Introduction
Alors que l’intervention de l’architecte sur la morphologie urbaine visait depuis la fin du XIXe siècle à solutionner les problèmes de société et d’insalubrité, son terrain de jeu ne se situe plus seulement dans une réflexion de remodelage urbain. Si les architectes modernistes considéraient la ville comme une machine et le sol naturel comme « l’ennemi de l’homme » et malsain, isolant l’architecture en un objet fini et autonome (Le Corbusier, 1933), il convient de quitter cette approche pour apprécier la ville plutôt comme un organisme vivant et ouvert s’exprimant par les actes spontanés et les interactions entre ses fonctions, ses ressources et ses populations. En pensant la ville en un écosystème, faire projet s’intéresse à la notion de proximité et de temporalité des usages jamais figés mais évolutifs, imprévisibles. Convoquer le vivant dans l’architecture, par le récit des habitants et leur capacité à « inventer le quotidien », amène à repenser l’urbanisme du tout planificateur en une pratique souple, incertaine, que l’on appellera urbanisme mutable (Durand, 2017). Cette notion de mouvement s’établit tout d’abord autour de l’architecture « entropique1» (Michelin, 2006) qui s’intéresse à l’évolution des usages dans la conception du projet ; ensuite du jardin en mouvement (Clément, 1991) dans l’exploration du caractère évolutif du vivant et relationnel au contexte ; enfin, de l’incrémentalisme (Kroll, 2011), posture empirique et réactive qui accepte que le résultat ne soit pas connu d’avance. Ce modèle alternatif à la planification privilégie l’approximation, l’expérimentation, la négociation et la validation à chaque étape successive. Ces concepts et ces méthodologies contribuent ici à mieux formuler la prise en compte du vivant et de l’habiter pour une ville malléable et adaptable. Finalement, la remise en question de la vision planificatrice de l’urbanisme amène à redéfinir la place de l’architecte et ses outils parmi l’habitant.
L’architecture, un dispositif d’invention du quotidien
Construire le quotidien
Pour certains architectes du fonctionnalisme et du modernisme à l’image de Le Corbusier, Marcel Lods ou Georges-Henri Pingusson, il convenait d’apprendre à l’homme la bonne manière de vivre dans le logement. Si la notion d’habitat dépassait celle de l’habiter, l’usage ne renvoyait qu’à une matrice développée par les sachants-experts en un modèle architectural fini, visant à concrétiser les théories de l’architecture moderne autour de la géométrie et de la technique. Dans cette perspective, Ledoux et Godin conçurent leur vision idéale de la société à travers, respectivement, la cité ouvrière des Salines royales d’Arc-et-Senans - fin XVIIIe siècle - et le familistère, habitation sociale construite dans l’Aisne à la fin du XIXe siècle. Ces modèles d’habitat réunissaient les conditions supposées convenir aux populations ouvrières par l’association des lieux de productions et de loisirs en un univers collectif idéal et soigné. Quant aux grands ensembles, ils imposèrent également une série d’espaces conçus autour d’usages spécifiques de valeurs et de normes, différents de la réalité du quotidien. L’alternative recherchée ici consiste au contraire à s’appuyer sur le vécu et le récit des habitants qui font exister le lieu en une figure de subjectivité, s’intéressant davantage à la transformation de l’ouvrage qu’à l’œuvre finie. À travers les populations installées, ce sont les sociétés et les cultures qui s’expriment dans les espaces.
En rappelant que la ville incarne l’espace du commun et du partage, fruit des rencontres, des échanges et des synergies entre les hommes, il s’agit de redonner une place prépondérante à l’usager au cœur du dispositif spatial que constitue l’architecture, l’espace urbain, et à une échelle plus large, le territoire. Penser le devenir urbain nécessite de dépasser la simple réponse technico-fonctionnelle ; chaque fait et geste, chaque improvisation contribue à enrichir la dynamique territoriale par l’expérience de l’habiter.
« L’habitant possède toujours un trésor perdu par les architectes : une culture de l’échelle domestique et de sa complexité, une bonhomie qui fait les paysages aimables » (Kroll et Kroll, 2013).
La pluralité des usages amène à penser la conception d’un espace cohérent mais suffisamment souple - et donc transformable - pour accueillir ces potentialités dans le temps. Adaptable voire mutable par ces usages inattendus, l’espace-milieu ici s’opposerait à la conception finie de l’urbanisme moderne. Il apparaît ainsi que l’espace planifié pour une fonction précise se confronte à des appropriations bien différentes de celles programmées initialement. La rigidité des grands ensembles et la définition stricte des espaces (espace vert, parking, hall, escalier, couloir, etc.) sont sujets à des détournements d’usages, des transformations des modes d’utilisation des lieux au quotidien auxquels il conviendrait de prêter attention et d’intégrer dans la conception du projet (Michelin, 2006). Alors que les architectes modernes ont imaginé le projet en un objet générique, dictant et répétant les conditions d’habiter, les populations ont, au contraire, adapté le plan initial à leurs modes de vie. En réinventant de nouvelles variantes dans un espace moins conflictuel, la combinaison du contexte et de l’usage évolutif devient pour l’aménageur, l’urbaniste ou l’architecte un phénomène inédit, source d’inspiration et de composition du projet. Elle engage alors l’invention d’une posture architecturale et urbaine intégrant en cela l’usager et le temps en un processus d’expérimentation qui fait projet.
L’architecture entropique ou le potentiel évolutif du milieu
Le « désordre », comme phénomène spatial conçu de l’intérieur par la culture populaire, la volonté de l’habitant et la variété de ses actions, est une invitation dans la conception architecturale à revaloriser le quotidien (de Certeau, 1990). Il tente d’exprimer la complexité du vécu autour de l’usage improvisé, qui dès lors, se confronte à la réalité spatiale en une succession et un entremêlement de pratiques à travers les formes, les matériaux, les ambiances, les végétaux, etc. Alors que chaque pièce a sa fonction précise - le lit dans la chambre ; le buffet, la table et ses chaises dans la salle à manger ; le fauteuil et canapé dans le salon ; le four, le réfrigérateur et l’évier dans la cuisine ; la baignoire et lavabo pour la salle de bain ; le placard et porte-manteau dans l’entrée, etc. - description caricaturale que l’on peut retrouver dans le scénario d’un modèle d’habiter de Georges Perec (1974), les pratiques ne sont pas figées mais peuvent évoluer au gré des envies et des choix de l’habitant. Aussi, cette reconnaissance de l’habiter laisse envisager un lieu reposant sur un système de relations. Les espaces ne seraient donc pas définis par leur fonction mais par interaction, degré de relation au point d’y déranger leur organisation. Dans cette définition, l’architecture « entropique » se pense par le mobile et la variation au gré des circonstances, redonnant à l’usager une responsabilité de l’amélioration de son quotidien. La figure 1 illustre cette approche spatiale de l’architecture adaptable, en privilégiant la structure comme potentialité de « désordre ». Elle ménage l’installation d’activités au sein de plateaux libres et autonomes qui se complètent ou s’ajourent ; les panneaux en bois s’insérant dans la structure au besoin. L’espace qui résulte de cette organisation non figée définit différentes typologies pour différentes programmations mutables. Certains espaces ouverts au public peuvent dès lors se diviser, se privatiser, et inversement. Un plateau d’exposition se transformant en divers ateliers, une cuisine domestique s’agrandissant en cantine, un dernier étage dédié à la représentation scénique s’ouvrant entièrement à l’extérieur pour devenir un belvédère, etc. (fig. 1). Autant de combinaisons et de mouvements pour une architecture de l’improvisation qui cherche à se réinventer.
Figure 1 - La dimension entropique du projet architectural. Projet d’extension du bunker, boulevard de l’Estuaire, Nantes
Vers la ville mutable : replacer l’urbanisme et l’architecture parmi le vivant
Le parallèle entre l’aménagement du cadre de vie de l’habitant et l’écologie2 est fondamentalement proche. Le phénomène de relation entre les organismes et l’environnement dans lequel ils se disposent et interagissent entre eux nous intéresse dans la construction d’un système que serait l’architecture, et à une échelle plus large, le territoire. L’environnement défini en tant que monde habité - milieu - se reconstruit sans cesse par le vivant et les interactions induites. Aussi, dans ce monde en mouvement, une autre approche urbanistique est à envisager, celle de la mutabilité urbaine se définissant comme la capacité d’accueil des changements dans l’espace urbain.
L’architecture des milieux, un dispositif en mouvement
Si l’architecture se présente en un cadre de vie non figé mais en mouvement, l’approche par le paysage s’avère essentielle. L’architecture elle-même peut s’appréhender et se concevoir autour de cette notion qui dépasserait le cadre même du « Jardin en mouvement » (Clément, 1991) ; l’architecture appréhendée comme un écosystème. Il s’agit entre autres d’accepter et d’accompagner l’imprévu et le spontané dans l’hypothèse d’une ville évolutive, s’appuyant sur les interactions sociales et l’émulation collective. Cette approche conduit l’architecte à prendre le temps d’observer les éléments présents pour enrichir son intervention. Dans la conception traditionnelle chinoise, la compréhension du rapport entre nature et architecture s’établit en particulier dans la prise en compte du temps qui marque le quotidien végétal et l’édifice dans sa durée de vie, son usure. Cela suggère de privilégier une construction plus intégrée aux mécanismes et aux dynamiques des milieux naturels. En acceptant de passer d’un modèle technique à un modèle biologique, l’architecture devient ici la manifestation de son environnement et non un objet qui l’annihile. Les cycles du vivant, les phénomènes géologiques, hydrologiques, biologiques, composantes mouvantes du territoire, sont incorporés dans le projet en tant que vécu. La discontinuité, la durée et l’aléatoire participent donc à la constitution d’un paysage et d’un imaginaire au quotidien qui insère l’humain en symbiose avec les éléments de la nature. Elle est un espace de transformation qui suggère de prendre en compte les conditions d’altération du lieu d’une part, et les effets produits, activités, pratiques sociales, déplacements, etc., d’autre part. « Architecture-milieu » (Bonnet, 2010), le projet témoigne d’une réflexion approfondie dans l’imbrication de l’architecture, de la ville et de la nature entre société et écologie. Le paysage constitué change par le rythme des saisons, introduit de la diversité et conforte notre observation du monde.
Révéler le territoire par la mise en récit de l’habitant : l’exemple de l’aménagement des rives de Bouchemaine
En s’intéressant à la dimension du paysage, faire projet dans le territoire consiste à relater et conforter l’expérience sensible de l’individu face au(x) milieu(x) qu’il rencontre. Aussi, c’est à la subjectivité et à la liberté de parcours et d’imagination que l’on s’en remettra plutôt qu’à une conception rationnelle et technique du projet en question : la valorisation des rives de Bouchemaine. Celui-ci ne s’appréhende pas en un aménagement homogène ni total, mais dans la révélation d’un parcours qui relie chaque espace d’intérêt. Contrairement à la pratique classique de l’architecture qui tend à rentrer dans une échelle de plus en plus fine, se limitant au simple cadre de la parcelle et de l’objet bâti, l’approche adoptée ici opte pour un jeu d’imbrication d’échelles et de milieux. L’atelier de Bouchemaine formule un ensemble d’interventions locales, de dispositifs mis en interaction pour constituer le projet de valorisation des rives (Chauvel et al., 2017). Ainsi, la construction d’un dispositif architectural et paysager n’existe et n’a d’intérêt ici que s’il s’inscrit dans un système de réseaux et d’imbrication avec d’autres dispositifs. Aussi, la posture de l’atelier s’attache à développer une série d’interventions localisées en une situation spécifique - de par ses qualités géographiques, historiques, d’usages, etc. -, instituant un parcours. Cette figure est centrale dans la pensée du projet d’aménagement qui préconise une vision globale. Dans une approche holistique, chaque élément ne peut donc exister qu’en étant inséré dans ce système de relations. Le coteau, le fleuve, les rives boisées, l’étang, le chemin de halage, le quai, l’embarcadère, les pratiques culturelles, de pêche et de nautisme, etc., existent dans une réflexion et un futur commun que le projet rend possible. La cartographie qu’a proposée l’atelier se présente comme un outil de conception et de structuration du projet urbain et de paysage autour d’un passage qui fait exister et rend actif ces lieux. Elle propose les conditions d’aménagement dans l’instauration d’un récit qui présente les différents espaces à potentialité de projet. Le belvédère en bord de Maine à la Piverdière, l’observatoire de la biodiversité à la Pointe, la halte de repos de la Loire à Vélo et le jardin récréatif à l’aire de camping-car, la guinguette au quai des Pétroliers, la baignade dans l’étang du Boulet et l’aire de jeux au quai de la noé illustrent ces espaces (fig. 2).
Mais l’accumulation d’interventions ne se suffit pas à elle-même pour faire un projet de territoire. L’intention formulée par l’atelier cherche à dépasser les objectifs de la commande, à susciter l’inattendu et à révéler les différents milieux en s’intéressant à ce qui est entre les éléments. Cette notion est importante dans l’hypothèse d’un urbanisme souple et adaptable à l’usager. Elle tente d’apporter aux visiteurs une marge de manœuvre plus grande dans leur parcours et leur appropriation des lieux. Il ne s’agit pas de leur donner toutes les clés de la compréhension du territoire, mais au contraire, de convoquer chez eux leur propre interprétation sensible. Dans cette perspective, il faut donc accepter que le territoire se révèle par les pratiques, les émotions et l’imaginaire des populations. Si la cartographie de l’itinéraire proposé s’attache à présenter les différents espaces à potentialité de projet, elle révèle également des morceaux de territoire intermédiaires appelés ici « instants de silence », des entre-deux non fermés, suggestifs et libres de traversée où l’intervention physique cède la place au mental. À l’instar de la peinture japonaise qui aménage des « blancs » parmi les motifs dessinés afin de laisser la liberté au regard de s’aventurer dans son imagination (Arnaud, 2010), la composition s’établit dans la révélation d’espaces interstitiels que l’on a souhaité ouverts à leur propre dynamique. Le chemin de halage en bord de Maine ouvert sur la prairie de la Baumette, le plateau du coteau conduisant à la colline de la Piverdière, les prairies agricoles du centre-bourg au village de la Pointe, etc., constituent cette typologie d’espaces exempt de tout aménagement qui, pourtant, rend manifeste la nature présente et les connexions possibles des rives de Maine à l’épaisseur du territoire. Composer un projet d’aménagement et révéler le(s) milieu(x) en accordant une liberté d’appropriation selon sa propre expérience nous intéresse dans l’hypothèse d’une fabrique urbaine plus ancrée dans le quotidien de l’usager.
Rendre la ville planifiée plus agile
Si la ville se planifie et nécessite des orientations, la vision univoque de la planification comme « l’art d’organiser le futur en figeant l’avenir » (Durand, 2017) se doit d’être dépassée. Il ne s’agit plus de dessiner - à priori - les évolutions urbaines en une succession linéaire, rigide et absolue, en s’affranchissant des questionnements et des aspirations des habitants, mais de faire avec. L’incertitude du futur de la ville (et celle de nos modes de vie) se joint aux lignes directrices des stratégies globales qui dessinent le projet urbain. S’il s’agit toujours de maîtriser les conditions d’évolutions urbaines au regard des enjeux financiers, économiques et politiques, et donc, des objectifs à atteindre, les questions de la méthode, de la programmation, de l’implantation du bâti, etc. restent néanmoins ouvertes. À l’opposé des modèles urbains classiques, cette posture alternative privilégie l’adaptation et l’accompagnement des transformations plutôt qu’un changement brutal de l’environnement urbain. Le projet urbain de l’Île de Nantes en est un exemple, notamment dans l’élaboration du plan-guide d’Alexandre Chemetoff comme outil évolutif et stratégique ouvert à la négociation et à l’accueil de scénarios potentiels voire non-envisagés initialement. La fabrique urbaine apparaît ici comme une réponse à la situation et aux aspirations présentes, cherchant à créer des espaces adaptés - et adaptables - aux transformations socio-économiques actuelles et futures.
Dans la tentative d’inclure les habitants au projet urbain et de rendre possible les changements selon les besoins et les rythmes sociaux, il convient de s’intéresser à une autre forme de mutabilité convoquant l’échelle locale et le caractère provisoire de l’espace urbain : la mutabilité événementielle. La prise en compte du temps présent, de l’événement et de l’expérimentation de situations inédites auprès des populations conforte à la fabrique urbaine son caractère collectif, ouvert et évolutif. Cet urbanisme plus horizontal, spontané et transitoire, caractérisé par les aménagements temporaires - entre autres la conception de mobiliers sur place, la création d’événements festifs, artistiques, d’espaces éphémères, etc. -, semble intéressant dans les perspectives d’évolution territoriale. Aussi, le temps du chantier, habituellement clos et confidentiel, devient un des instants opportuns pour rendre visible les transformations et créer une situation pour faire évoluer le regard des habitants et les impliquer dans le territoire. Le « chantier ouvert » témoigne ainsi de cette volonté de créer d’une part, les bonnes conditions d’appropriation du projet par l’implication des architectes et des urbanistes dans le terrain, et d’autre part, de fabriquer du lien social dans l’espace public en devenir.
À Lausanne, le quartier de Sébeillon situé à l’ouest du centre-ville, a fait l’objet d’un concours interuniversitaire dans le cadre du Challenge APERAU3 (Corbin et al., 2017) qui a notamment cherché à explorer le modèle de la mutabilité événementielle, pour une fabrique urbaine inclusive. En plein renouvellement urbain, ce nouveau quartier de 30 ha qui va prendre forme à l’emplacement d’une zone de fret ferroviaire a l’objectif d’accueillir plus de 6 000 habitants dans le cadre du développement urbain de l’agglomération lausannoise. Plutôt que d’esquisser un masterplan urbain abouti et détaillé, il a surtout convenu de déterminer les moyens et les modalités pour inscrire le devenir du site autour de son identité, de sa géographie, de ses populations existantes, des pratiques socio-culturelles actuelles et à venir. La posture urbanistique proposée par notre équipe a consisté à développer le projet autour d’un espace fédérateur capable d’accueillir des pratiques variées, évolutives et d’accompagner ses programmations possibles, aussi indéterminées qu’elles peuvent l’être (fig. 3). L’écosystème proposé autour de la halle de fret - repère architectural pour les habitants -, des quais et de l’emprise ferroviaire, rend actif le quartier autour de dynamiques économiques (le transport léger de fret, les entreprises de coworking et de production, le marché local), culturelles (les ateliers d’artistes maintenus, les associations), et récréatives (sports urbains, athlétisme, potagers, etc.).
L’atelier de projet ne cherche pas à livrer le dessin intégral d’un ensemble urbain, mais à avancer au contraire l’idée d’un plan urbain évolutif et ouvert aux diverses potentialités. Le parti pris réside dans la définition d’une ligne directrice que l’on ne peut y déroger, mais autour de laquelle tout peut être envisageable et négociable. Dans l’emprise de la zone ferroviaire, le parc urbain constitue cette ligne de conduite qui a vocation à orienter les programmes d’habitats et d’équipements au cours des différentes phases et situations. La réflexion urbanistique autour de ce parc s’inscrit ainsi dans une organisation libre et incrémentale fabriquant un plan vivant, évolutif, que l’on appelle communément aujourd’hui plan-guide.
Élaboré en plusieurs phases, le projet s’intéresse tout d’abord à révéler les potentialités créatives inhérentes au quartier - les aménités urbaines dans les rues et les placettes avoisinantes -, ainsi que les énergies locales présentes sur lesquelles il est possible de s’appuyer (les ouvriers, les artistes, les riverains, les associations, etc.). L’objectif étant de révéler ce territoire sous un nouveau jour et d’anticiper la construction des logements, la phase initiale se traduit par une intervention plastique de l’espace public (projections graphiques sur les murets, création de jardinières, de mobiliers recyclés temporaires convoquant le vocabulaire industriel du lieu) pour déclencher une nouvelle image et créer un effet de levier dans la transformation de l’espace. Le parc comme catalyseur de l’opération urbaine rend possible une pluralité d’événements spontanés et programmés établie par des dispositifs mobiles (wagons et chariots réemployés) qui valorisent les usages existants et nouveaux. Ces micro-architectures et ces installations contribuent à développer les échanges collectifs (concerts, repas partagés, marchés, rencontres-débats publics, etc.), faisant du parc ferroviaire, un espace public partagé où le devenir urbain du projet Sébeillon peut dès lors se construire.
Pour une pratique de l’architecture inscrite auprès des habitants
Disposer le savoir et être à l’écoute : la bienveillance et la reconnaissance
« Le territoire, c’est comme une conversation, on n’y entre qu’à condition d’écouter ce qui s’est dit, et l’on n’y prend la parole que pour la rendre » (Corajoud, 2010).
C’est dans l’écoute, la reconnaissance et le souci porté à l’interprétation des usagers qu’il conviendrait à l’architecte d’inscrire sa démarche. À l’instant où le projet architectural ou urbain est approprié et vécu librement par l’usager, celui-ci prend tout son sens. La mission de l’architecte consisterait moins à concevoir qu’à composer et mettre en scène les différents actes du quotidien de l’habitant. Telle une pièce de théâtre qui se laisse jouer et s’interpréter au gré des envies et des évolutions, l’habitant devient dès lors cet acteur-destinataire pour qui l’on compose. Une relation de proximité et de collaboration est alors à disposer au sein de la fabrication du projet, induisant une redéfinition de la reconnaissance sociale de la profession. La culture savante des architectes s’enrichit de la culture « populaire », du lieu et du vivant, sans qu’elles ne soient toutes les deux à opposer. Les usagers apportent leurs savoirs sur la vie quotidienne, leurs lieux, leur culture - une maîtrise d’usage -, tandis que l’architecte leur dispose ses compétences autour de solutions spatiales, de qualité de vie, de confort, d’esthétique. Au-delà d’une double pédagogie, le sens de la pratique architecturale repose alors sur une bienveillance que met en exergue Philippe Madec (2014) dans l’ensemble de ses projets d’installation de vie. Cela suggère une certaine empathie et l’acceptation d’une relation entre architecte et habitant qui s’appuie sur l’émotion, la négociation et le récit de vie. La ville s’enrichit ici de cadres de partage composés d’individus et de groupes multiples, un en-commun qui s’invite dans le processus de la fabrique territoriale.
Arts de faire, construire parmi les usagers
Investi dans le territoire, l’architecte est un arpenteur où « l’urbanisme est quelque chose que l’on fait avec les pieds » (Secchi, 2008). De rencontre en rencontre, l’arpentage contribue à fabriquer un premier regard sur le territoire, empreint de récits, d’imaginaires et de perceptions variées des habitants, qui se confronte à nos propres images. D’emblée, la parole de l’habitant complète, alimente celle de l’architecte et du maître d’ouvrage. La réalisation d’entretiens exploratoires que l’on nomme « itinéraires » ne cherche pas tant à récolter sur le terrain des informations et matériaux indispensables dans la conception d’un projet qu’à reconnaître la valeur de ce que l’habitant « passeur » exprime dans le parcours qu’il institue autour d’ambiances, d’anecdotes, de récits. Cette approche particulière incite à s’extraire de la vie courante, du confort de l’atelier de conception, privilégiant dès lors pour son auteur, un habitant-ressource, une écoute et une attention fondamentale aux instants qu’il nous partage de sa vie quotidienne (Petiteau, 2006). Elle engage un scénario et un protocole de projets portant sur l’implication des populations, suscitant une dynamique de mise en réseau des connaissances et des moyens afin qu’elles retrouvent la force et l’envie de s’engager. Si les habitants peuvent se présenter en passeurs dans le processus de projet, l’architecte, quant à lui intercesseur (Guattari, 1989), s’attache plus à favoriser les initiatives et les synergies entre acteurs qu’à marquer le territoire de son œuvre. « Metteur en vie » pour reprendre Patrick Bouchain (2016), l’architecte s’immisce dans l’intimité de l’habitant, partageant son vécu, et si elle n’existe pas encore, fabrique une émulation.
Dans l’exploration du devenir urbain de Paimbœuf, l’atelier Estuaire 2029 (Chauvet et al., 2015) s’est intéressé à révéler auprès des habitants les potentialités cachées du territoire (fig. 4). Aussi, autour de cette méthodologie, la figure d’observateur de l’urbain domine celle de concepteur, allant jusqu’à partager des instants de vie dans la communauté. En travaillant dans le territoire, il s’agit moins de développer ses convictions et sa vision architecturale que de découvrir les lieux dans lesquels vit un groupe de populations. Les préjugés mis de côté, la démarche cherche à explorer l’habiter et à s’intéresser à la culture du vivant par l’échange. Pour reconnaître un espace, un lieu, il faut que cela fasse écho à la reconnaissance d’autres personnes dans le processus d’aménagement. L’architecte devient ici un habitant parmi les habitants pour mieux appréhender le projet. En s’intéressant aux relations entre les personnes, il tente alors de comprendre les mécanismes de vie qui structurent le territoire. Les rencontres produites lors de ces itinéraires contribuent à découvrir des pratiques non-officielles et pourtant, représentatives du territoire en ce qu’elles constituent des habitudes et des valeurs partagées.
Dans ce mouvement, les perspectives de projet de l’atelier Estuaire 2029 à Paimboeuf ont porté sur l’élaboration d’un système de reconnaissance, insistant sur la capacité des habitants à entreprendre au-delà du cercle privé. Un atelier public a été mis en place afin que les habitants se saisissent de l’objet urbain, replaçant aussi bien l’architecture et les transformations de la société au centre des débats, que la pratique même de l’architecte dans le quotidien des Paimblotins. Les dispositifs d’expression et d’échange (expression libre sur panneaux ; cartes postales emblématiques de leur représentation, aspiration ou déception ; cartographie des potentialités et des valeurs fantômes ; entretiens filmés), ont permis de découvrir une émulation et un imaginaire ancré dans l’esprit des habitants, sous forme de récits, d’interrogations et d’envies communes. L’attachement à la Loire - « Ma Loire » comme certains l’appellent - et à l’ancien rôle portuaire que détenait Paimboeuf, est omniprésent dans l’esprit collectif. Au-delà des remarques formulées dans l’aménagement des bords de l’estuaire, nécessité ou impossibilité, les habitants entretiennent une image négative quant aux perspectives d’évolution de la commune. Dans cette situation, la proximité et l’interrelation entre les populations et l’atelier d’architecture a contribué à créer des envies, des synergies pour réussir à définir des pistes de projet. La prise de position de l’atelier a conforté les activités ou les pratiques existantes remarquables pour leur portée de valeurs et d’identités, tels que les promenades et installations en bord de rive, les entraides entre voisins et les réseaux agricoles de proximité. La portée de ce travail exploratoire a conduit à redonner le « pouvoir de faire » aux habitants, de l’importance à leurs actes, et à affirmer que l’aménagement du territoire s’inscrit bien en une vision collective. L’architecte apparaît ici en tant qu’organisateur, facilitateur de relations autour de sujets communs.
Le parlement, un cadre propice à l’intelligence collective
L’architecte, figure de conseiller auprès du politique et compagnon de l’habitant, peut ainsi se présenter en un médiateur et facilitateur de projet. Conservant une autorité comme le rappelle Lucien Kroll (2011), il favorise néanmoins les initiatives des usagers en leur attribuant les outils. De manière générale, il a le premier et le dernier mot, et entre les deux, il est le partenaire, voire le spectateur tout en étant responsable. Le basculement de l’architecte cloisonné dans sa discipline à l’acceptation d’une pluridisciplinarité et transversalité renvoie à une redéfinition du sens de l’autorité. Dans une conception bienveillante, juste et humaine, ce qui fait autorité s’établit dans le projet, et précisément dans sa capacité à rassembler et à faire consensus auprès de l’ensemble des acteurs (Arendt, 1972a, 1972b). L’intérêt de la participation réside donc dans le partage d’une culture commune qui se construit grâce à une diversité d’acteurs et d’opinions, entre élu, maître d’ouvrage, concepteur, aménageur, promoteur, usager. Plus le projet sera négocié et discuté, plus l’en-commun en sera valorisé. Cette structuration se révèle dès lors en une écologie sociale (Bookchin, 1976) qui se fonde dans la réintroduction d’un dialogue et d’une ouverture évoluant sur la durée. De fait, elle incite à donner de la responsabilité à ceux qui ont la compétence dans le processus de conception. Pour cela, les séances de productions collectives, les rencontres entre différentes disciplines et visions sous la forme de workshops, d’ateliers de coproduction, de chantiers collectifs ouverts, etc., illustrent le cadre d’une gouvernance à préconiser.
La formulation d’un urbanisme de négociation constitue cette piste de réflexion nécessaire dans la mise en œuvre de tout projet sensible. Le projet de baignade à Bouchemaine commandé par la municipalité (2017), aujourd’hui abandonné, témoigne en l’occurrence d’une difficulté de mise en œuvre par l’absence d’ouverture et d’interaction entre les différents acteurs concernés du territoire. Le diagnostic rendu aux élus a développé un ensemble de préconisations, telle que la redéfinition des périmètres de compétences de chacun en périmètres d’intérêt s’imbriquant les uns avec les autres. Le dialogue entre l’ensemble des acteurs (Communauté urbaine d’Angers Loire Métropole, DREAL, DDT, CAUE, AURA, ARS, LPO, Natura 2000, associations, habitants, etc.) est de fait essentiel dans l’information, l’animation et la construction commune pour tout projet touchant le cadre de vie des habitants de Bouchemaine. L’urbanisme de négociation doit dès lors dépasser le cadre institutionnel et réglementaire, privilégiant une relation de confiance. La politique est replacée au centre de la conception du projet urbain et parmi les populations. Au-delà d’un partenariat entre les acteurs, il s’agit donc d’esquisser les contours d’un parlement en tant que structure de dialogue horizontal, s’accompagnant néanmoins d’un portage politique fort, garant du bien commun.
Ouverture : au-delà d’une instrumentalisation politique, une prise de conscience collective
Depuis les années 2000, une mutation des pratiques urbanistiques s’est développée, écartant toute vision technocratique de l’aménagement du territoire. La ville ne s’appréhende plus en tant que machine mais en tant qu’écosystème, d’organisme vivant qui requiert une adaptation au gré du temps et des situations. La concertation avec les habitants et les associations s’est ainsi inscrite dans le code de l’environnement, bien qu’il ne s’agisse que d’une simple tenue en information et recueil d’avis par la Ville. La parole des habitants est souvent prétexte à illustrer le rôle d’aménageur de la Ville, présentée comme une condition de réussite d’un projet à priori plus intégré aux attentes des citoyens, à l’image des appels à projet de Paris « Réinventons nos places ». Cet urbanisme de projet, tactique ou négocié, caractérisé par l’implication préconisée voire obligatoire de l’habitant, devrait-il s’appuyer sur une communication accrue de pratiques ludiques, « extra-ordinaires », au risque d’annihiler la participation habitante ? L’impératif médiatique se doit d’être dépassé. L’intégration de l’habitant ne se décrète pas, il se reconnaît et se construit en un rapport horizontal et durable au quotidien. Il apparaît nécessaire d’associer cette posture à une prise de conscience collective, suffisamment ouverte et souple pour accepter des approches et des usages qui ne correspondraient pas uniquement à une volonté politique. Dans le contexte d’une fabrication territoriale agile, il ne s’agit pas de remettre en question la légitimité des collectivités et des institutions en revendiquant les pleins pouvoirs aux habitants, mais d’imaginer de nouvelles façons de faire collectivement. L’architecture comme pratique sociale et politique conforte un contre-pouvoir élevant l’habitant-citoyen dans le champ de la négociation et de la décision. Les outils, que l’on soit architecte, urbaniste ou paysagiste, sont à disposer auprès des habitants, facilitant leur implication dans la construction de leur milieu de vie.