Introduction
En France, ces dernières années, on constate un certain engouement pour les démarches participatives autour de projets d’aménagement ou de projets architecturaux. Ces démarches incluent au même titre les concertations publiques menées en amont des projets d’aménagement que les démarches de co-construction impliquant une pluralité d’acteurs dans la conception du projet.
La participation très récente à la Biennale d’Architecture de Venise en mai 2018 de collectifs d’architectes et d’agences d’urbanisme, comme par exemple le collectif Etc, l’agence d’architectes et d’artistes YA+K ou encore l’architecte Patrick Bouchain, qui développent leur activité autour de la concertation et des démarches de co-construction, témoigne de la légitimation progressive de ces nouvelles démarches. « Urbanisme participatif », « chantier participatif », « budget participatif » : à l’heure du tout-participatif la question qui se pose est celle du « comment » faire participer les habitants et les usagers au projet après celle du « pourquoi ». Cet article a pour objectif de détailler les modalités d’intégration des citoyens dans le projet et d’expliciter les conditions à réunir pour une portée effective de la parole des usagers dans le projet urbain ou architectural.
Co-construire avec les habitants pour repenser le processus classique de la fabrique de la ville
La concertation est un processus qui prend du temps, et qui coûte à la collectivité qui le met en place. Mais, en mettant en œuvre une démarche de concertation, la ville ou l’acteur privé facilite l’acceptation du projet par ses futurs riverains ou usagers. La concertation demande aux acteurs du projet d’afficher une transparence lorsqu’il s’agit d’expliquer aux riverains le projet et ses enjeux. Elle oblige ainsi les experts du projet urbain à clarifier leur propos et à adopter un vocabulaire compréhensible par tous. En prenant en compte l’avis des habitants, le projet se trouvera renforcé par ces nouvelles données, plus sensibles, et répondra mieux aux attentes directes des usagers. Lors d’une réunion de concertation, ce sont aussi des liens sociaux qui se tissent entre participants ou participants-acteurs. Ces échanges peuvent entraîner un climat de confiance et apaiser les potentielles tensions cristallisées autour du projet. Très développée depuis 1995 (Loi Barnier), la généralisation de la concertation institutionnelle soulève parfois quelques critiques quant à sa légitimité ou ses véritables enjeux (Mazeaud et Nonjon, 2018).
Au-delà de la démarche de concertation, la démarche de co-construction vise à rendre le citoyen acteur du projet en l’incluant le mieux possible dans le « processus-projet ». À la différence de la concertation, l’habitant ou l’usager n’est pas appelé à donner son avis à un instant T sur une question d’aménagement qui lui est posée mais à participer au processus de fabrication du projet, en partie ou dans sa totalité. La question posée est de savoir comment introduire dans le processus-projet une démarche de co-construction associant les acteurs classiques de la fabrique de la ville (maîtrise d’ouvrage publique ou privée et maîtrise d’œuvre) aux habitants, vus ici comme des experts de leur territoire quotidien et commanditaires légitimes.
Avant de se pencher sur les acteurs du projet urbain, il est d’abord intéressant de s’interroger sur les conditions de réalisation d’une synthèse collective à partir d’une somme d’intérêts individuels. Demander à chaque individu de penser la conception du projet urbain, c’est demander un avis individuel et subjectif sur un projet destiné à l’intérêt général. Dans la conception française, la notion d’intérêt général est assez critiquée puisqu’elle ne résulterait pas de la somme des intérêts particuliers mais serait en quelque sorte l’émanation de la volonté de la collectivité des citoyens en tant que telle, représentée par le pouvoir. Pour Jacques Donzelot et Renaud Epstein (2006), cette conception de l’intérêt général, perçu comme un consensus figé, serait à l’origine de la faible efficacité de la concertation en France. Ils tracent le parallèle avec la notion de bien-commun plus connue dans les pays anglo-saxons. La notion de bien-commun ne s’opposerait pas à l’intérêt particulier mais chercherait à relier la somme de ces intérêts sans prétendre les fusionner en une entité supérieure (l’intérêt général). Cette notion, plus souple, appelle à la volonté de trouver des solutions collectives en confrontant les intérêts particuliers avec, toujours, la possibilité de l’échec. Le test, le produit non-fini et les allers-retours sont autant d’outils nécessaires à la construction du collectif à travers l’énonciation des intérêts individuels en prise directe avec un sujet concret.
En ce qui concerne les acteurs du projet urbain, l’évolution de l’urbanisme a permis l’avènement d’un duo jusqu’ici incontournable : le maître d’ouvrage (MOA) et le maître d’œuvre (MOE), le commanditaire et le réalisateur. Dans ce schéma, le maître d’ouvrage élabore le cahier des charges du projet, son programme spatial et porte le coût financier du projet ; il doit donc fixer les objectifs du projet en termes de coût, de délai et de performance de l’opération. Le maître d’œuvre, choisi par le maître d’ouvrage parfois suite à un concours, répond à la programmation et définit les moyens techniques qui permettront la réalisation du projet. La maîtrise d’oeuvre, qui se structure autour d’un architecte et de bureaux d’études techniques, a pour mission de concevoir le projet et d’exécuter les travaux (fig. 1). Dans cette peinture traditionnelle du projet urbain, n’apparaissent pas ou peu l’utilisateur, l’habitant, l’usager. Qui plus est, l’actuelle tendance à l’hyper-métropolisation et aux Grands Projets tend à oublier un peu plus de questionner l’usager et induit des problèmes de gouvernance.
Depuis presque une décennie, les nombreuses crises, économiques, sociales et environnementales qui secouent nos sociétés nous incitent à une prise en compte de ces changements dans le domaine de l’aménagement. L’intervention de la question de la durabilité des villes et du développement durable se lie à la planification urbaine. L’urbanisme comme modalité d’action sur les territoires urbains interroge d’emblée les relations entre pouvoirs politiques, techniques et expertises, savoirs urbains et usages.
Sorte « d’acteur pivot », l’urbaniste tente alors de répondre aux problématiques durables contemporaines en mettant en place la coordination de ces différents acteurs : la maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’usage, nouvel acteur qui gravite autour du projet. Certaines initiatives « hors-champs » voient également le jour face à la standardisation de la commande et afin de créer des formes de projets plus expérimentales et collaboratives. Ces initiatives ont en commun de se pencher sur l’implication des habitants et des usagers dans la fabrique de l’espace urbain, à travers la construction de micro-architecture lors de chantiers participatifs ou par l’organisation d’événements ponctuels, catalyseurs de participation habitante. On assiste alors à un brouillage de la distinction entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre avec la double posture qu’adoptent certains groupements d’architectes/paysagistes/urbanistes appelés les « collectifs ». Ces collectifs, via leur structure souvent associative, ont la possibilité de porter leurs propres commandes, d’en rédiger le scénario et d’en décider les acteurs. Ils peuvent choisir d’introduire très en amont des habitants ou des usagers des lieux dans le processus de conception. Face à la conception classique, on se demande si on n’assiste pas à des formes d’hybridation des rôles entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre et à l’émergence de la maîtrise d’usage. On constate au moins une remise en question de la linéarité du processus de conception urbaine.
Il émerge aussi peu à peu une volonté de faire participer les citoyens au-delà de l’injonction à la concertation dictée par les cadres réglementaires. Incitées par des contextes économiques et environnementaux qui appellent à un changement de paradigmes, certaines maîtrises d’ouvrage et maîtrises d’œuvre tentent de mettre en place de nouveaux processus pour « faire-avec » les citoyens après avoir saisi les enjeux du « pourquoi » introduire cette participation. Les modalités d’intégration de la maîtrise d’usage dans le processus projet sont à étudier sous trois thématiques différentes : celle de la mobilisation (qui ?), celle de l’échelle et du type de programme (quoi ?) et celle de la temporalité du projet (quand ?).
Comprendre le contexte pour mobiliser les citoyens et prendre en compte l’échelle programmatique et la temporalité du projet dans le processus participatif
Mener une démarche de co-construction avec les habitants dans un projet urbain soulève des interrogations comme, dans un premier temps, celle de la représentativité et de la mobilisation citoyenne. Quel public souhaite-on associer à la démarche et comment cela peut-il représenter les intérêts du projet ?
Mobiliser un public représentatif nécessite une excellente connaissance du contexte et des enjeux dans lesquels vient s’insérer la démarche participative. La compréhension et l’analyse préalable du contexte politique (qui est à l’origine de la décision de mettre en œuvre ce projet ? Pourquoi ?), du contexte géographique et du contexte sociologique (qui sont les habitants installés dans ce quartier ? Pourquoi sont-ils venus vivre ici et depuis combien de temps ? Quel intérêt la démarche participative représente-elle pour eux ?) sont primordiales et permettent de dresser un premier état des lieux du terrain. Les réponses à ces interrogations sont rarement immédiates et sont difficiles à cerner dès la réponse à l’appel d’offre. C’est pourquoi il est important de prévoir un temps d’entretien avec les acteurs locaux et des réunions du comité technique de la mission avant même son démarrage pour préciser la stratégie de mobilisation. La connaissance et l’analyse stratégique des enjeux de la démarche participative, comme par exemple le périmètre d’intervention ou l’historique de l’opération, sont également nécessaires à l’élaboration d’un panel représentatif.
Outre les outils plus classiques de communication, comme les réseaux sociaux ou les supports papier, certains outils plus innovants sont mis en œuvre pour mobiliser plus facilement et plus largement les usagers à la démarche participative. On peut citer par exemple la réalisation de chantiers participatifs, qui, au-delà du plaisir de concevoir à l’échelle 1, permettent des temps de rencontre, de discussions et d’échanges entre maîtrise d’œuvre et habitants. Ces temps informels sont favorables à la qualité du projet et à son insertion dans le tissu urbain.
Un autre outil qui a récemment vu le jour grâce à la loi Lamy de 2014 est le conseil citoyen. Celui-ci est composé, d’une part, d’habitants tirés au sort dans le respect de la parité homme/femme et, d’autre part, de représentants des associations et des acteurs locaux. Les représentants institutionnels ne peuvent participer au conseil citoyen. Ces conseils sont créés dans les quartiers concernés par la Politique de la Ville dans le cadre de l’ANRU (Agence Nationale de Renouvellement Urbain) et participent à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation des contrats de ville. Ils exercent leur action en toute indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics. On peut peut-être imaginer transposer le modèle des conseils citoyens au champ des démarches participatives dans les projets urbains. En effet, l’implication du conseil citoyen dans les phases décisionnelles du projet urbain permet d’avoir, avant toute consultation, un groupe de citoyens et d’acteurs locaux déjà fédérés et possédant une connaissance avancée et approfondie du projet. Selon ce modèle, le conseil citoyen d’usagers pourrait être directement mobilisé lors du démarrage de la démarche participative ou bien intégré dès la constitution du groupement de maîtrise d’œuvre.
L’intégration des usagers à la conception du projet peut être analysée à travers les différentes échelles de projet. Existe-t-il une échelle privilégiée pour favoriser la co-construction ? Qu’impliquent les changements d’échelles, que l’on soit à l’échelle de l’habitat participatif, du logement collectif ou de l’espace public, au niveau de la réalisation des démarches participatives ?
Étudier la co-conception de l’espace à travers l’échelle de l’habitat participatif questionne les limites de prestations et les rôles attribués d’une part au groupe de futurs habitants et d’autre part aux concepteurs. La présence d’un accompagnateur de projet, interne ou externe à la maîtrise d’œuvre, peut s’avérer nécessaire pour fédérer le groupe et gérer la détermination d’un consensus. Si les habitants construisent ensemble le schéma pré-programmatique de leurs logements, ils doivent laisser à l’architecte le temps et les marges de manœuvre nécessaires au dessin architectural et à la concrétisation spatiale du programme. Inversement, l’architecte devra procéder à de multiples allers-retours avec le groupe d’habitants pour affiner le projet en fonction des besoins établis par les programmistes en herbe. L’échelle de projet relativement restreinte du logement participatif permet de constituer un groupe motivé et conscient de la difficulté de l’entreprise amorcée. S’il est possible de fédérer une dizaine de futurs habitants autour de leur projet d’habitat participatif, on peut se demander si, à l’échelle d’un îlot de logements collectifs, il est possible d’associer les habitants à la définition et à la programmation d’un espace commun.
Certains promoteurs immobiliers, naviguant sur la « tendance participative », entreprennent de laisser des espaces à rez-de-chaussée de leurs opérations immobilières sans aménagement, afin de laisser à un groupe de futurs habitants le soin de penser la programmation et la gestion du lieu. Les intérêts d’une telle démarche sont multiples : cela permet d’activer un rez-de-chaussée d’immeuble et ce dès la livraison du bâtiment et d’éviter la vacance de celui-ci. Cette activité profite non seulement aux habitants de l’immeuble, directement concernés par les services proposés par cette conciergerie de quartier configurée de façon collaborative, mais aussi à l’ensemble du quartier, en contribuant à dynamiser le cœur d’îlot et à relier les services entre eux. Même si les enjeux de cette co-conception sont plutôt restreints, au vu du nombre de participants aux ateliers (dans l’exemple d’une opération de logements collectifs sur l’île de Nantes, cela représentait une quinzaine d’habitants pré-selectionnés sur un groupe de 250) et de la surface attribuée (une pièce d’une cinquantaine de mètres carrés), cela permet néanmoins d’assurer une future vie de quartier au sein de ce cœur d’îlot. La démarche est plutôt vectrice, à cette échelle, de lien social plus que d’une réelle démarche de conception collaborative. Mais cela est peut être un premier pas vers une réappropriation des quartiers neufs contemporains où malheureusement, à force d’imposer des contraintes de temps et de budget aux équipes de maîtrise d’œuvre, la réflexion sur les usages a été mise de côté.
À Marseille, un collectif d’architectes-urbanistes a décidé, à l’échelle du quartier, de réaliser la programmation d’un futur parc métropolitain avec ses riverains. À l’inverse d’un grand projet pour lequel tout serait défini en avance, la démarche engagée par Yes We Camp depuis l’automne 2015 autour du futur parc de Foresta, dans les quartiers Nord de la ville, construit progressivement et collectivement le projet. À l’aide de temps événementiels, comme des kermesses ou des balades urbaines, le collectif fait en sorte que les habitants, les associations et les artistes locaux posent ensemble les jalons de leur futur espace public. Ces temps permettent de tester les futurs usages du lieu : un terrain de pétanque, une vue panoramique et, pourquoi pas, une ferme urbaine qui surplomberait la Méditerranée ?
Les enjeux diffèrent selon les trois échelles décrites et les temporalités consacrées pour mettre en œuvre une démarche participative ne sont pas les mêmes. La reconquête des espaces publics par ses usagers est un acte plus politique que d’investir, par exemple, une future conciergerie. Mais dans tous les cas, la co-construction demande une projection dans un espace vide ou à-construire. Se projeter dans un espace, collectivement, signifie penser ses usages et ses modes de gestion, imaginer ses usages et leur mise en œuvre. L’essentiel est de trouver les outils adéquats qui permettront aux participants de développer leur imaginaire et d’exprimer leurs idées. Il faut aussi veiller à ce que les usagers-experts, vus comme tels, interviennent dans le projet sur des phases précises et déterminées au préalable.
La question de la temporalité du projet est liée à celle des outils. En fonction de la phase-projet à laquelle les habitants vont participer, les outils employés par la maîtrise d’œuvre ou la maîtrise d’ouvrage ne seront pas les mêmes. On distingue trois phases lors de la conception puis de la construction du projet : la phase de programmation qui définit le cahier des charges ; puis la phase des études où se dessine le projet ; enfin le temps du chantier (fig. 2).
Les objectifs de la participation habitante ne sont pas les mêmes en fonction de ces différentes phases. Lors de la phase de programmation, le rôle des usagers est d’apporter leur expertise du territoire vécu et de participer à la conception du diagnostic qui permettra d’établir ensuite le programme. Du point de vue de la maîtrise d’ouvrage, en donnant aux habitants la possibilité d’établir des diagnostics, de définir avec eux le cahier des charges, les élus peuvent ainsi renforcer leur propre légitimité face aux contraintes techniques (services), économiques et financières (promoteurs-aménageurs). La balade urbaine fait figure d’outil incontournable pour arpenter le territoire collectivement et affiner le diagnostic. Certains urbanistes ou collectifs choisissent de mettre en œuvre des chantiers de préfiguration pour réaliser une programmation collaborative. La préfiguration est un prototypage des futurs usages, permettant aux habitants d’évaluer les propositions in situ.
La permanence architecturale est également utilisée par les architectes ou les urbanistes. Ceux-ci décident de s’installer le temps d’une semaine, d’un mois ou d’une année sur le territoire étudié pour une immersion totale et recueillir plus facilement la parole des habitants. Néanmoins, comme le souligne Edith Hallaeur (2015), la démarche ne peut être réellement qualifiée « d’outil » car elle est trop intrinsèquement liée au contexte et est difficilement reproductible.
Au cours de la phase d’étude, la participation des usagers devient plus délicate. L’architecte peut être amené à présenter plusieurs scénarios d’usage possibles, supports d’échanges avec la maîtrise d’usage. Cependant, comme le souligne l’architecte Dominique Tessier
« la programmation est de fait une tâche collective, la conception l’est aussi mais la maîtrise, c’est-à-dire la cohérence spatiale, constructive, esthétique, nécessite l’autonomie relative de l’architecte par rapport à tous les autres intervenants » (Biau et Orazio, 2013).
L’intégration des usagers au moment de la phase étude du projet est une méthode encore expérimentale qui fait face à certaines réticences du côté de la maîtrise d’œuvre.
Enfin, les démarches participatives peuvent être mises en œuvre au moment de la phase chantier. La participation peut revêtir plusieurs formes : soit des chantiers participatifs, soit une sensibilisation au temps du chantier. En intégrant les usagers aux chantiers participatifs, les architectes créent des moments de convivialité et de construction collective. Ce n’est pas tant l’objet produit qui devient important mais l’action produite. Co-construire pendant le temps du chantier, c’est impliquer le citoyen dans des temps de projets qui, auparavant, lui échappaient, et concevoir ainsi une nouvelle façon collective de mettre en adéquation les besoins et les moyens de les satisfaire. De la même façon, les moyens mis en place pour sensibiliser les usagers à un espace en travaux, comme par exemple des dispositifs de signalétique ou encore des parcours réalisés sur le chantier, amènent l’habitant à porter un nouveau regard sur un espace invisible et peu valorisé. Cette démarche tend à construire chez les acteurs professionnels et la société civile un nouvel imaginaire urbain créant ainsi une nouvelle mémoire collective.
Repenser la gouvernance du projet : l’émergence de nouveaux acteurs au service de la participation citoyenne
Il est intéressant, après avoir décrit ces différentes modalités d’intégration des usagers au sein du projet mise en lien avec les outils utilisés, d’analyser à présent quelles seraient les conditions nécessaires pour prendre en compte la parole des usagers dans le projet architectural ou urbain. Plus qu’une question d’échelle, il s’agit avant tout d’une question de processus : quelles équipes et quelles méthodes mettre en œuvre pour garantir une réelle co-construction ? Que peut-on imaginer à l’avenir pour garantir une réelle inclusion et une participation légitime des usagers dans la conception du projet ?
Les postures des professionnels et les compétences propres à ces pratiques questionnent les métiers et les « mode de faire » traditionnellement rencontrés chez des acteurs du projet architectural et urbain. Les formations demandées dans les agences d’urbanisme ou les collectifs s’étendent : on voit apparaître des profils tels que des sociologues, des graphistes, des architectes, des géographes, des spécialistes des sciences politiques ou des démarches participatives. Cette pluridisciplinarité permet d’avoir un regard plus fin sur le territoire et sur le processus-projet : on déterminera mieux à quel moment inclure les habitants au projet et quels seront les enjeux (compétences urbanistes, géographes, sociologues). Les outils mobilisés seront adaptés et dessinés sur mesure (compétences graphistes, architectes).
L’apparition assez récente des consultants spécialistes en Assistance à Maîtrise d’Usage (AMU) bouscule également les façons de faire du projet. L’intégration de ces professionnels de co-construction fait intervenir un nouvel acteur dans le processus projet : ils apportent aux institutions ou à la maîtrise d’ouvrage privée une expertise singulière en matière de participation avec des outils innovants, une expérience du terrain et surtout un gage de neutralité relative avec leur externalité. Leur travail consiste à faire remonter la parole des habitants auprès des maîtrises d’ouvrage mais aussi auprès des équipes de maîtrise d’œuvre. Jonglant entre les compétences du programmiste, de l’urbaniste et de l’architecte, ils forment un véritable outil de la co-construction sans néanmoins participer à la conception même du projet (fig. 3). C’est là le chemin qu’il reste à parcourir pour ces nouvelles professions : réussir à s’intégrer dans un groupe d’acteurs déjà solidement installé, gagner en légitimité auprès des architectes et des paysagistes, faire remonter la parole habitante auprès des promoteurs et maîtrises d’ouvrage publiques sans qu’elle ne soit interprétée ou utilisée, et anticiper le moment propice à la participation des habitants. On espère que les ressources identifiées chez ces professionnels favoriseront une évolution réelle de la culture institutionnelle et privée et qu’ainsi, la thématique participative ne soit plus vue comme un instrument de l’action publique ou un «devoir participatif» mais comme un processus social évident nécessitant des ancrages territoriaux forts et une implication dans la durée.
Figure 3 - Exemple de schéma de gouvernance pour intégrer l’assistance à maîtrise d’usage dans le projet
L’enjeu principal de la mixité de toutes ces professions, du programmiste à la maîtrise d’ouvrage, de l’architecte à l’artiste, est de bien déterminer les limites de la co-conception dans le processus participatif. L’essentiel est de comprendre à quel moment chaque acteur intervient, y compris l’expert-habitant, pour une prise en charge efficace de la parole des usagers, avec comme objectif principal celui de rendre le projet urbain plus sensible, plus contextuel, plus durable et plus juste.
La commande a également tendance à évoluer. Afin d’intégrer les habitants le plus en amont possible, certaines équipes d’architectes n’hésitent pas à créer leur propre commande ou à proposer des groupements innovants dès la réponse à appel d’offre. C’est le cas, par exemple, du collectif d’architectes Etc basé à Marseille qui questionne directement les procédures de réponse à appel d’offre et se demande si les procédures doivent dicter les pratiques du projet ou si elles ne devraient pas plutôt accompagner des modes de faire en constante évolution. Le collectif envisage ainsi d’inclure un « conseil de maîtrise d’usage », sur le modèle des conseils citoyens, au sein même du groupement de maîtrise d’œuvre dès la réponse à appel d’offre. Ce conseil de maîtrise d’usage mis au service du projet urbain sera accompagné d’un médiateur pour favoriser la montée en compétence du groupe. Il pourra ainsi assister et être force de proposition lors de comité de pilotage et d’ateliers de conception. Ce nouvel acteur se retrouvera à la table des négociations, dans une logique de construction d’un réel débat démocratique autour des questions urbaines. Le dialogue avec la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage sera direct et ne passera plus par des intermédiaires : des instances de dialogue et de négociations ouvertes seront intégrées et chiffrées dans le cahier des charges.
À l’heure où la défiance envers les politiques n’est plus à prouver, à l’heure où un quart des électeurs décident de s’abstenir aux dernières présidentielles, il est nécessaire de relier avec la politique locale, de donner envie de « faire du politique » à petite échelle. Les élus ont peut- être un rôle à jouer dans la reconfiguration du pouvoir local ou la reconnaissance d’un pouvoir citoyen. Leur connaissance des territoires, dans ses diverses échelles et dans la transversalité des sujets, est une nécessité, afin de mettre en cohérence les différentes initiatives et désirs exprimés localement (fig. 4).
Conclusion
La gouvernance des projets est en pleine évolution. La société civile et certains professionnels de l’aménagement déploient de nouveaux modèles d’intervention et d’implication alors que les collectivités territoriales tentent de renouveler sans cesse les dispositifs de concertation. Il ne s’agit pas évidement de remettre en question la légitimité de l’institution en revendiquant de donner les pleins pouvoirs aux habitants, ce qui, dans tous les cas, aboutirait à une autre forme de politique. Il s’agit plutôt d’imaginer des modèles nouveaux de gouvernances, plus inclusifs, pour construire les espaces et les territoires. Cela doit passer par un urbanisme de l’action et de la parole, le faire-ensemble, la transparence et la transversalité. Cela doit également passer par la remise en question du modèle vertical de faire la ville par un nouveau modèle de « faire-avec » pour, au final, « faire-pour ».
Ces nouveaux modèles sont en cours d’expérimentation, ils se cherchent, ils testent, réussissent par moment, échouent à d’autres. Dans tous les cas, ils essaient. De nouveaux acteurs voient le jour, de nouvelles professions sont amenées à intervenir dans les processus de projet, de nouveaux commanditaires aussi jouent le jeu du participatif. On peut se demander ce qu’il adviendra de ces nouveaux métiers ou de ces nouvelles pratiques dans dix ans. Peut-être auront-ils été absorbés, peut-être n’existeront-ils plus ou au contraire peut-être constitueront-ils un nouvel acteur incontournable. On tâtonne encore et ce tâtonnement a quelque chose de doucement excitant, car il nous laisse le droit d’essayer et d’espérer.
Le curseur de la participation et de la co-construction varie en fonction du type de programme, de l’échelle et du moment choisi pour inclure les usagers. C’est à la maîtrise d’ouvrage de choisir ou positionner ce curseur en fonction des attentes et du niveau d’exigence participatif. Il est intéressant de noter que cette « nécessité participative » est souvent décidée par les institutions ou les commanditaires du projet. Les cas exceptionnels de participations autonomes « bottom-up » sont encore expérimentaux et les rapports avec les pouvoirs publics sont marqués par certaines tensions. Il est légitime de se demander à quoi sert tout cet investissement, cette énergie déployée au service du participatif, et ce qu’il en résulte. Il est également légitime de se demander si l’habitant-citoyen doit réellement être « éduqué » et « sensibilisé » à l’aménagement de son territoire ou s’il est capable, de façon autonome, de penser des formes d’organisation et de mobilisation collectives pour agir directement en prise sur son territoire.
Dans ce cas, l’enjeu pour les maîtres d’œuvre et les maîtres d’ouvrage serait d’accompagner ces situations pour que la participation habitante s’exprime et puisse construire ses propres projets dans une visée de bien-commun... La question initiale se retourne, et, au lieu de se demander comment intégrer l’habitant ou l’usager dans le projet urbain ou architectural, on se demande alors : que peuvent apprendre les acteurs du projet urbain des expériences citoyennes autonomes pour repenser leur rôle et leur méthode de projet ? Il y a également une question qui demeure pour tous les projets, à toutes les phases, toutes les échelles : qu’est ce que cela aurait changé au projet si les habitants ou les usagers n’étaient pas intervenus ?
Peut être, finalement, qu’il est du rôle de l’architecte ou de l’urbaniste de dessiner le projet en suivant scrupuleusement le programme conçu par le programmiste, du rôle du programmiste de programmer en amont en respectant scrupuleusement la demande de la maîtrise d’ouvrage qui exige la commande, car il sait ce qu’il est bon de construire pour sa ville : il a été élu par ses habitants. Mais peut-être aussi pouvons-nous nous donner le droit de croire que, grâce à la participation des habitants et à l’énergie déployée par les professionnels qui entourent le projet, celui-ci sera mieux adapté à ses usagers et respectueux de son environnement. On peut se permettre d’agir aujourd’hui, parfois sans moyen, parfois sans être soutenu mais parfois aussi entouré de personnes énergiques et formidables, pour que l’action citoyenne dans le projet urbain soit le terreau d’un espace ré-enchanté, plus solidaire, plus juste, plus poétique et plus sensible. À nous de jouer.