits (légumes frais, vin, produits dérivés) dont les liens avec le terroir renvoient à trois logiques : l’invention, le détournement et la dissolution.

1. Terroir : le règne de l’invention

En inscrivant en 2012 aux Monuments historiques une très vieille parcelle de vigne du Gers située sur la commune de Sarragachies, l’État participe d’une « culturalisation » du terroir qui repose sur la mise en avant d’une ressource territoriale, dont le caractère spécifique – parfois ou souvent inventé – pourra être décliné en autant d’outils marketing. Le même constat vaut pour les produits classés au « patrimoine gastronomique et culturel français » comme le foie gras. Fruit d’une tradition gastronomique « authentique » ancrée de longue date dans son « terroir » (Gers ou Alsace ?) ou d’échanges internationaux et de métissages multiples, devenu sur le tard icône du patrimoine culinaire ? Les deux en fait. Sans le maïs ou le canard de Barbarie venus d’Amérique, il n’y aurait pas de foie gras tel qu’on le fait aujourd’hui, mais la méthode de gavage d’oie puis du canard doit beaucoup au Sud-Ouest. Et à sa démocratisation à partir des années 1970 succède une phase de « patrimonialisation », mue par le besoin de se différencier commercialement : « le nôtre est meilleur car plus ancien »... De manière générale, ce terroir publicitaire (Vaudour, 2003) prend différentes formes qui ont pour point commun leur émergence depuis le début des années 2000.

1.1. L’endive, un produit de terroir du Nord-Pas-de-Calais ? (Manouvrier, 2004 ; 2008)1

Quand on évoque les productions traditionnelles de la région Nord-Pas-de-Calais, on parle obligatoirement de l’endive, du chicon ou de la witloof. Trois mots pour un même légume né au milieu du 19ème siècle dans la région bruxelloise, qui possède d’indéniables atouts pour tout produit de terroir : une aire géographique et un savoir-faire pour la production traditionnelle en pleine terre.

Dans les bassins historiques, lieux de tradition et de consommation, les acteurs de la filière l’ont mise en avant à plusieurs reprises. En premier lieu, l’effort s’est porté sur le visuel des emballages, dotés d’autocollants sur le carton et d’un plastique de conservation, de couleur bleue, avec l’inscription répétitive « endive de pleine terre » à l’intérieur. Autre expérience, en 1983 est créée une endive baptisée « Perle du Nord » en référence à la marque collective régionale (fig. 1). Privatisée pour devenir une marque commerciale et comparée alors à Prince de Bretagne, elle s’appuie avant tout sur les endiviers installés avec des méthodes de production plus compétitives (endives forcées en salle, hors sol), capables de fournir les marchés d’exportation. Pour autant, la démarche n’écarte pas les endiviers de pleine terre. Même, elle les promeut sur les brochures publicitaires, les pancartes ou étiquettes placées à côté du produit sur les nombreux lieux de vente, non sans générer une confusion avec la notion de terroir.

Figure 1 – les logos de la marque « Perle du Nord »

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Valorisant de manière superficielle le produit local emblématique, ces deux outils reflètent l’absence d’entente entre acteurs de la filière, et leur faible mobilisation qui s’explique par la conjonction de plusieurs handicaps : l’absence de preuves formelles pour lier le produit à des lieux2, le caractère diffus des lieux de production et d’une concentration d’acteurs partageant les mêmes pratiques, l’éloignement des pôles structurants ou encore la très faible densité de réseaux relationnels.

Seule exception notable très récente, la création du Label rouge Endive de pleine terre a été officialisée par les acteurs professionnels et institutionnels le 4 décembre 2014. Lancée à l’initiative de la coopérative le Marché de Phalempin, spécialisée dans le légume frais et la fraise, avec le soutien des acteurs régionaux, elle résulte de l’action de l’association Endive de pleine terre. Ouverte à tout producteur respectant le cahier des charges, elle regroupe depuis sa création une vingtaine d’endiviers pour un potentiel de 400 tonnes (sur les 25 000 tonnes commercialisées par la coopérative). Comme tout Label rouge, les critères de qualification n’ont pas de dimension géographique obligée.

Figure 2 – les échelles emboîtées de la filière « Endive » du Nord-Pas-de-Calais

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En définitive, prédomine l’impression d’un légume régional sans assise territoriale officielle, d’autant que l’industrialisation des méthodes de production ces vingt dernières années a bouleversé progressivement la donne : la disparition progressive des producteurs traditionnels, donc des pratiques et des savoir-faire, va de pair avec la non-distinction précise entre endive de pleine terre et endive forcée en salle. Dans ce contexte, la pérennité de l’endive de pleine terre doit avant tout aux acteurs des territoires, selon des stratégies et des aires d’action variables (fig. 2). Tous se réfèrent à l’expression « produit de terroir », mais sans implication des professionnels de la filière. De manière chronologique, on peut distinguer3 :

1. Le Comité de promotion, service de la Chambre d’agriculture de région, est chargé de la promotion de la gastronomie et du développement agro-alimentaire. Avec le soutien du Conseil régional, à partir de 1982, il conçoit un label régional, puis une marque collective qui s’appuie sur une charte des produits de terroirs du Nord-Pas-de-Calais. Reconnue dans ce cadre, l’endive de pleine terre profite d’une communication publicitaire distinctive à l’extérieur des bassins historiques de production. Face à la disparition des signes distinctifs régionaux imposée par l’Union Européenne et aux conséquences engendrées, les organismes institutionnels ont réagi en lançant en 2003, la marque collective régionale « Saveurs en’Or ». Mêlant étroitement le caractère originel des produits, cette nouvelle distinction symbolise la volonté de faire perdurer les actions de valorisation de produits régionaux (dont l’endive de pleine terre) et de fournir des repères aux consommateurs. L’identité tient d’un lieu autre que le terroir.

2. Depuis 2003, dans le périmètre des parcs naturels régionaux « Scarpe-Escaut » et « Caps et Marais d’Opale », qui recoupe partiellement les bassins de production, l’appellation de « produit de terroir des parcs naturels régionaux » et la marque « Parc naturel régional » se révèlent un moyen local de valorisation et de préservation du légume dans un espace identifié. Là aussi, l’identité tient d’un lieu autre que le terroir.

3. Le plan de développement « endive 2010 » vise une revalorisation patrimoniale en s’appuyant sur deux échelles complémentaires. La commune représente toujours le point de départ, lieu où le lien endive-terroir-territoire est le plus évident, autour d’un marketing communal qui démultiplie les actions de « vente territoriale », de façon à se démarquer des territoires contigus ou distants. La communication passe alors par l’élaboration de dépliants identitaires, où l’histoire et la culture sont plus ou moins revisitées. Par exemple, la mise en tourisme et la folklorisation sont patentes pour la fête de l’endive créée par l’association « Tourisme et Terroir de l’Artois » à Haisnes-lez-la Bassée en 2004 (mise en scène, animations, attractions enfantines…). Depuis quelques années, la municipalité en a repris la gouvernance.

4. Dans le plan de 2010, l’intercommunalité semble une échelle d’autant plus pertinente que se multiplient les projets de création de manifestations, sous la dénomination de « fête de l’endive », à l’initiative de communautés d’agglomération ou urbaines. On assiste alors à la formation de nouveaux noyaux de rayonnement au sein des bassins de production historiques, relayés par certaines intercommunalités qui réalisent des plaquettes touristiques.

5. L’entrée par la culture ne garantit pas la distinction entre endive conventionnelle/de pleine terre. Après une phase d’effilochement du tissu socio-culturel couplée à une démotivation et à la disparition des organisateurs de manifestations culturelles à partir des années 1990, on assiste au cours de la décennie suivante à un retournement de tendance. Dans le bassin historique du Cambrésis, est situé le siège de la confrérie de l’endive de France, qui vise la promotion des endives de Nord-Picardie depuis 1998. C’est une initiative personnelle partagée avec d’autres acteurs militants, bénévoles et passionnés, rassemblés en réseau. Dans ce cadre, ce qui importe, c’est le dynamisme des membres, natifs ou vivant dans le bassin de production, en région ou ailleurs en France. À travers les actions de la confrérie, le terroir est associé à la notoriété du Nord de la France. La proximité géographique n’est donc pas primordiale.

La dynamique apparaît au final plus de nature politique et institutionnelle que professionnelle, et la démarche plus territoriale que fondée sur la filière. L’appui sur des héritages historiques est permanent, mais il est fréquent d’assister à une relecture et à une reconstruction sélective du passé, où seuls les éléments perçus comme attractifs, rassurants et idéalisables sont mis en avant (Manouvrier, 2004). Ainsi, les démarches actuelles confortent une mosaïque de signes distinctifs, juxtaposés les uns aux autres, non sans « confusion territoriale » (Pilleboue, 2000). L’endive de pleine terre apparaît alors comme un produit de territoire, doté d’une dimension festive avant tout, et non comme un produit de terroir, comme le mettent aussi en relief les « endives de Laguiole » !

1.2. Création d’un terroir vitivinicole au Québec

C’est en 1977 qu’apparaissent au Québec les premiers vignobles commerciaux (avec permis de vente) (Vélasco-Graciet et Lasserre, 2006, p. 70). Comprendre l’émergence de la culture de la vigne oblige en effet à remonter aux années 1980, période qui voit la disparition de la ruralité et des fondements traditionnels de la société québécoise dans un contexte de modernisation-agrandissement des exploitations agricoles d’une part, d’arrivée de néo-ruraux d’autre part (ibid.). Plus qu’un « retour à la terre », ces derniers sont animés d’un intérêt fort pour la vigne et les choses du vin, voire d’un certain militantisme (Deshaies, 2003). Confronté à des contraintes climatiques, législatives et culturelles, ce « vignoble de l’extrême » (Roudié, 1989) est mu par d’autres logiques que des logiques économiques et capitalistes, même s’il participe aussi d’une diversification dans des activités œno-touristiques originales. De fait, la consommation privée prévaut jusqu’au début des années 1990, puis se multiplient les vignobles commerciaux selon des critères de proximité aux centres urbains (Montréal et Québec notamment), les facteurs climatiques jouant plutôt a posteriori (Vélasco-Graciet et Lasserre, 2006). Pour autant, les producteurs mettent en avant une typicité liée au goût du terroir et qui doit sa singularité au climat qui oblige à planter des cépages résistant au froid et mâturant dans un temps court, avec pour conséquence un produit différent des standards internationaux. Et pour valoriser cette typicité, l’association des vignerons du Québec créée en 1987 milite pour l’obtention d’une démarche « vins du Québec certifiés », dans laquelle le terroir parait largement secondaire. Cette dénomination existe depuis 2009 (fig. 3).

Figure 3 – la dénomination « vins du Québec certifiés »

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Ce mouvement qui se retrouve dans d’autres productions dont les fromages4, retient de plus en plus l’attention de l’État qui le perçoit comme un levier du développement régional, un moyen de dynamiser les économies régionales, de retenir les jeunes et de créer un sentiment d’appartenance au territoire (Deshaies, 2003). Prenons l’exemple du secteur de Dunhamen Estrie, le discours culturel est à l’origine de la création du terroir vitivinicole et participe d’une « rénovation » du territoire en donnant un nouvel usage des sols, une autre mobilité dans le territoire et des enjeux territoriaux renouvelés (ibid., p. 220). La construction d’un territoire constituant un réarrangement d’une portion de l’espace existant par l’introduction d’une idée nouvelle de terroir, ici, on peut parler de co-construction du terroir et du territoire (ibid., p. 225).

Y-a-t-il eu émergence d’une identité locale ? Si historiquement, les Dunhamiens ont de la difficulté à s’identifier, avec l’affirmation du vignoble et surtout de son image, ils ont une carte de visite ! En tant qu’espace touristique dont le principal produit d’appel est la vitiviniculture, les gens de l’extérieur de la localité ont participé à un processus d’identification de la population locale. Dans un second temps en effet, cette dernière s’est adaptée à cette nouvelle image d’elle-même et a pris le relais, ce qui dénote la réussite de la démarche. Ainsi, l’image externe a été validée et crédibilisée par ceux qui habitent le territoire, même par la municipalité. En ce sens, l’appropriation par tous de son passé et de son avenir est explicite d’un sentiment d’identité où mémoire et projet s’harmonisent pour dynamiser la société (cf. le musée). Mais la mémoire ne doit pas être folklorisée ni figée ; elle doit permettre l’action pour avoir un sens et inspirer une population (Deshaies, 2003).

À la différence de l’endive du Nord-Pas-de-Calais où la dynamique relève plus d’acteurs non professionnels, de nature politique et institutionnelle, l’impulsion est de nature politique et professionnelle au Québec, ce qui s’explique pour partie par la faiblesse des grandes firmes agro-alimentaires qui incite l’État à occuper cette niche économique (Turgeon, 2010). De telles initiatives posent concrètement la représentation du local et la façon dont on peut le construire et le valoriser à travers les productions agricoles et alimentaires et le regard des producteurs sur ces produits. Comment donner du sens et motiver les producteurs ? Sur quoi s’appuyer pour créer du lien ? (Bérard, 2011). La problématique du lieu s’en trouve modifiée.

2. Un terroir décliné dans des produits dérivés : le piment d’Espelette

La notoriété des produits de terroir est une gageure pour les acteurs d’une filière élargie aux non professionnels (du tourisme…). Parmi ces acteurs, les transformateurs occupent une position stratégique car, en démultipliant les volumes, ils participent à la diffusion de la notoriété d’un produit tout en l’exploitant par ailleurs. Ainsi, pour l’huile d’olive valorisée en « savon d’huile d’olive AOC de Provence » ou pour l’huile essentielle de lavande... Mais ces produits intéressent aussi les industriels de l’agro-alimentaire, comme le montre S. Boulanger-Fassier (2013) à travers l’exemple du piment d’Espelette.

Typique du Pays basque français dont la culture couvre 170 ha plantés et rassemble 161 producteurs en 2011, il bénéficie d’une AOP depuis 2008. Seul piment traditionnel à usage d’épice issu de France, ce produit doté d’une image haut de gamme est vendu sous trois formes : frais entier, en corde ou en poudre. Or, la dernière utilisation en particulier pose question dans la mesure où il entre dans la composition de recettes de plus en plus variées. Parmi les produits dérivés figurent en tête la gelée, la purée et les moutardes, puis les confitures, les confits, les coulis, les sauces, les sels, les condiments, l’huile, le vinaigre, etc. Il suffit de faire une requête sur Internet pour se rendre compte d’une diversité qui s’explique par la plus-value générée par l’apposition du label AOP ! Dans un contexte de réassurance de la part de consommateurs qui recherchent aussi des produits prêts à l’emploi, ils participent à l’ouverture de nouveaux marchés fondés sur la création de saveurs originales.

Il est indéniable que cette valorisation participe au dynamisme actuel de la filière, mais S. Boulanger-Fassier s’interroge quant à un éventuel détournement de notoriété5 au regard de la composition de certains produits dérivés6 et plus encore de plats préparés7 avec une très faible part de l’AOP dans la recette. Le terroir est largement dilué !

La mention « une touche de »8 répond pourtant aux normes floues des lignes directrices sur l’étiquetage des denrées alimentaires utilisant des AOP et des IGP comme ingrédients (règlement 2010/C 341/03) édictées le 16 décembre 2010 par l’Union Européenne. Aussi, l’enjeu sur lequel travaille le syndicat de défense est d’arriver à définir un seuil minimal à tout plat qui fait directement référence à l’AOP dans son nom ou dans sa recette. Cela paraît essentiel pour deux raisons principales. D’une part, il faut éviter que le consommateur ne connaisse une déception gustative. Surtout, les valeurs liées au piment et à sa culture dans les deux sens du terme ne doivent pas être détournées. Portées par les transformateurs locaux qui affichent un positionnement haut de gamme, elles sont plutôt mises à mal par certains grands groupes agro-alimentaires pour lesquels le terroir a surtout une valeur marketing.

Mais légiférer sur un dosage précis ferait cas de jurisprudence et l’Union Européenne se garde d’autant plus d’entrer dans ce débat qu’existe une grande hétérogénéité des cas de figure potentiels au vu du nombre et de la nature des produits dérivés pour le piment ; et ce contexte foisonnant existe pour d’autres produits susceptibles d’être concernés. Au final, les industriels jouent de ce flou de la directive « Étiquetage » pour proposer des aliments au lien très ténu avec le terroir, son image et son identité.

3. La dissolution du terroir dans la stratégie marketing

Le terroir viticole est souvent utilisé comme un concept valise [et] les acteurs vitivinicoles construisent de la communication et du marketing autant sur de la réalité que du mythe. Dans un contexte de concurrence exacerbée, en s’appuyant sur l’histoire locale du territoire, ils veulent frapper l’imagination et réinventent l’histoire des vignobles. Cette progression de la communication autour des terroirs et des territoires viticoles aboutit à des visions postmodernes, très relativistes, où la subjectivité se nourrit de symboles culturels dans le paysage et sur le bâti (Rouvellac, 2013, p. 85).

C’est l’architecture iconoclaste des domaines viticoles qui attire le consommateur (éventuel) et fait vendre du vin. Ainsi, après la communication « classique » (historique, technique ou géographique), l’effort porte sur les supports de la vigne et du vin, du terroir au territoire en passant par les bâtiments qui vont abriter le chai de vinification, la salle de dégustation, éventuellement le restaurant ou la salle d’exposition. Partant de ce constat, E. Rouvellac parle d’une dissolution du terroir et du territoire dans la communication.

En effet, pour le visiteur, la qualité du vin sera associée à la qualité des émotions ressenties en parcourant le vignoble (paysages) mais surtout fonction de l’architecture du chai ou des prestations offertes autour du vin (hôtellerie, restauration, exposition, événements culturels). Le vin devient prétexte et le discours prend le dessus. Ainsi, le socio-terroir, plus précisément sa projection idéelle, rendent obsolète l’agro-terroir. Ce dernier est encore convoqué, mais dans un phantasme de la terre inamovible, seule dépositaire du goût du vin […] Le terroir dans ce sens-là n’est plus qu’un instrument (Rouvellac, 2013, p. 87). En définitive, le terroir et le territoire se trouvent dépréciés.

Les domaines de l’Aragon espagnol situés dans la Denominación de Origen (DO) Somontanose se sont davantage fait connaître grâce à l’architecture de certaines bodegas, qu’en mettant en avant les terroirs de l’appellation. En analysant le style du bâti selon une entrée « originalité architecturale », E. Rouvellac constate qu’au moins la moitié des bodegas présente des traits d’innovation architecturale. Le contexte local explique pour partie ce cadre. Dans cet espace affecté par une déprise rurale accélérée par les réformes agraires des années 1960, la vigne a progressivement conquis les glacis en pente douce aux pieds des Pyrénées, ou à proximité des fonds de vallée, plus faciles à mécaniser, plus aisés et plus proches à équiper pour l’irrigation, plus près du centre de décision local de Barbastro et de l’axe Barcelone-Saragosse. Pour susciter l’intérêt, c’est une « provocation paysagère » qui est retenue, avec des chais aux formes cubiques, aux arêtes vives, qui détonnent dans le paysage. De telles « cathédrales du vin » avaient d’ailleurs trouvé place à partir des années 1950 dans les pays du Nouveau Monde (Californie, Argentine, etc.), et dans la Navarre voisine (aire de la Rioja9).

Les concepteurs visent soit l’intégration dans l’environnement, comme la bodega Ysios en forme de vague qui veut épouser les crêtes de la Sierra Cantabrique (fig. 4), soit le choc paysager, avec les formes multi-cubiques des bodegas Darien et Antion. À la forme, s’ajoute souvent l’utilisation de matériaux non traditionnels (verre, titane, mélange de bois et d’acier, etc.). Aux côtés de concepteurs locaux (cabinet Rambla Cebollero Arquitecto situé à Barbastro pour la bodega Laus en 2003), peuvent être sollicités des architectes de renommée internationale, tel J.-M. Pascual à qui on doit entre autres en 2008 la bodega Irius à Barbastro dans l’appellation Somontano (fig. 5).

Figure 4 – la bodega Ysios dans la Rioja Alavesa (Espagne)

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Figure 5 – la bodega Irus, une réalisation de J.-M. Pascual (Espagne)

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De la sorte est conçue une mise en scène culturelle, dont l’élément central repose sur le chai et son originalité architecturale, où vont se dérouler des expositions ou des conférences, où l’on pourra se ressourcer (restaurant, hôtellerie), se cultiver (musée, oenothèque, etc.). Ce concept d’œnotourisme intégré (fig. 6) montre qu’on est passé dans un certain nombre de domaines d’une communication se voulant objective jusqu’au déterminisme, à base de géologie à la communication historique enjolivée, voire transformée, pour arriver à la communication intégrale, quitte à oublier le vin lié au terroir (Rouvellac, 2013, p. 86).Ce mouvement prend surtout forme en des lieux où il n’est pas possible de s’appuyer sur un château ou de vieilles pierres ; l’imagination est alors reine, et les réalisations de renvoyer à la forme des tonneaux ou aux gratte-ciel du quartier de la Défense à Paris (bodega Laus dans le Somontano) !

Figure 6 – la « City of Wine » de la bodega Marqués de Riscal de l’architecte canadien Frank O. Gehry située dans la Rioja à Elciego (Espagne)

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Peut-on parler d’une « disneylandisation » ? De fait, la monumentalisation des bâtiments œnologiques ne connaît pas de limites surtout dans les pays du Nouveau Monde, la Napa Valley californienne faisant figure d’archétype d’un « parc viticole » (Vanneph, 2012). Ainsi, certains domaines deviennent – parfois – des entreprises du spectacle sous l’influence de spéculateurs par exemple. En France, de telles réalisations architecturales et culturelles sont peu présentes, par exemple le château Faugères dans le Saint-Émilion (Bordelais), ou la cave des Vignerons du Vallon, dans l’AOC Marcillac (Aveyron). C’est l’historicité des bâtiments existants couplée à des manifestations culturelles (concerts, performances artistiques, restauration, hôtellerie, etc.) qui prend le pas sur la découverte du terroir en tant que tel. Le hiatus entre la littérature grise, étudiant jusqu’à l’échelle microscopique les relations compliquées entre la nature et la qualité d’un vin, et le savoir vendre s’agrandit inexorablement.

Conclusion

De quel terroir se revendiquent les produits du terroir aujourd’hui ? D’une certaine manière, les ressorts de leur construction émanent d’acteurs de plus en plus cosmopolites, pour lesquels le terroir participe d’un slogan (Chamard, 2009), quand il n’est pas relégué loin derrière d’autres enjeux. D’autres intérêts prennent le relais, économiques (tourisme, industrie) ou politiques (développement territorial) et l’exploitent à leur avantage. Dans la palette du savoir vendre, l’endive ou le vin n’ont plus besoin systématiquement du terroir, ni même les produits élaborés mis en œuvre par de grands groupes industriels, qui s’approprient un nom plus qu’un « environnement », comme pour le piment d’Espelette. Et on pourrait évoquer certaines chaînes de fast food… Pour autant, ces « géo-symboles » (Di Méo, 2010) trouvent encore sens dans d’autres contextes ou circonstances, comme le projet de mise en réseau de terroirs du monde (« Planète Terroirs ») par l’association Terroirs et Cultures (Bérard, 2005). Mais c’est une autre histoire alors que se clôt la présentation des multiples visages du terroir avec ce troisième opus.

1 L’auteure remercie chaleureusement Eric Manouvrier pour sa relecture attentive.

2 La notion de « terroir endivier » est peu évidente, même dans les bassins de production historiques car les caractères physiques, chimiques et

3 Dans le premier bassin historique – celui du Pévèle –, le terme de terroir n’était pas (ou très peu) employé dans les années 1955-1965, encore

4 Pour les fromages, l’histoire peut s’incarner littéralement dans l’aliment au travers du nom d’un personnage historique marquant du lieu : « Le Curé

5 Le détournement de notoriété est une utilisation à mauvais escient de la renommée d’un produit (et/ou d’une AOC) et de son savoir-faire. Il peut s’

6 La confiture de piment vendue par l’Atelier du piment à 50 €/kg est confectionnée à partir de chair de piment d’Espelette, de pulpe de piment d’

7 Le « Poulet basquaise au piment d’Espelette » vendu par le site Pierre Champion, le gourmand du Sud-Ouest à 17,38 €/kg ne comporte que 0,1 % de

8 [Non seulement] vendu à 9,65 €/kg, le « poulet basquaise au piment d’Espelette et son riz » fabriqué par William Saurin comporte une touche de

9 Déjà dans les années 1890, G. Eiffel crée l’un des tous premiers chais pour la Compañía Vitícola del Norte de España à Haro.

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Notes

1 L’auteure remercie chaleureusement Eric Manouvrier pour sa relecture attentive.

2 La notion de « terroir endivier » est peu évidente, même dans les bassins de production historiques car les caractères physiques, chimiques et biologiques des sols diffèrent sensiblement (sols sablo-limoneux, argilo-sableux…).

3 Dans le premier bassin historique – celui du Pévèle –, le terme de terroir n’était pas (ou très peu) employé dans les années 1955-1965, encore appelées « l’âge d’or de l’endive » (Manouvrier, 2004, p. 3).

4 Pour les fromages, l’histoire peut s’incarner littéralement dans l’aliment au travers du nom d’un personnage historique marquant du lieu : « Le Curé Labelle », fait référence à un prêtre colonisateur qui a fondé la région des Laurentides ; « Sir Laurier d’Arthabaska » renvoie au lieu d’origine de Sir Wilfrid Laurier, deuxième Premier ministre du Canada. À l’effet du nom s’ajoute le visuel, avec un portrait du personnage en gros plan sur l’emballage – en noir et blanc pour renforcer le caractère historique et patrimonial – que soulignent également le nom et le logo à l’ancienne de la marque : « L’œuvre du temps. Du village 1860 » (Turgeon, 2010).

5 Le détournement de notoriété est une utilisation à mauvais escient de la renommée d’un produit (et/ou d’une AOC) et de son savoir-faire. Il peut s’agir de l’usurpation d’un nom ou d’un détournement de nom, portant atteinte au produit détourné et à son image (Boulanger-Fassier, 2013, p. 98).

6 La confiture de piment vendue par l’Atelier du piment à 50 €/kg est confectionnée à partir de chair de piment d’Espelette, de pulpe de piment d’Espelette et de sucre 100 % naturel. Quelle est la quantité de chair et de pulpe utilisée précisément ? Pour la confiture de la Maison du piment, aucune indication de composition n’est disponible. Sur le site Cerises et piments, la contenance apparaît tardivement dans le descriptif, mais sans indication de quantité pour le piment (Boulanger-Fassier, 2013, p. 106).

7 Le « Poulet basquaise au piment d’Espelette » vendu par le site Pierre Champion, le gourmand du Sud-Ouest à 17,38 €/kg ne comporte que 0,1 % de piment dans la recette (60 % de poulet) (ibid.).

8 [Non seulement] vendu à 9,65 €/kg, le « poulet basquaise au piment d’Espelette et son riz » fabriqué par William Saurin comporte une touche de piment d’Espelette, soit 0,006 % du produit (ibid.).

9 Déjà dans les années 1890, G. Eiffel crée l’un des tous premiers chais pour la Compañía Vitícola del Norte de España à Haro.

Illustrations

Figure 1 – les logos de la marque « Perle du Nord »

Figure 1 – les logos de la marque « Perle du Nord »

Figure 2 – les échelles emboîtées de la filière « Endive » du Nord-Pas-de-Calais

Figure 2 – les échelles emboîtées de la filière « Endive » du Nord-Pas-de-Calais

Figure 3 – la dénomination « vins du Québec certifiés »

Figure 3 – la dénomination « vins du Québec certifiés »

Figure 4 – la bodega Ysios dans la Rioja Alavesa (Espagne)

Figure 4 – la bodega Ysios dans la Rioja Alavesa (Espagne)

Figure 5 – la bodega Irus, une réalisation de J.-M. Pascual (Espagne)

Figure 5 – la bodega Irus, une réalisation de J.-M. Pascual (Espagne)

Figure 6 – la « City of Wine » de la bodega Marqués de Riscal de l’architecte canadien Frank O. Gehry située dans la Rioja à Elciego (Espagne)

Figure 6 – la « City of Wine » de la bodega Marqués de Riscal de l’architecte canadien Frank O. Gehry située dans la Rioja à Elciego (Espagne)

References

Electronic reference

Christine MARGETIC, « Les multiples visages du terroir (fin). Un terroir contourné ? », Cahiers Nantais [Online], 1 | 2015, Online since 05 March 2021, connection on 21 November 2024. URL : http://cahiers-nantais.fr/index.php?id=1351

Author

Christine MARGETIC

Géographe, Université de Nantes, UMR 6590 ESO-Nantes

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