Les espaces littoraux de l’outre-mer bénéficient d’un régime particulier dans le cadre de la loi Littoral. Afin de prendre en compte les spécificités de ces territoires et de ne pas pénaliser leur développement économique, certaines dispositions de la loi de 1986 ont été assouplies. Il n’existe par exemple pas de bande de 100 m inconstructible comme en métropole et l’extension de l’urbanisation est possible dans les secteurs d’habitats diffus des espaces proches du rivage (article L. 156-2 du code de l’urbanisme). Ces assouplissements sont toutefois encadrés par la mise en place de schémas d’aménagement régionaux (SAR) intégrant un chapitre particulier valant schéma de mise en valeur de la mer (SMVM), qui contribuent à définir les orientations fondamentales d’aménagement et de développement du territoire (Buisson et al., 2014). Ces dispositions particulières à l’outre-mer sont complétées par le statut domanial de la bande littorale, hérité d’une règle préexistante sur laquelle le législateur s’est appuyé, la zone des 50 pas géométriques (ZPG), équivalent à 81,20 m. L’intégration de ce dispositif à la loi Littoral est notamment liée au contexte particulier des Départements et Régions d’Outre-Mer (DROM), dans lesquels la frange côtière connaît une pression foncière et une emprise touristique marquées. Elle a également été motivée par la configuration particulière du littoral de ces territoires. En effet, le domaine public maritime (DPM) étant limité en raison de la faible amplitude des marées, son extension à la ZPG a contribué « à assurer la sauvegarde d’une bande littorale plus importante et un usage public » (www.developpement-durable.gouv.fr). Il faudra cependant attendre la loi du 30 décembre 1996 « relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur de la zone dite des 50 pas géométriques dans les départements d’outre-mer », pour que soient définies les modalités de gestion de cet espace.
La ZPG s’applique aux cinq DROM (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion et Mayotte), dans certaines Collectivités d’Outre-Mer (COM : Saint-Martin, îles Marquises pour la Polynésie, …) et en Nouvelle-Calédonie. Cependant, il n’existe pas une situation unique, « chacun […] est un cas particulier » (Clément et Morin, 2015). Selon les contextes spatiaux et les fluctuations de son régime juridique, la ZPG présente une géographie variable. Cet article propose donc de traiter, dans un premier temps, le cas singulier des Antilles puis des trois autres DROM.
La zone des 50 pas aux Antilles, une démarche aboutie ?
Il est difficile de dater précisément la création de la ZPG, dont l’origine renverrait à la Compagnie des Indes occidentales chargée de l’administration des possessions françaises d’Amérique (fig. 1). À sa dissolution, en 1674, Louis XIV décide d’intégrer cette zone au domaine de la Couronne, qui prend l’appellation des « 50 pas du Roi ». Les raisons de la mise en place de cette réserve stratégique sont multiples
« rendre difficile l’abord des isles […], y faire des fortifications […] assurer un passage libre au long de la mer […] permettre aux capitaines de navires d’aller couper du bois […] et la plus essentielle […] donner moyen aux artisans de se loger […] à condition que, si le Roi a besoin du terrain […], ils transportent ailleurs leurs bâtiments » (Lettre du gouverneur des Antilles Jean-Charles de Baas du 8 février 1674).
La réserve domaniale inaliénable et imprescriptible des 50 pas géométriques est née. Dès l’origine, il n’est pas question d’inconstructibilité de la zone mais de faciliter l’établissement d’activités littorales.
Cette bande a progressivement été investie par les habitants, au fur et à mesure qu’ils se sont rapprochés de la mer pour y habiter ou installer leurs activités (menuisiers, chantiers navals, …). Jusqu’au 19e siècle, la majorité de ces occupations, précaires et révocables, s’est faite sans titre, chacun profitant de la place dont il entendait disposer à proximité du rivage. En 1955, afin de favoriser le développement économique, la ZPG est reclassée dans le domaine privé de l’État, amenant ainsi à de nombreuses cessions, pour régulariser des occupations sans titre ou liées au développement du tourisme balnéaire. Celui-ci se développe surtout à partir des années 1960 (photo 1) ; auparavant on notait la quasi-inexistence de l’activité touristique (Lasserre, 1961). En revanche, la loi Littoral de 1986 réintègre la ZPG dans le domaine public maritime. En effet, cette réserve foncière historique répond aux grands principes d’aménagement, de protection et de mise en valeur du littoral : limitation de l’extension de l’urbanisation, protection des espaces non urbanisés et naturels remarquables et libre accès au rivage. Cependant, supprimant de fait les possibilités d’acquisition et de régularisation, cette loi fige la situation, malgré la légitimité de certaines occupations. Pour y remédier, une nouvelle loi est votée en 1996, dite des 50 pas géométriques dans les départements d’outre-mer. Elle est assortie de deux dispositifs : la délimitation de la ZPG et la création de deux établissements publics d’aménagement : les agences pour la mise en valeur de la zone des cinquante pas géométriques de la Martinique et de la Guadeloupe. La mission de ces agences est de vérifier la validité des titres de propriété délivrés antérieurement à 1955 afin de régulariser l’occupation de cette bande ou au contraire de libérer les terrains non éligibles, tout en proposant des solutions de relogement à leurs occupants (photo 2). Depuis 2011, la principale mission des agences est la régularisation des occupations et en second lieu, celle de l’aménagement de la ZPG. En Martinique, la régularisation des habitations dans la ZPG serait réalisée à 70 % (Aubié et al., 2015). En Guadeloupe, au vu des dossiers traités à ce jour (550 actes réalisés) et du travail restant à accomplir (environ 6 000 dossiers), l’ensemble des régularisations ne pourra être réalisé dans le délai initialement prévu. En effet, la loi de 1996 prévoyait que les agences traiteraient l’ensemble des dossiers en dix ans. Prolongée par décret à deux reprises, l’existence de ces agences peut désormais être envisagée jusqu’en 2027.
Photo 1 - Complexe touristique de la Pointe des Rochers à Saint-François, Guadeloupe
Crédit photo : A. Miossec, 2006
Photo 2 - Kakemono de présentation de l’agence des 50 pas géométriques de Guadeloupe
Crédit photo : V. Andreu-Boussut, 2015
Pour encadrer et accompagner le travail des agences, la ZPG a également été organisée en trois secteurs : l’espace naturel, les zones d’habitat diffus et l’espace urbain. Les procédures de régularisation ne concernent que ces deux dernières catégories, la première constituant un espace géré par l’Office National des Forêts (ONF) dans le cas de forêts domaniales du littoral ou de terrains affectés au Conservatoire du littoral (CDL). En Guadeloupe, la superficie totale de la ZPG est de 4 278 ha dont 18 % appartiennent à la catégorie « espace urbain », 3 % « habitat diffus » et 77 % « espace naturel ». En Martinique, elle est de 3 530 ha avec 19 % dans la première catégorie, 9 % dans la deuxième et 72 % dans la troisième.
À partir de 2012, la mise en place des plans de prévention des risques (PPR) est venue complexifier un peu plus la situation des espaces urbains et d’habitat diffus puisque toute construction comprise dans la zone rouge d’un PPR ne peut plus être régularisée. En Guadeloupe, quasiment tous les bourgs sont situés dans la ZPG et dans des zones rouges. Sur les 8 000 constructions recensées, environ 2 000 sont dans ce cas et ne peuvent donc donner lieu à aucune action. Ce n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes, l’occupant sans titre ne pouvant être indemnisé pour un bien dont il n’est pas propriétaire dans le cas d’une expropriation. La loi « Létchimy » de 2011 permet d’apporter une aide financière à ce type de situation, mais le montant de l’aide (de l’ordre de 10 000 euros) est rarement un argument suffisant pour convaincre les occupants de quitter la ZPG.
La figure 2 illustre quelques cas parmi les plus courants d’occupation de la ZPG aux Antilles. Une partie de la principale zone industrielle et commerciale de Guadeloupe (Jarry, fig. 2) est ainsi située dans la limite des 50 pas géométriques. Sur la commune du Prêcheur (Martinique), une quarantaine de constructions situées dans le quartier Boisville ont été détruites en 1999 lors des houles engendrées par le cyclone Lenny (Desse, 2004). Le trait de côte ayant reculé de plusieurs mètres lors de cet épisode, elles ont été reconstruites à une cinquantaine de mètres d’altitude sous la forme d’un nouveau quartier. Il reste encore de nombreuses constructions sur la ZPG de ce secteur pourtant soumis à un fort aléa érosif (photo 3).
Figure 2 - Exemples d’occupation de la ZPG en Guadeloupe et en Martinique
Crédit photo : M. Desse, 2004
Photo 3 - Report de l’urbanisation sur le versant au Prêcheur, Martinique
Crédit photo : M. Desse, 2004
Une transposition de la ZPG à géométrie variable dans les autres DROM
La philosophie historique est similaire dans les autres DROM. Cependant, la loi Littoral est appliquée diversement selon les contextes. Il n’existe par exemple pas d’agence des 50 pas géométriques en dehors de la Guadeloupe et de la Martinique, la traduction spatiale de la ZPG y est donc variée.
La Guyane
L’existence de la ZPG en Guyane remonte, comme aux Antilles, au 17e siècle. En revanche, sa concrétisation sur le terrain se heurte à la forte mobilité du trait de côte, pouvant atteindre des variations annuelles comprises entre 100 et 300 m (DEAL Guyane, 2015), comme l’illustre la figure 3. En effet, les côtes guyanaises comptent parmi les plus dynamiques au monde du fait de la décharge sédimentaire du fleuve Amazone, prenant
« la forme de vastes bancs de vase migrants d’est en ouest le long des côtes. Cette migration génère une importante instabilité littorale avec des secteurs en accrétion rapidement colonisés par la mangrove et des secteurs dits « en inter-bancs » en phase d’érosion » (Moisan, 2011).
Comparativement aux autres DROM, la Guyane est caractérisée par une densité de population très faible (2,9 hab./km² en 2013). Pour autant, elle n’est pas répartie de manière homogène, se concentrant pour l’essentiel sur la frange littorale et le long des principaux fleuves. L’espace littoral lui-même n’est pas occupé de manière uniforme, l’île de Cayenne et Kourou rassemblant à elle seules plus de 50 % de la population départementale. La majorité des 600 km de côtes demeure ainsi naturelle (photo 4) et intégrée au domaine de l’État, comme 96 % du territoire guyanais (Mohamed-Soilihi et al., 2015). Il en résulte une grande disparité de traitement de la ZPG, dont les enjeux sont principalement polarisés aux abords des franges côtières les plus anthropisées.
La ZPG n’ayant pas fait l’objet d’un périmètre spécifique sur ce territoire, elle se définit uniquement en référence à la limite du rivage de la mer (article L. 5111-2 du code général de la propriété des personnes publiques). Sa retranscription spatiale dépend donc des arrêtés de délimitation du DPM, qui ne couvrent pas l’ensemble du littoral guyanais et nécessitent une actualisation régulière compte tenu de la mobilité du trait de côte. Par ailleurs, en l’absence des titres de propriétés, disparus au début des années 1990 lors de l’incendie des archives du bureau des hypothèques, il est très difficile de vérifier les cessions intervenues entre 1955 et 1986. Ces dernières ayant été très nombreuses, particulièrement sur l’île de Cayenne, les pas géométriques résiduels ne concernent désormais que peu de surfaces sur ce secteur. Remis en gestion au Conservatoire du littoral, sur les communes de Cayenne et de Rémire-Montjoly, ils constituent principalement des espaces de tourisme de nature et de loisirs pour les habitants des environs (site de la pointe Buzaré, colline et anse de Montabo, colline de Bourda et salines de Montjoly). Clément et Morin (2015) considèrent ainsi qu’à « peu de choses près, les pas géométriques ne sont donc plus aujourd’hui une réalité en Guyane ».
La Réunion
Sur l’île de la Réunion, alors île Bourbon, le directeur de la Compagnie des Indes orientales a institué la règle des 50 pas dès 1723 « à l’instar de ce qui se fait (à l’époque) dans les colonies d’Amérique » (Clément et Morin, 2015). L’État a par la suite intégré la ZPG au DPM et a procédé à sa délimitation en 1876, pour préciser l’emprise du chemin de fer essentiellement implanté sur cette zone (Fortier, 2005).
« Cependant, le décret du 13 janvier 1922, spécifique à l’île de la Réunion, permet l’aliénation […], ce qui a conduit la cour de cassation à conclure au déclassement de la zone et à son rattachement au domaine privé » (Bonere, 2012).
À partir de 1922, des cessions ont donc lieu et une partie de la ZPG est alors privatisée, notamment aux bénéficiaires d’autorisations provisoires et révocables antérieures, mitant ainsi la bande littorale. Parallèlement, la fermeture de la voie de chemin de fer, située en domaine privé de l’État, a entraîné l’occupation de son emprise par des particuliers. Comme dans les DROM américains, la ZPG a été réintégrée au DPM par la loi Littoral de 1986 ; ce qui a contribué à complexifier la situation au vu de l’hétérogénéité foncière préexistante et de la précocité des premières cessions. Aujourd’hui, la ZPG réunionnaise représente 2 370 ha ; sur 1 594 ha cadastrés, 68 % sont rattachés au domaine public et 32 % relèvent de la propriété privée.
Mayotte
Mayotte est un cas singulier dans la mesure où l’île a été placée sous souveraineté française plus tardivement que les territoires ultramarins précités. Historiquement, elle n’était donc pas concernée par les 50 pas géométriques. Suite à son intégration au royaume de France en 1843, l’île a connu une succession de nombreux statuts administratifs jusqu’à sa départementalisation en 2011. Pour autant, en raison de son rattachement administratif à Madagascar, la ZPG lui a été appliquée de fait dès 1926 (Clément et Morin, 2015). Aujourd’hui, la situation de Mayotte est assez proche du cas guyanais puisque la délimitation de la ZPG est simplement définie à partir de la limite haute du rivage de la mer (article L. 5331-4 du code général de la propriété des personnes publiques). Elle découle d’un arrêté préfectoral de délimitation du DPM pris pour l’ensemble de l’île en 2002. Le foncier mahorais ayant été longtemps régi par des règles coutumières, sans obligation d’établir d’actes notariés, de nombreux propriétaires ne disposent d’aucun titre. En l’absence d’agence des 50 pas, la DEAL instruit les procédures de déclassement et de cession qui peuvent intervenir dans les zones urbaines de la ZPG, au bénéfice des collectivités et des habitants. La plupart des centres urbains empiétant sur la ZPG, certaines demandes ne donnent pas lieu à une remise de titre foncier mais à une autorisation d’occupation temporaire du domaine public (Ali Charif et al., 2016).
Conclusion
La volonté de respecter les ambitions de la loi Littoral est bien présente dans la mise en place de la ZPG. En effet, que ce soit l’extension de l’urbanisation en continuité des agglomérations et des villages existants, la protection des espaces non urbanisés, des espaces naturels remarquables, l’accès libre au rivage, ces grands principes proposés par la loi Littoral sont repris dans le cadre de la ZPG.
L’importance stratégique de la ZPG (politique de l’habitat, développement touristique, préservation de la biodiversité) explique les moyens que l’État consent pour voir aboutir les nombreux dossiers encore en instance de régularisation. Au-delà de ces procédures, différentes sources soulignent également la nécessité d’être particulièrement vigilant à l’égard de nouvelles implantations irrégulières qui grèvent son domaine. En effet, les fluctuations du régime juridique de la ZPG depuis le 19e siècle
« ont entretenu le sentiment que, de régularisations en régularisations, la zone des cinquante pas restait un territoire ouvert sur lequel il était possible de s’installer dans l’attente d’une nouvelle mesure législative » (Létchimy, 2013).
Par ailleurs, la délimitation unique et définitive de la ZPG aux Antilles et à la Réunion est à double tranchant car elle ne fluctue pas avec le trait de côte, contrairement à la mobilité de la bande de 100 m métropolitaine et aux ZPG guyanaise et mahoraise. Enfin, l’intégration de la ZPG au domaine public est parfois considérée comme une appropriation postcoloniale de la bande côtière par l’État, ce qui motive les revendications de rétrocessions de propriété au profit des collectivités, comme cela a été le cas à Saint-Martin lorsque la partie française de l’île est devenue une COM en 2007 (Mohamed-Soilihi et al., 2015).
La démarche globale est en définitive loin d’être aboutie, d’autant plus que la mise en place récente des PPR contribue à complexifier localement et à court terme la situation. Sur le long terme, la perspective d’élévation du niveau marin risque également d’accentuer la problématique de la localisation des habitants : l’exiguïté de l’espace conjugué à la présence de fortes pentes n’est pas sans questionner les possibilités de report dans certains territoires ultramarins.