Introduction
Les territoires marqués par les étangs développent une image plus ou moins bonne, qui dépend de plusieurs critères. Habituellement, les régions d’étangs profitant d’une représentation collective de bonne réputation ont une forte stagnucité1, sont rurales et ont une longue tradition piscicole, souvent intégrée au système agro-pastoral. C’est le cas, en France, de la Dombes, du Sundgau, de la Woëvre, ou encore de la Brenne, en Europe centrale, de la Bohème, en Russie, des étangs de Nara. Même quand l’activité piscicole a décliné ou quand le lien avec le système agraire s’est distendu, l’image positive perdure, parfois remobilisée en réserve de nature et de biodiversité. Du fait de l’identification des habitants à ces espaces et de leur reconnaissance par les autorités, ces régions forment alors des territoires limniques, au sens de Bartout et Touchart (2017).
D’autres régions d’étangs, au contraire, souffrent d’une image négative, ou, du moins, d’une absence de notoriété fondée sur leurs étangs pourtant nombreux. Les petits plans d’eau y sont alors menacés de destruction, celle-ci pouvant même être subventionnée par les autorités. C’est le cas de régions rurales auxquelles la forte densité d’étangs de petite taille ne confère pas de grande stagnucité, d’où un effet paysager moins marquant, et où l’activité piscicole est secondaire, remplacée par l’agrément et les loisirs. Le Limousin en forme un exemple.
Dans le cas de la recherche des « aspects positifs des étangs » (Touchart et Bartout, 2020), les petits plans d’eau urbains peuvent-ils apporter une contribution ? Quels sont les types d’étangs urbains les plus aptes à forger une identité territoriale et à construire une image positive ?
Pour tenter de répondre à cette question, Moscou offre un terrain de choix (photo 1). D’une part c’est une très grande ville, qui compte plusieurs centaines d’étangs, d’origines, de morphologies et de vocations variées, d’autre part c’est une ville anciennement soviétique, où, jadis, ne s’exerçait pas la contrainte de prix du terrain, donc très aérée, comportant d’immenses espaces verts, où de nombreux étangs anciens ont pu être préservés.
Photo 1 - Les étangs de Moscou entre ancien et moderne : le centre des affaires vu depuis l’étang du monastère de Novodiévitchi
Crédit photo : L. Touchart, avril 2018
Contexte et méthodologie
Le cadre géographique déjà connu
L’écologie urbaine des deux mégalopoles, Moscou et Saint-Pétersbourg, constitue une branche à part entière de la géographie russe (Лихачёва, 2007). Dans ce cadre, les études scientifiques portent plutôt sur les cours d’eau urbains, ceux restés à l’air libre comme ceux devenus souterrains (Насимович, 1998), mais les recherches sur les plans d’eau ne sont pas en reste. Bien que les plus grands d’entre eux, lacs de barrage destinés à l’alimentation en eau ou transformés en bases de loisirs, reçoivent plus d’attention de la part des chercheurs (Tchistiakova et Cabanne, 1997 ; Marchand, 2010), il n’en reste pas moins que les pièces d’eau plus petites, en particulier les étangs, forment un objet d’étude.
Les étangs urbains de Saint-Pétersbourg ont ainsi été étudiés par Kondratyev et Ignat’eva (2015), à la recherche d’indicateurs physico-chimiques simplifiés, qui permettraient une meilleure préservation de la qualité de l’eau des 265 étangs de la ville. Concernant les étangs de Moscou, la plupart des publications sont techniques et spécialisées. Parmi de multiples exemples, on peut citer le travail de l’université agraire Timiriazev, qui relate la lutte réussie, en 2019, contre l’eutrophisation de l’un des trois étangs de la Ferme barrant la rivière Jabenka dans le nord-ouest de Moscou, par l’introduction de Chlorella vulgaris, une méthode de biodégradation stimulée utilisée depuis 2001 dans certains lacs de barrage russes plus méridionaux. (Кульнев et al., 2020). Les publications plus générales, plus géographiques, sont moins fréquentes. Les étangs de Moscou ont notamment été étudiés par Nassimovitch dans le cadre de leur inventaire et de leur position dans chaque réseau hydrographique (Насимович, 2009), Boïkova dans une optique de classification et réhabilitation (Бойкова et al., 2008), Tchernykh dans l’objectif d’optimiser leur gestion sur la base d’indicateurs visuels, donc de maniement facile et rapide (Черных, Алтунин, 2015), et Touchart (2020) dans le but de déterminer la place des étangs moscovites dans les aires protégées urbaines.
Selon le décompte de Tchernykh, Moscou comprend plus de 600 plans d’eau (Черных et Алтунин, 2015), dont 438 étangs (Черных et al., 2008).
Méthodologie et nouvelle contextualisation
La méthodologie a été répartie entre les trois auteurs.
Laurent Touchart a effectué sept campagnes de terrain, en été 1991, été 2002, été 2003, hiver 2009, automne 2010, printemps 2018 et été 2018, pour observer 55 étangs, noter l’état de leurs berges et recenser leur système de sortie d’eau. Il s’agit de l’étang Propre2 (1), Tcherkizovski (1), Sérébriano-vinogradski d’Izmaïlovo (1), Parkovy de l’ancien domaine des Troubetski (1), du Patriarche (1), d’Ostankino (1), du monastère Saint-Nicolas d’Ougrécha à Dzerjinski (1), des étangs de Novodiévitchi (2), de Kolomenskoé (3), du parc Gorki (4), Presnenskié du parc zoologique (2), Kamenskié du VDNKh (4), Festivalnyé du parc de l’amitié de la gare fluviale (5), de Saint-André et de la Forêt dans le zakaznik du mont des Moineaux (3), de Tsaritsyno et Borissovski (4) du parc Sokolniki (12), comprenant l’étang Zolotoï, la chaîne des six étangs Poutiavskié et celle des cinq étangs Olénié, du parc de Catherine (2), du domaine de Vorontsovo (4), du domaine des Viazemski à Ostafiévo (3). En outre Touchart a pu consulter au musée de Tsaritsyno deux fac-similés de cartes anciennes des étangs, dont les originaux sont conservés au Service d’histoire militaire des archives nationales de Russie, c’est-à-dire le dessin à l’encre-de-chine de 1775, dit plan du village de Tchiornaïa Griaz [Boue Noire] et des terres adjacentes, ainsi que l’aquarelle en couleur de 1816, dite plan du jardin de Tsaritsyno et de ses constructions.
Pascal Bartout a traité les données issues du référentiel de plans d’eau qu’il avait créé à l’échelle de l’Europe en croisant la base Ecrins_15 de l’Agence Européenne pour l’Environnement et les données compilées sur OpenStreetMap (Bartout, 2018). Cette méthodologie avait été validée en France et en Estonie par comparaison avec d’autres référentiels et des données de terrain. Pour la Russie, cela lui a permis de recenser et cartographier les 12 865 plans d’eau moscovites (787 dans la ville et 12 078 dans l’oblast) de plus de 0,01 ha, représentant une limnicité étendue3 de 1,125 %. Une extraction a ensuite été réalisée pour éliminer les mares, plus petites, et les lacs, plus grands, ne gardant que les étangs, compris entre 0,1 à 100 ha. La ville de Moscou compte 504 étangs et l’oblast 8 783, soit un total de 9 287 (fig. 1). Cela correspond à une densité de 0,589 étang/km² à Moscou, 0,192 dans l’oblast, 0,199 au total. La superficie cumulée des étangs de Moscou est de 653,72 ha, celle de l’oblast 24 811,05 ha, soit 25 464,77 ha en tout, correspondant à une stagnucité de 0,764 % à Moscou, 0,543 % dans l’oblast, 0,547 %, en tout.
Figure 1 - Répartition géographique des étangs dans l'oblast de Moscou et comparaison de la densité d'étangs et de la stagnucité à l'échelle des raïons
Olga Motchalova a réalisé, en 2022, un entretien concernant les étangs de Moscou avec Nadejda Ozerova, docteure en géographie, chercheure à l’Institut d’histoire naturelle et des techniques Vavilov de l’Académie des sciences, membre de la Mission d’étude intégrée des voies d’eau historiques.
Pour une discussion des critères typologiques
La classification de Boïkova (Бойкова et al., 2008), seule existante à ce jour, s’appuie sur trois familles de critères, (i) rétrospectifs, (ii) géographiques, (iii) urbanistiques et économiques, subdivisées en dix types, mais elle concerne tous les objets d’eau moscovites, c’est-à-dire non seulement l’ensemble des plans d’eau, mais aussi les cours d’eau. De fait, les étangs ne reçoivent pas d’attention spécifique. En outre les critères sont tous thématiques. La famille géographique comprend ainsi trois types : l’encadrement topographique, l’alimentation hydrologique et la morphologie. Cette typologie ne conduit pas à une spatialisation. C’est pourquoi nous proposons une autre réflexion.
Les critères physiques
Une classification des plans d’eau moscovites par bassin versant a déjà été proposée par Nassimovitch (Насимович, 2009), qui les répartit en 43 sous-bassins, eux-mêmes regroupés en cinq bassins : la rive droite de la Moskova sauf la Pakhra (15 sous-bassins), la Pakhra (3), la rive gauche de la Moskova en amont de la Yaouza (12), la Yaouza (8), la rive gauche de la Moskova en aval de la Yaouza (5). Mais cette distribution concerne à la fois les étangs et les autres plans d’eau.
Une autre possibilité serait de s’appuyer sur l’hydromorphologie des terrains d’origine. Quatre grands types pourraient être distingués : les marécages des fonds alluviaux, les bras morts des fonds alluviaux, les vallons encaissés, les marécages situés entre les bourrelets de glissement de terrain morainiques. Tous ces terrains naturels ont pu être transformés en étangs artificiels pour le profit de la société moscovite, par exemple l’étang du Patriarche creusé dans les marécages d’un fond alluvial d’un affluent de la Presnia (Черных et Алтунин, 2015), les étangs de Novodiévitchi, prenant la place d’anciens bras morts de la Moskova, la chaîne des étangs de Tsaritsyno, barrant la vallée encaissée de la Gorodnia (Баранова, 2005), les étangs de Saint-André, ennoyant d’anciens marécages de modelé bosselé issu de dépôts ayant glissé le long du talus du mont des Moineaux (Лукашов, 2008 ; Touchart, 2020).
Il est à noter que les deux premiers types géomorphologiques ont le plus souvent donné naissance à des étangs de surcreusement, plus ou moins ceinturés de digues, tandis que les deux derniers ont demandé, pour être mis en eau, la construction d’une chaussée transversale barrant l’écoulement. Cette opposition correspond d’ailleurs assez bien à celle de la langue russe distinguant les étangs de type « kopanié » de ceux de type « zaprouda ». Certains sont d’ailleurs mixtes, comme l’étang de Borissovo, qui fut d’abord de surcreusement, avant d’être surélevé par un barrage (Широкова, 2009).
Cela conduit aux critères typologiques fondés sur la société.
Les critères humains
Sur le plan de l’origine historique, il y aurait lieu d’opposer les étangs de création récente, destinés aux citadins pour leur agrément, des étangs anciens, qui étaient le plus souvent situés dans de grands domaines nobiliaires ou monastiques, ensuite rattrapés par la nappe d’urbanisation. Parmi les premiers, on peut citer la chaîne des quatre étangs de l’Otchakovka, apparus en 1979 du fait de petits barrages nécessaires à la construction de l’avenue de Mitchourine4
, intégrés aujourd’hui dans un parc apprécié des citadins habitant le sud-ouest de Moscou. A l’inverse, l’étang Tcherkizovski, l’un des plus anciens de Moscou, était déjà utilisé par les moines au XIVe siècle (Сытин, 1958 ; Рогачев, 1993).Concernant leur vocation actuelle, il conviendrait de distinguer les étangs à vocation agro-piscicole toujours existante aujourd’hui, comme l’étang du monastère de Saint-Nicolas d’Ougrécha5, de ceux destinés aux loisirs urbains et à la détente. Dans ce dernier cas, il serait intéressant d’opposer ceux qui ont toujours été faits pour cela à ceux dont la vocation initiale, soit agro-piscicole soit d’alimentation en eau municipale, a été transformée récemment en agrément urbain.
On pourrait aussi suivre le découpage de gestion actuel. La ville de Moscou est divisée en une douzaine de secteurs par la compagnie Moskvodokanal, une société par actions qui a en charge la gestion de l’eau. Parmi ses compétences, elle s’occupe des étangs (gestion générale, renforcement des berges, réparation des systèmes d’alimentation et de sortie d’eau). En moyenne, une vingtaine d’étangs sont rénovés chaque année. Quant à l’établissement public d’État Moskvodostok, qui s’occupe du réseau d’évacuation des eaux de Moscou, il intervient sur 199 étangs, qu’il classe en quatre familles : les étangs d’agrément, de baignade, de réserve d’eau pour la lutte contre les incendies et de régulation6
. Une typologie pourrait aussi s’appuyer sur l’échantillon des 150 étangs rénovés par la société TekhStroï (Ozerova, communication orale, mai 2022), le président de celle-ci ayant publié sur eux un livre de retour d’expériences, les étangs de Moscou y étant classés par okroug administratif (Крючков, 2007). Enfin, il conviendrait de noter les étangs qui, d’année en année, reçoivent le plus d’attention lors de la journée dite « de nettoyage des plans d’eau », qui a lieu en Russie chaque 6 juin.Le critère spatial centre-périphérie
Connue pour être construite selon un plan radio-concentrique remarquable, Moscou voit se succéder plusieurs auréoles allant du centre vers la périphérie (fig. 2). La double idée générale se trouve être que d’une part la densité d’étangs est plus forte à Moscou que dans l’oblast, témoignant du rôle de la ville dans leur création, que ce rôle soit ancien (capitaux nobiliaires, importance des monastères) ou actuel (loisirs), d’autre part les étangs s’insèrent dans une densité urbaine qui diminue du centre vers la périphérie, provoquant un gradient. Les étangs de surcreusement, transformés en bassins d’ornementation, devraient avoir tendance à dominer dans les parties centrales, les étangs de barrage, à équipement hydraulique de surface bien visible, devraient être d’autant plus nombreux qu’on va vers la périphérie.
Cette hypothèse de travail peut être approfondie. Si, pour une étude urbaine de Moscou, il est classique (George, 1961 ; Marchand, 2010) de faire ressortir d’une part les espaces concentriques situés entre les anciennes enceintes (Kitaï Gorod, Ville Blanche, Ville de Terre, faubourgs ferroviaires, etc.), d’autre part les grandes avenues radiales (rue de Tver, etc.), il nous semble que, pour une étude des étangs, il serait nécessaire de s’attacher d’une part aux anciennes enceintes en elles-mêmes, devenues jardins et boulevards circulaires à contre-allées favorables à l’implantation d’étangs, d’autre part aux radiales que constituent les affluents de la Moskova, souvent devenues des coulées vertes et bleues.
Ce critère typologique nous paraît le plus intégrateur. Il cumule les aspects physiques et humains. Les sous-bassins réapparaissent dans l’étude radiale des affluents, l’opposition géomorphologique épouse en partie le contraste entre les fonds alluviaux de la Moskova centrale et les vallons périphériques. Les étangs de surcreusement sont plus centraux, ceux de barrage plus périphériques. La vocation des étangs centraux ne peut plus être que d’agrément, tandis que, plus on s’en éloigne, plus l’activité agro-piscicole a pu être préservée. Finalement, c’est la personnalité tout entière de chaque groupement d’étangs qui est liée au critère spatial, ce dernier étant le plus pertinent pour fusionner la gestion et la vocation actuelles avec leur origine historique. Or, dans le cadre d’une recherche des aspects positifs des étangs et de leur notoriété, il est évident que leur valeur culturelle, patrimoniale, doit être mise en avant.
Cette opposition entre le centre et la périphérie conduit à privilégier la ville de Moscou. Si l’on inclut l’oblast de Moscou qui l’entoure, le gradient fonctionne tout aussi bien pour la densité des étangs. En revanche, force est de reconnaître qu’il est moins pertinent pour la stagnucité, l’est et le sud-est de l’oblast comptant une majorité d’étangs de grande taille, notamment dans les raïons de Iégoriev et Loukhovits (fig. 1).
Les types d’étangs moscovites
Les étangs du centre-ville à l’intérieur de l’anneau des Jardins
Les deux seuls étangs qui subsistent aujourd’hui sur les 19 km² de la Ville de Terre, délimitée par l’anneau des Jardins, sont l’étang Propre (Tchisty proud) et celui du Patriarche. S’étendant sur 1,2 ha, l’étang Propre est le plus proche du Kremlin, puisqu’il se trouve sur l’anneau des Boulevards, l’ancienne enceinte de la Ville Blanche, soulignant ainsi le plan concentrique de Moscou. S’étendant sur 0,99 ha, l’étang du Patriarche est le dernier subsistant des étangs qui avaient été creusés au XVIIe siècle par le primat de l’Église orthodoxe russe dans l’ancien marécage du pré des Chèvres (Муравьёв, 2006).
Enserrés dans le milieu urbain, ils possèdent une forte valeur cinématographique, musicale et littéraire, autour de Eisenstein et Talkov pour l’étang Propre, de Krylov et Boulgakov pour celui du Patriarche, mais leur forme rigoureusement géométrique, leurs rives talutées avec soin et l’absence de système visible d’alimentation en eau leur donnent une apparence à la limite de l’étang et du bassin. Au cœur de petits jardins publics, ils leur confèrent une impression de nature grâce à leur peuplement d’Anatidés, les citadins pouvant y rencontrer le Tadorne casarca, le Garrot à œil d’or, le Fuligule, morillon et miloin, la Sarcelle d’hiver et, bien sûr, le Canard colvert. Leur vocation d’ornementation et de détente est soulignée par des cafés-restaurants les pieds dans l’eau.
Les étangs du péricentre juste à l’extérieur de l’anneau des Jardins
Une quinzaine d’étangs se trouvent juste au-delà de l’anneau des Jardins, ceux du parc Gorki, du jardin botanique de l’université, de Novodiévitchi, du parc de Catherine à côté du Grand Théâtre de l’Armée russe, de la Presnia, ainsi que l’étang Parkovy du domaine des Troubetski et l’étang d’Antropov.
Ces étangs péricentraux se trouvent dans des parcs plus grands que les précédents, bien que la ville reste visible partout depuis les pièces d’eau. La plupart sont géométriques et aux rives talutées, la base étant soulignée d’un muret bétonné (étang Parkovy) ou bien d’un cordon de galets (étangs du parc de Catherine). Malgré un environnement un peu plus lâche que dans le centre-ville, le système d’alimentation et de sortie d’eau n’est pas toujours visible. Ainsi, le Grand étang de la Presnia est-il muni d’un circuit fermé depuis 1996 (Бойкова et al., 2008), tout en ayant sa qualité améliorée par un aérateur.
La vocation de promenade et d’agrément des étangs péricentraux est affirmée par le soin permanent apporté à leur encadrement paysager, les passerelles mettant les pièces d’eau en valeur, la présence d’îles artificielles (l’île Otcharovanny de l’étang Parkovy, la dizaine d’îlots du Grand étang de la Presnia et les quatre du Petit, l’île du Grand étang du parc de Catherine, l’île de la Danse de l’étang de Golitsyne du parc Gorki). Tous sont en accès libre, sauf le Grand étang de la Presnia, qui se trouve dans l’enceinte payante du parc zoologique.
Les étangs péricentraux ont tous une forte charge historique et culturelle, le passage de témoin s’étant effectué entre chaque période. Il en est ainsi des deux étangs Golitsyne du parc Gorki. Ils avaient été construits au XIXe siècle pour agrémenter le parc de l’hôpital de Golitsyne, ouvert en 1802. Après la Révolution et l’intégration de ce prestigieux bâtiment, dont l’histoire architecturale a été retracée par Posternak (Постернак, 2014), dans le Parc central de la culture et du repos, l’île du Grand étang fut nommée en 1930 l’île de la Danse. Celle-ci fut en effet alors pourvue d’une scène, cependant qu’un amphithéâtre était construit sur la rive de l’étang pour 800 spectateurs7. Lieux de spectacle, mais aussi de baignade (pour le troisième étang, celui du Pionnier), et, en hiver, de patinage, les trois plans d’eau du parc Gorki éveillent chez les Moscovites, tant à travers la réalité vécue que le cinéma, la musique et la littérature, un plaisir renouvelé, mâtiné d’émotion.
Les étangs périphériques situés à l’intérieur du Koltso
Plus de 400 étangs se trouvent dans les quartiers périphériques de Moscou, tout en restant dans le territoire de la ville délimité par le grand anneau autoroutier du Koltso (MKAD). Dans cette auréole, les étangs ont en général gardé une chaussée et un système hydraulique visible. Leurs rives sont restées plus libres, ou ont été récemment renaturées (comme, en 2013, celles de l’étang d’Or du parc Sokolniki). C’est là que se trouvent la plupart des anciens étangs des immenses domaines impériaux (Tsaritsyno, Lefortovo, Izmaïlovo, Sokolniki), ainsi que ceux des grands terrains seigneuriaux (Ostankino, étangs de la Garde Rouge, Vorontsovo, photo 2), ou monastiques (Tcherkizovski). Rejoints par la nappe d’urbanisation au XXe siècle, ces parcs ont pour l’essentiel été classés, bien que certains aient failli être rasés (Lefortovo). Leur vocation piscicole a été préservée, ou parfois récemment réhabilitée. Dans certains cas, elle se manifeste dans la toponymie, comme pour l’étang Sadki, dans les quartiers sud-est de Moscou proches de l’avenue de Volgograd, où on reconnaît l’étymologie du verbe sadit’, signifiant « élever, garder le poisson ».
Photo 2 - Le soin apporté au paysage hydraulique : cascade de réoxygénation en rocaille traversant la chaussée d’un des étangs en chaîne de Vorontsovo
Crédit photo : L. Touchart, août 2018
La huitaine d’étangs de Lefortovo8 forment un bon exemple. Construits au début du XVIIIe siècle par Pierre le Grand, puis embellis par plusieurs tsarines successives, ces plans d’eau offrent un riche patrimoine, en particulier l’étang de la Croix, agrémenté de la grotte construite par Rastrelli, le célèbre architecte italien au service de l’impératrice Anna Ioannovna. Malgré ce prestige, la pression urbaine faillit provoquer la destruction du « Versailles sur la Yaouza » dans les années 1990. Finalement, le TTK (3e anneau routier) passe sous lui, en un tunnel percé en 2003. Ces coûteux travaux réalisés pour préserver le parc s’accompagnèrent de la mise en place d’un circuit fermé pour l’alimentation en eau de la chaîne d’étangs (Бойкова et al., 2008).
Les quatre étangs barrant la Gorodnia forment également un cas remarquable (Баранова, 2005 ; Широкова, 2009). Le plus en aval, l’étang de Borissovo, qui s’étend à lui seul sur près de 80 ha, est le plus grand étang de la ville de Moscou. Il se trouve être aussi le plus ancien de la chaîne. Construit par le tsar Boris Godounov, mentionné dans un document de 1600 détaillant les différents poissons pêchés, cet étang a effectivement produit du poisson pour la table des tsars pendant trois siècles, puis, dans des conditions différentes, jusque dans les années 1970. Depuis l’ouverture du parc de loisirs en 2011, il a désormais une vocation d’agrément. Juste en amont de l’étang de Borissovo, les trois étangs de Tsaritsyno furent ajoutés au XVIIe siècle pour l’élevage du poisson. Ils sont dominés par le palais de Catherine II construit à la fin du XVIIIe siècle. L’ensemble du domaine a été élevé au titre de « réserve muséale historique, architecturale, artistique et paysagère d’État » en 1984 et rénové en 2007. Les étangs en constituent une part très bien mise en valeur, alternant les vieux ponts de pierre et les nouvelles passerelles, les anciennes sculptures de sphinx et les nouveaux quais (photo 3). Quant aux systèmes hydrauliques et aux déversoirs, ils ont été rénovés à l’identique.
Photo 3 - L’association de la vocation d’agrément et du patrimoine historique : un pêcheur au pied des sphinx de l’étang du Haut Tsaritsyno
Crédit photo : L. Touchart, avril 2018
Un dernier exemple peut être présenté, celui du domaine de Kolomenskoé, très étudié des historiens, mais qui a récemment fait l’objet d’une monographie écrite par des géographes (Низовцев et Эрман, 2020). Cet immense parc au patrimoine historique religieux, nobiliaire et impérial exceptionnel prouve la bonne image des étangs. En effet, c’est récemment que ceux-ci ont été construits pour ajouter à l’attractivité de cette réserve muséale d’État. Il s’agit d’une part des deux étangs en chaîne, au système hydraulique bien visible, qui barrent le ravin Golossov depuis les années 1980, d’autre part de la construction, en 2007, d’un moulin dont la roue est alimentée par les éclusées d’un petit étang barrant le ru de la Jouja, sur un modèle sibérien du XIXe siècle reconstitué ici pour le musée ethnographique en plein air.
Les étangs moscovites lointains
Les étangs moscovites sis à l’extérieur du Koltso (MKAD) sont plus de 8 000. Certains sont situés dans des extensions administratives de la ville de Moscou au-delà de l’anneau autoroutier, comme l’étang du parc naturel de la Mechtchéra, mais la plupart se trouvent sur le territoire de l’oblast, dans un tissu urbain lâche ou en milieu rural. Même dans ce dernier cas, cependant, l’importance de la clientèle urbaine ne se dément pas, comme le montrent les étangs de la Nara, qui associent pêche de loisir, pisciculture extensive, mise en valeur du patrimoine culturel et protection de la nature (Аршинова et al., 2008 ; Touchart, 2014).
Sur le territoire de la ville de Moscou, non loin de Podolsk, dans l’ancien domaine des Viazemski à Ostafiévo, on peut citer les étangs qui ornent ledit Parnasse russe, dont l’un est muni d’un moine pour la sortie profonde de ses eaux. Sur le territoire de l’oblast, dans la ville de Dzerjinski, on peut évoquer l’étang, toujours productif, du monastère Saint-Nicolas d’Ougrécha (photo 4).
Photo 4 - Un étang exploité pour la production piscicole : l’étang du monastère de Saint-Nicolas-d’Ougrécha à Dzerjinski
Crédit photo : L. Touchart, août 2018
Conclusion
Les étangs urbains peuvent participer à la bonne réputation des territoires limniques, par un mélange de valeur patrimoniale fondée sur l’histoire culturelle et d’une vocation actuelle d’agrément, les deux véhiculant une image positive. La typologie construite dans le cas de Moscou montre que les quatre auréoles sont concernées, la troisième, celle des étangs périphériques situés à l’intérieur du Koltso, étant sans doute la plus précieuse, cumulant une forte charge patrimoniale et un desserrement de l’espace permettant l’épanouissement d’un paysage stagnustre complet, y compris pour les installations hydrauliques. Afin d’approfondir le sujet, la rédaction de monographies consacrées à certains étangs emblématiques serait nécessaire.