Les pêches à l’Île d’Yeu : évolutions et enjeux

Résumé

Après un peu plus de vingt-cinq ans, la parution d’un nouveau numéro des Cahiers Nantais consacré à l’Île d’Yeu conduit à revisiter l’analyse des activités de pêche à la lumière des évolutions survenues depuis lors. L’objectif de cet article est ainsi de procéder à une mise en perspective des pêches islaises sur la base de données de référence couvrant la période s’étalant de 1954 à 2015. Plus particulièrement, il s’agit d’une part d’étudier l’évolution du « système halieutique » islais, d’autre part de saisir, par la cartographie des territoires de pêche, les enjeux liés à cette évolution. Au-delà, cet article entend contribuer à rendre visible des « invisibles » et à révéler un « monde du silence » prenant le contrepied d’une « mare nullius ».

Index

Mots-clés

pêche maritime, territoire, espace vécu, société insulaire, cartographie

Plan

Texte

Dans un numéro des Cahiers Nantais consacré à l’Île d’Yeu il y a plus de 25 ans, J. Chaussade (1991) titrait à propos d’un chapitre sur les activités de pêche pratiquées par les islais : « Une île à pêcheurs1 ». Il y présentait alors globalement la proximité des pêcheries autour de l’île et sa position avancée comme un atout ; l’insularité n’étant alors plus vraiment vue comme une contrainte. Le dynamisme de sa population locale (d’un point de vue démographique comme en matière de cohésion et de capacité d’adaptation) était perçu comme un levier permettant de tirer parti de cet atout et ainsi de faire de cette condition insulaire, une ressource (Miossec, 2001 ; Chaussade, 1991) contribuant à faire de l’Île d’Yeu le « phare du Ponant » (ibid.). Cette capacité d’adaptation était d’ailleurs presque systématiquement présentée comme une spécificité des pêches islaises (voir par exemple : Fournet, 1976 ; Denis, 1987 ; Chaussade, 1991 ; Bouhier, 1995). Ceci étant dit, F. Carré (1990) en soulignait déjà une limite : 

« (…) bien que la pêche soit le premier secteur d’emplois, parce que les captures de ses pêcheurs sont débarquées pour moitié hors de l’île et parce qu’il n’y a aucune industrie de traitement du poisson à terre [,] Yeu serait plutôt une île à pêcheurs qu’une île à pêche2 ».

D’une certaine manière, en pointant les faiblesses de la pêche de l’époque à l’Île d’Yeu (absence de criée, industrie de la conserve franchement moribonde), P. Fournet (1976) formulait déjà le même constat, également à nuancer :

« l’avenir de la pêche ne peut se concevoir sans le maintien des activités d’aval ».

Depuis lors, espoirs et désillusions se sont succédés : une criée a été ouverte en 1984 puis fermée fin 2016, la conserverie Saupiquet a été sauvée in extremis de la fermeture en 1980 par la création d’une société créée par les Islais (la SPAY, Société des Produits Alimentaires de l’Île d’Yeu) et finalement liquidée en 1993. Selon toute vraisemblance, en raison de ce déficit structurel, Yeu ne serait donc plus une « île à pêche ».

Si un peu plus de 25 ans après, le visage de la pêche a été profondément remanié, il n’en reste pas moins que l’Île d’Yeu reste encore malgré tout aujourd’hui une île tournée vers la pêche et, sans doute plus que jamais, un « bastion avancé » (Denis, 1987), « la plus maritime » des îles du Ponant (Fournet, 1976). Certes, les chiffres de la pêche ont diminué très sensiblement. Mais le tableau n’est pas forcément si sombre qu’il ne pourrait y paraître de prime abord. Oui, les pêches y ont souffert, là comme ailleurs, mais, même affaiblies, elles se sont maintenues et transformées au gré de dynamiques de plus en plus marquées par des facteurs externes à son « système halieutique » (Corlay, 1993 ; 1995 ; Rey et al., 1997). Certains ont fait figure d’emblème ces 25 dernières années : conflit halieutique franco-espagnol dont l’un des points d’orgue a été l’abordage et la capture du navire islais La Gabrielle par des pêcheurs espagnols (basques) en 1994, interdiction de la technique de pêche au filet maillant-dérivant à compter de 2002 (alors utilisée pour les campagnes germonières par une vingtaine de navires islais et objet du conflit au début des années 1990) et interdiction de la pêche du requin-taupe à compter de 2010 (alors pratiquée par une demi-douzaine de navires islais). Alors si l’Île d’Yeu n’est peut-être pas ou plus une « île à pêche », elle semble demeurer une « île à pêcheurs ».

Pour ce nouveau numéro spécial des Cahiers nantais consacré à l’Île d’Yeu, l’objectif de cet article est d’abord d’actualiser l’analyse menée par J. Chaussade (1991) sur les pêches islaises à l’aune des récentes évolutions qu’elles ont connues. Pour ce faire, il a paru utile de les replacer dans une perspective plus longue, en s’appuyant sur des données de référence couvrant la période s’étalant de 1954 à 2015 (partie 1). J. Chaussade (1991) émettait alors quelques craintes quant à l’avenir des pêches islaises : qu’en est-il ? Pour prolonger cette réflexion, il a ensuite semblé intéressant de se concentrer plus particulièrement sur le remodelage qu’aurait connu « l’espace halieutique » (Corlay, 1979 ; 1993 ; 1995) au regard des récentes évolutions. Pour cela, considérant que les pêches islaises se définissent peut-être plus par l’amont que par l’aval, le choix a été fait ici d’employer la cartographie des espaces de pêche vécus et racontés par les pêcheurs afin de mieux comprendre les changements passés et les enjeux d’avenir (partie 2). 

Évolution des pêches islaises

Une érosion lente et continue

95 marins-pêcheurs et 33 navires de pêche : ce sont les effectifs du port de l’Île d’Yeu en 2015 (Ifremer, 2017). Ils restent honorables comparés à ceux des autres îles du Ponant ou même aux deux plus importants ports de pêche vendéens3. Mais, avec un certain recul temporel, il est aisé de constater une lente mais inexorable érosion des effectifs, avec une baisse de près de 90% du nombre de marins-pêcheurs et de 80% des unités de pêche en 60 ans (fig. 1).

Figure 1 - Évolution des flottilles islaises

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Au vu de la population islaise (4 703 hab. en 2014 dont 2 066 actifs d’après l’INSEE), les marins-pêcheurs ne représentent plus que 6 à 7% des actifs et il est possible d’estimer à environ 13% la part des actifs islais travaillant dans le secteur des pêches. Évidemment, compte tenu d’une certaine stabilité démographique à l’Île Yeu (légèrement en deçà de 5 000 hab. depuis plus de 50 ans), ces chiffres traduisent un net recul de l’activité dans l’économie insulaire ces dernières décennies : les marins-pêcheurs représentaient 40 % des actifs et 78 % de la population active vivait de la pêche en 1969 (Fournet, 1976), et respectivement 25 % des actifs et 50 % de la population active en 1989 (Chaussade, 1991). De l’avis même des professionnels, leur secteur aurait atteint un « seuil critique » depuis les années 2010.

Un peu plus dans le détail et sur une période d’observation réduite aux 40 dernières années, la structure des flottilles islaises a également évolué. En se basant par exemple sur la classification nationale4, il convient de relever que c’est la flottille de « petite pêche » qui enregistre le plus fort déclin avec une diminution d’environ 90% de ses effectifs (marins-pêcheurs et unités de pêche), contre près de 70 % pour la « pêche au large » et 60 % pour la « pêche côtière » (tab. 1). Cette tendance suit celle plus générale des pêches à l’échelle nationale, elles aussi en proie à un long et continu déclin5.

Tableau 1 - Évolution de la structure des flottilles islaises / Sources : Affaires Maritimes (1981, 1990, 1995, 1998, 2000, 2004) ; DDTM85 (2013)

Années

Nombre de pêcheurs

Nombre d’unités

Pêche au Large (PL)

Pêche Côtière (PC)

Petite Pêche (PP)

Total

PL

PC

PP

Total

1977

213

77

180

470

40

27

120

187

1978

215

58

176

449

37

23

119

179

1979

269

34

174

477

37

18

117

172

1980

272

21

171

464

41

14

111

166

1981

278

23

166

467

38

15

111

164

1989

243

77

144

494

31

17

87

134

1990

256

94

107

457

31

22

73

126

1995

243

50

78

375

29

11

40

80

2000

196

47

47

292

24

9

31

64

2004

148

67

30

246

16

16

18

50

2011

78

25

15

108

10

9

13

36

Cet affaissement des effectifs de pêche islais a eu pour conséquence récente, entre autres, la fermeture de la halle à marée (HAM ; anciennement appelée « criée ») (31/12/2016), faute de débarquements suffisants pour y maintenir une activité rentable. En effet, les chiffres annuels de la HAM sont tombés sous le seuil symbolique des 1 000 t depuis les années 2010, contre une moyenne de 1 800 t depuis 1954 (Affaires Maritimes, 1981, 1990, 1995, 1998, 2000, 2002, 2004 ; Chaussade, 1991. ; DDTM85, 2013, 2015 ; Denis, 1987 ; Fournet, 1976 ; Ifremer, 2015, 2017 ; Tesson, 2013). Cela étant, les chiffres de vente en HAM n’ont jamais permis de résumer à eux seuls l’activité de pêche car les pêcheurs islais ont toujours ou presque écoulé une partie de leurs productions dans d’autres HAM (La Rochelle, Les Sables-d’Olonne, etc.) et dans des proportions qui ont pu certes évoluer. Comparativement à la situation en 1990, 820 t étaient débarquées dans la HAM de Port-Joinville en 2015, contre 2 778 t en 1990. Toutefois, on observe que cette baisse de 70% des volumes débarqués en 25 ans a pu être amortie par un prix moyen resté quasi-stable, de 7,08 euros/kg en 2015 contre 7,16 euros/kg en 1990 (cf. fiche 8). Ce maintien du prix de vente moyen peut s’expliquer par un virage qualitatif pris par les marins-pêcheurs islais dans les années 1980, caractérisé par la pêche d’espèces à forte valeur marchande (bar6, baudroie7, sole8, etc.).

Les causes de l’érosion de cette activité, du moins du point de vue des quelques indicateurs retenus ici, sont complexes et multiples, et tout autant structurelles (organisation interne multi-échelles du secteur des pêches commerciales) que conjoncturelles (événements exogènes affectant cette organisation). Sans prétendre embrasser toute cette complexité et mettant l’accent sur les dynamiques plus globales dont le poids s’est avéré croissant, quatre « temps forts » sont distingués donnant des clés de compréhension et d’appréhension de l’atteinte d’un seuil critique aujourd’hui.

Les quatre phases d’érosion

(1) – 1954-1978 : « La fin d’un monde »

D’activité essentiellement vivrière, la pêche islaise a été intégrée dans la seconde moitié du 19e siècle à l’économie spéculative avec l’essor des conserveries (Fournet, 1976). Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le secteur des pêches prend à l’Île d’Yeu le train d’une mutation partout à l’œuvre dans les pays industrialisés. Une des conséquences du processus continu de modernisation et de massification des moyens de production est d’augmenter significativement l’effort de pêche, aboutissant ainsi au triplement des captures mondiales en l’espace d’une vingtaine d’années : 20 Mt au début des années 1950, puis 70 Mt au début des années 1970 et enfin, entre 80 et 85 Mt depuis la fin des années 1980 (FAO, données Fishstat 2017). Ce sont les « Vingt glorieuses » d’un développement économique basé sur la recherche effrénée de rentabilité et l’hyperspécialisation, dont le chalutier fait parfois figure de symbole. Elles correspondent d’un point de vue économique à « […] la phase exceptionnelle de progrès et de croissance que connaît le secteur halieutique entre les années 1950 et 1970 » (Carré, 2004). En raison d’une série d’innovations techniques (motorisation, repérage, mécanisation de certaines opérations de pêche, conservation à bord, etc.), mais aussi parfois d’une désaffection pour un métier difficile, entretenue par l’essor du tourisme qui offre des emplois dans le secteur du bâtiment, cette phase de progrès et de croissance s’accompagne d’une baisse des effectifs de marins-pêcheurs. 

Dans ce contexte, à l’Île d’Yeu comme ailleurs, les courbes se croisent : 980 marins-pêcheurs et 196 navires débarquant 1 194 t en 1954 d’une part, 449 marins-pêcheurs et 196 navires (avec un pic à 210 en 1965) débarquant 1 524 t en 1978 d’autre part (Affaires Maritimes, 1981 ; Denis, 1987 ; Fournet, 1976). Même si ces chiffres sont à interpréter avec précaution car ils n’intègrent pas les débarquements réalisés en dehors de l’île ainsi que les ventes en dehors de la HAM, le résultat apparaît presque sans appel : presque deux fois moins de pêcheurs pour une augmentation de plus de 27% des débarquements. Cette phase marque la fin d’un siècle d’âge d’or des pêches à l’Île d’Yeu.

(2) – 1979-1989 : « Avis de gros temps »

Telle qu’envisagée, la construction européenne se traduit d’abord par le renforcement de la concurrence au sein d’un marché unique. Si en 1957 (Traité de Rome), les États-membres de la Communauté économique européenne (CEE) se sont entendus sur la création d’un marché commun intégrateur dès la fin des années 1950, les effets s’avèrent d’abord relativement limités pour la pêche française dans le golfe de Gascogne compte tenu du périmètre géographique de la CEE à cette époque. Au début des années 1970, l’inscription à l’Agenda communautaire d’une politique générale d’organisation des marchés débouche en 1977 sur la création d’une « mer communautaire » (Chaussade et Corlay, 1990), en théorie accessible aux flottilles de tous les pays-membres. Mais ce sont surtout les premiers élargissements à des puissances halieutiques européennes (Danemark, Irlande, Royaume-Uni en 1973, Grèce en 1981, Espagne, Portugal en 1986) qui rendent effectif le principe de libre-accès aux eaux communautaires (hors eaux territoriales, sauf droits historiques). Dans le même ordre d’idées, la CEE poursuit sa démarche d’intégration par la mise en place d’une politique commune de la pêche (PCP9) à partir de 1983. Celle-ci repose alors sur quatre axes : (a) la fixation annuelle des TAC (Totaux admissibles de captures) et quotas par espèce et par zone de pêche, (b) des mesures techniques portant notamment sur les engins, les tailles minimales de capture ou encore la puissance des navires, (c) le contrôle du développement de la flotte de pêche communautaire reposant sur le système d’attribution de licences, (d) des mesures de restrictions spatio-temporelles (box, cantonnement). 

Initialement fondée sur la conservation des ressources, cette PCP répond avant tout au besoin de mettre fin au développement relativement incontrôlé jusque-là de l’effort de pêche, avec des conséquences parfois désastreuses sur l’état des ressources halieutiques (Proutière-Maulion, 1994). C’est aussi durant cette phase et en vertu de l’extension des juridictions nationales en mer que, dans le but notamment de limiter les conflits entre métiers (par exemple, en 1978 sont signés les « accords Pellerin »), la réglementation se renforce et fait alors lentement basculer la pratique d’un principe selon lequel « on peut pêcher partout sauf là où c’est interdit » à celui selon lequel « on ne peut pêcher nulle part sauf là où c’est autorisé » (Trouillet, 2006). La PCP conduit alors les États-membres à réduire progressivement leur capacité de pêche par la mise en œuvre de Programmes d’orientation pluriannuels (POP 1 en 1983-1987 puis POP 2 en 1987-1991) organisant des « sorties de flotte » (alors cofinancées par le nouvel outil financier dédié aux pêches, à savoir l’Instrument financier d’Orientation des Pêches). L’objectif est de « […] favoriser l’adéquation entre le potentiel de capture et le volume des stocks halieutiques disponibles » (Durand et al., 1992). À l’inverse, les élargissements successifs du marché européen et le développement du libre-échange à l’échelle mondiale, sur fond de croissance démographique mondiale, ont pour conséquence de supporter une demande toujours plus élevée en protéines marines (Noël, 2011). Avec la forte inflation à la fin des années 1970 et au début des années 1980 en France, l’illusion des lendemains qui chantent entretient alors un modèle, encore largement productiviste, pourtant à bout de souffle. C’est la chronique annoncée d’une crise qui ne dit pas encore son nom et dont les piliers sont la désorganisation des marchés et la raréfaction des ressources sur fond de récession générale (Couliou et Pirou, 1995).

Durant cette phase, le nombre de navires hauturiers et de petite pêche continue de décroître à l’Île d’Yeu (respectivement de 38 à 31 et de 111 à 87 ; le nombre de navires de pêche côtière demeure stable quant à lui) alors que les effectifs de marins-pêcheurs islais se redressent très légèrement, passant de 449 à 494 (+6 %) (Affaires Maritimes, 1990 ; Chaussade, 1991 ; Denis, 1987). C’est à ce moment que les pêches islaises changent leur modèle « fondé au départ sur la pêche du thon germon, et depuis quelques années sur la polyvalence des métiers et l’utilisation d’engins sélectifs pêchant des espèces à haute valeur marchande […] » (Chaussade et Corlay, 1990). Dans le même temps, le handicap structurel des pêches à l’Île d’Yeu (la fragilité des activités en aval de la filière) semble être surmonté avec l’ouverture d’une « criée » en 1984 et les espoirs fondés dans le sauvetage par les islais eux-mêmes de la conserverie Saupiquet en 1980, alors transformée en société (la SPAY) détenue par les habitants (actionnariat local).

(3) – 1990-2004 : « Coups de tabac »

Au début des années 1990, les effets structurels de la PCP se font sentir, aussi bien en matière de droit à produire (TAC et quotas) que d’accès à la ressource (Permis de Mise en Exploitation accordé par les États). Si, dans le cadre du POP 1, il était question de « simplement » geler la puissance motrice (kW) globale des navires européens, le POP 2 fixe quant à lui des objectifs plus contraignants : un retrait de près de 100 000 kW de puissance motrice de la flotte de pêche française, soit la liquidation de 10 % des unités de pêche (Durand et al., 1992). En France, c’est le « plan Mellick » du nom du Ministre délégué chargé de la Mer. Les unités polyvalentes de moins de 12 m et de plus de 20 ans composent alors 85 % des retraits. La région Pays de la Loire enregistre quant à elle le plus fort taux de réduction de la puissance motrice à l’échelle nationale (ibid.). À un contexte de crise généralisée des pêches en France en 1993-1994, s’ajoutent à l’Île d’Yeu une succession de « coups de tabac » dont deux marquent plus particulièrement les esprits. D’une part se déroule la « guerre du thon » : un conflit entre 1991 et 1995 opposent une technique de pêche contre une autre et des flottilles contre d’autres (des ligneurs espagnols contre des fileyeurs français), avec comme point d’orgue l’abordage puis la capture par les Espagnols du thonier islais La Gabrielle le 12 juillet 1994 et les grèves qui s’ensuivent. D’autre part, et en guise de dénouement, le 8 juin 1998, l’Union européenne (UE) interdit le « filet maillant-dérivant » (avec dérogation jusqu’au 1er janvier 2002), technique alors utilisée par une vingtaine de navires à l’Île d’Yeu dont l’activité est structurante pour l’économie de l’île. Chacun de ces coups de tabac fait chanceler à sa manière les pêches islaises. 

Durant ces 14 années, le nombre de marins-pêcheurs diminue de moitié (de 494 à 246) comme la flottille de pêche au large (de 31 à 16), les côtiers se stabilisent et la petite pêche s’effondre littéralement avec une chute de 83 % (de 87 à 18 navires) (Affaires Maritimes, 1995, 1998 ; 2000, 2004 ; Chaussade, 1991). Au terme d’une douzaine d’années, l’aventure de la SPAY prend fin en 1993, tournant la page d’une île ouvrière.

(4) – 2004-2017 : « Le chant du cygne ? »

Au début des années 2000, le secteur des pêches islaises prend de plein fouet la restructuration de la gestion des pêches au sein de l’UE. La conjonction des plans de sortie de flotte successifs et la nouvelle clé de répartition des TAC en quotas entre États-membres fondée sur les antériorités de captures des pays-membres, espèce par espèce, aboutissent à « enfermer dedans » les marins-pêcheurs islais. Ils deviennent alors tributaires, collectivement, de quelques espèces pour lesquelles ils ont obtenu des quotas sur la base d’antériorités calculées sur trois années seulement (2001, 2002 et 2003), qui conditionnent l’exercice futur. La conséquence est double. D’une part, le champ de manœuvre des entreprises de pêche islaises est restreint à l’exploitation de quelques espèces dans un contexte général de mauvais état des ressources halieutiques (ex : merlu, sole). D’autre part, ce système rend la pêche islaise plus sensible au cours du marché à la « criée » de l’Île d’Yeu ou, d’un autre point de vue, risque de détourner une partie des débarquements sur d’autres HAM si le niveau des cours n’est pas maintenu au niveau souhaité. Le risque d’un cercle vicieux s’installe. À cette situation tendue, s’ajoute le fait que la capacité d’adaptation prêtée aux islais, est à nouveau mise à l’épreuve par l’interdiction de la pêche du requin-taupe (espèce hors quota) par l’UE en 2010. La demi-douzaine de navires hauturiers pratiquant cette pêche à l’Île d’Yeu est alors la seule flottille de toute l’UE à exploiter cette espèce amalgamée aux requins. À nouveau c’est donc la flottille de pêche au large, locomotive « historique » des pêches islaises, qui se trouve dans l’œil du cyclone. 

De 2004 à 2015, les effectifs de marins-pêcheurs islais diminuent de 246 à 95, les unités de pêches de 50 à 33 navires (DDTM85, 2013, 2015 ; Ifremer, 2015, 2017 ; Tesson, 2013). Faute d’apports suffisants (les chiffres annuels de la HAM demeurent sous les 1 000 t depuis les années 2010 pour différentes raisons : réduction des flottilles, vente hors criée ou dans d’autres criées, etc.), la HAM est transformée en un point de débarquement et de stockage, avec acheminement du poisson frais aux Sables-d’Olonne.

Des enjeux révélés par la cartographie des territoires de pêche islaise

Le « système halieutique » islais produit un « espace halieutique » articulant : espace de production (l’avant-pays maritime), pôle structurant et hinterland (l’arrière-pays terrestre) (Corlay, 1993). À l’Île d’Yeu, son centre de gravité est devenu au fil du temps Port-Joinville et, de part et d’autre, l’avant et l’arrière-pays ont également enregistré des transformations que la carte semble pouvoir restituer. Le choix est fait ici de porter plus particulièrement l’analyse cartographique sur l’amont, à savoir l’espace de capture. 

Des territoires en mer

Les activités de pêche pratiquées par les marins-pêcheurs islais créent donc, comme toute activité humaine à terre comme en mer, de l’espace géographique. Celui-ci correspond à un assemblage multi-dimensionnel d’empreintes socio-spatiales produites par les pêcheurs, comme par exemple celles d’un navire de la flottille « pêche côtière » ciblant la sole au filet dans un périmètre de 20 milles dans les parages de l’Île d’Yeu, « activant » différents espaces-temps selon les saisons, et ce depuis plusieurs dizaines d’années. Cet assemblage d’empreintes est réordonné symboliquement dans l’imaginaire collectif islais, en fonction des flottilles (e.g. pêche au large) et des métiers pratiqués (e.g. « ligne au germon ») Il est donc sacralisé, d’une certaine manière, pour former un « archipel territorial », à savoir une myriade d’îlots (territoires de pêches) vécus, « habités » et pratiqués par les marins-pêcheurs islais de façon aléatoire qui, en fonction de facteurs structurels et conjoncturels10, s’étend, se contracte, se réordonne. En ce sens, cet « archipel territorial » enregistre les oscillations du système-pêche dans son ensemble. Cet archipel résulte notamment d’une spécialisation relativement ancienne des islais dans les arts dormants, avec des techniques « douces » et sélectives ciblant des espèces dites nobles (Chaussade, 1991 ; Denis, 1987 ; Fournet, 1976). Cette spécialisation dans l’art de piéger a eu sans doute deux déterminants principaux : (a) un milieu naturel marin autour de l’île présentant une mosaïque d’habitats supports à une richesse ichtyologique ; (b) un héritage socio-culturel halieutique ancien (probablement multiséculaire) ayant influencé les pratiques de pêche actuelles. De ces deux principaux déterminants découlent la création d’un faisceau de métiers pratiqués par les islais, faisant de l’Île d’Yeu une particularité au sein du monde halieutique français.

Dans le cadre d’un travail de thèse11, un protocole méthodologique exploratoire a été deployé suivant trois étapes, reposant dans les champs des approches qualitatives, sur l’articulation de trois méthodes d’investigation, dans le but de reconstituer cartographiquement cette marqueterie de territoires de pêche de la flotte islaise du 17e siècle à aujourd’hui (fig. 2). Dans un premier temps, chacune des trois méthodes a permis de récolter un jeu de données propres (ex : entretiens cartographiques « longs » auprès d’une vingtaine de marins-pêcheurs islais = jeu de données A). Dans un deuxième temps, ceux-ci ont été traités pour chaque flottille, par métier pratiqué. Au cours de cette analyse, une stratégie de « triangulation » entre les trois jeux de données (ex : entretiens cartographiques = jeu A vs analyses de monographies de l’école des pêches de l’Île d’Yeu = jeu C) a été adoptée afin de confirmer et/ou d’infirmer la représentativité des espaces-temps de pêche islais12. Il s’agit donc d’éprouver leur cohérence et robustesse d’un point de vue géo-historique, notamment au regard des marins-pêcheurs. Dans un troisième temps, les territoires de pêches ont été reconstitués cartographiquement, en s’appuyant sur les principaux éléments du milieu biophysique du golfe de Gascogne servant alors de repères marins pour les pêcheurs islais.

Figure 2 - Protocole méthodologique exploratoire

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Ici, seules les données concernant la période des années 2000 à aujourd’hui sont mobilisées. Ainsi, pour chaque métier pratiqué, l’ensemble des territoires de pêche d’une flottille, agrégés et travaillés mois par mois, sont représentés. Chaque polygone correspondant à un territoire de pêche pratiqué sur un mois, avec la possibilité pour le même mois d’avoir la représentation de plusieurs polygones en fonction de l’intensité de pratique (ex : trois polygones travaillés pour le mois de janvier en moyenne depuis 2000 voire plus). Inversement, un polygone (territoire) peut correspondre à plusieurs mois de travail pour une même ou plusieurs années. Au final, la cartographie présentée est donc celle des territoires de pêche « moyens » de ces deux dernières décennies, au moins, fruits de la trajectoire suivie par cette « île à pêcheurs ».

Les flottilles hauturières

Historiquement « clé de voûte » (Chaussade, 1991) et « force motrice » (Affaires Maritimes, 2004) du système halieutique islais, la flottille hauturière est actuellement composée de dix ponts-couverts de fileyeurs-palangriers (équipage de six marins pêcheurs), pratiquant majoritairement plus de trois arts dormants et ciblant des espèces nobles : le « filet à merlu », le « filet à sole » et le « filet à lotte »13. S’ajoutent à ces derniers, les métiers du « thon rouge à la ligne » (Thunnus thynnus) et du « germon à la ligne » (Thunnus alalunga), pratiqués par deux à trois navires. L’ensemble crée un « archipel territorial » s’étendant désormais dans la zone « en dedans » du golfe de Gascogne, dont la limite sud est le cap Finisterre sur la côte galicienne (42°52’45’’N- 9°16’22’’O).

Cette carte (fig. 3) représente « l’archipel territorial » des entreprises de pêches hauturières des années 2000 jusqu’à aujourd’hui ; chaque îlot ou territoire de pêche résultant du métier pratiqué. C’est ainsi que les territoires de pêche des fileyeurs hauturiers ciblant le merlu (Merluccius merluccius), espèce phare des marins-pêcheurs islais depuis les années 1970 (Denis, 1987 ; Fournet, 1976), n’ont pas les mêmes dynamiques que ceux des fileyeurs hauturiers ciblant la baudroie.

Figure 3 - « Archipel territorial » de la flottille hauturière

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Ci-dessous illustrée avec l’exemple du métier « filet à merlu », la complexité de ses principaux déterminants vient affecter la localisation et distribution spatio-temporelle de la flottille hauturière à différentes échelles (Chaussade, 1991 ; Denis, 1987. ; Fournet, 1976) :

  • à une échelle macro, la marge continentale du golfe de Gascogne présente une dissymétrie nord-sud de sa superficie (étalement au nord vs rétrécissement au sud). Celle-ci conditionne la diversité des biotopes marins présents suivant un gradient granulométrique allant de vases fines à des roches métamorphiques (diversité au nord vs uniformité au sud). La limite de cette dissymétrie nord-sud se situe au parallèle 46°20 par le plateau de Rochebonne, le plus méridional des témoins hercyniens composé de granite et de schiste. Le merlu européen appartient au stock « Nord européen » (zone CIEM VII) qui s’étend jusqu’aux eaux du golfe de Gascogne et de la mer Celtique (stock évalué en « bon état »). L’aire de pêche (distribution intra-annuelle) générale de la flottille islaise se répartit ainsi sur la quasi-totalité de la marge continentale du golfe de Gascogne du nord (47°N-7°O, au niveau de la pointe de Penmarch) au sud (44-45°N-2°O, le Fer à cheval au large du Cap Ferret) et de la côte jusqu’à des fonds d’une profondeur de moins de 130 m. Aujourd’hui, 70 à 80% de la flottille ciblent le merlu de mars-avril à octobre-novembre, c’est-à-dire cinq à six ponts-couverts (datant des années 1980) constitués chacun d’un équipage de six marins-pêcheurs ;
  • à une échelle méso, l’isobathe des 80 m marque une rupture entre les marges continentales interne et externe. Sur la marge interne, il y a prolongement du massif Armoricain donc abondance de substrats rocheux et une diversité paysagère importante au nord. La situation est inverse sur la marge externe, marquée par une prépondérance de substrats meubles jusqu’au talus et ses canyons. Poisson démersal, le merlu se concentre l’hiver sur des fonds de 50 à 120 m, à la limite des eaux méridionales de températures élevées et de salinité moindre ; la situation s’inverse lors de la migration de dispersion estivale. Les années de sécheresse, le merlu se rapproche des côtes. Ses nourriceries se localisent sur les vasières (ex : Grande et Petite Vasières du golfe), les juvéniles y demeurant durant leurs trois premières années pour se disperser en petits bancs sur l’ensemble du plateau continental du golfe. De cinq à sept ans, le merlu fraie de janvier à mai sur les accores nord du talus continental, mais aussi le long des côtes. Les bancs de pêche (secteurs saisonniers) sont donc diversement « activés » suivant la migration saisonnière du merlu : plateaux rocheux de Penmarch (en mars par exemple), de Belle-Île (au printemps), des Chardonnières, de l’Île d’Yeu (en hiver), de Rochebonne, etc. Les unités de pêche sont armées aux filets maillants (ou filets droits), constitués d’une seule nappe rectangulaire déployée verticalement dans l’eau et formant alors un rideau calé aux accores des fonds. Le maillage sélectionne les plus gros individus (≥ 27 cm / mailles ≥ 60 mm) et piège le merlu en le retenant généralement par différents appendices (nageoires, ouïes)  ;
  • à une échelle micro, on note la présence des plateaux rocheux de Guérande (250 km2), des Bœufs (900 km2) et de Rochebonne (300 km2), auxquels s’associent de petits bancs rocheux, à savoir des « banches », des platiers ou platins. Dans les parages de l’Île d’Yeu, dans la frange des profondeurs inférieures à 50 m, sur 1 600 km², plus du tiers des surfaces correspondent à des substrats rocheux. Le merlu est donc un « poisson d’accores » erratique et ubiquiste vivant près du fond le jour, et remontant la nuit pour chasser, affectionnant les eaux froides et salées. Chasseur de nuit très vorace, le merlu se nourrit surtout de petits pélagiques, mais également de crustacés et de mollusques. Les « coins de pêche » correspondent ainsi aux accores entre fonds rocheux (limite de la roche) et fonds sableux ou « fonds secs » (frange entre roche et stable), avec la présence stratégique de petites roches afin d’éviter les « coups de chaluts » des autres flottes de pêche. Chaque équipage travaille ainsi de 150 à 200 nappes de filets d’une longueur réglementaire de 42 m représentant 8 à 10 kilomètres de toile tendue au total. Ces nappes sont bordées de 7 filets et mises à l’eau par 50 à 130 m maximum de fond (limite technique du filet droit), calées en fin de journée sur des marées durant en moyenne 6 à 8 jours pour ne s’interrompre qu’en cas de gros temps ou de courants marins trop puissants (≥ 80 de coefficient de marée).

En outre, depuis les interdictions successives de la « pêche de la taupe » (2010), puis du filet maillant-dérivant (2002), les possibilités de diversification des hauturiers sont pour le moment quasi-inexistantes malgré la pratique du « filet à lotte » depuis les années 1990. Ces pêches saisonnières au large permettaient à l’époque de « faire souffler » des espèces, telles que le merlu et la sole, fortement ciblées tout au long de l’année par l’ensemble des flottilles françaises et espagnoles (Chaussade, 1991 ; Denis, 1987). La flottille hauturière est donc aujourd’hui d’autant plus dépendante de cet « archipel territorial », qu’elle se trouve cantonnée spatialement à une bande côtière soumise à une intensification et densification des activités humaines.

Les flottilles côtière et de petite pêche

Parallèlement, les navires côtiers et de petite pêche sont aujourd’hui composés de 22 unités (respectivement 9 et 13), aux profils hétéroclites (e.g. pinasses vendéennes). Ils pratiquent majoritairement six métiers dormants ciblant des espèces nobles : le « filet à merlu », le « filet à sole », le « filet à lotte », le « filet à rouget », le « casier à homard » et le « casier à bouquet » (crevette). Quatre d’entre eux sont présentés ici.

La figure 4 illustre « l’archipel territorial » des entreprises de pêche côtière et de petite pêche, des années 2000 jusqu’à aujourd’hui. Là encore, la pratique de chaque métier est déterminée à la fois par des facteurs naturels et socio-culturels. Par exemple, le métier de la « palangre à bar » (ou « loubine »), qui a pris son essor depuis le début des années 1980, se pratique sur des fonds rocheux où cette espèce erratique et ubiquiste y chasse dans des zones de forts courants, avec des lignes gréées d’hameçons (fixées au fond et signalées par deux flotteurs), dans des conditions de coefficient de marée entre 45 et 75 aux « eaux souillées » (Denis, 1987).

Figure 4 - Archipel territorial des flottilles « côtière » et « petite pêche » 

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Ayant un rayon d’action limité (20 milles maximum), ces flottilles de côtiers et de « petits métiers » travaillent autour de l’île avec une polyvalence saisonnière et opportuniste tout au long de l’année (Chaussade, 1991 ; Denis, 1987). Elles s’avèrent ainsi toutes aussi dépendantes à cet « archipel territorial » en raison de leurs limites techniques et réglementaires de déploiement dans le golfe de Gascogne.

Au regard de la trajectoire récente des pêches islaises, ayant produit un riche héritage social et culturel halieutique, l’état dans lequel se trouve les flottilles islaises aujourd’hui comme les contraintes qu’elles ont subies et auxquelles elles se sont adaptées bon an mal an, ont conduit à recentrer l’« archipel territorial » autour de l’île et dans la bande côtière, c’est-à-dire à le contracter au regard de ce qu’il a pu être par le passé. En effet, la lente érosion des effectifs (marins-pêcheurs et unités de pêche), couplé à l’arrêt de la vocation du « grand large » au cours des années 2000, a eu pour conséquence directe une diminution de son emprise spatiale et temporelle, aussi bien en superficie qu’en intensité de pratique (nombre d’heures de travail ou de marées). L’expérience vécue par les professionnels quotidiennement, « poussés à pêcher dans la bande côtière », concentre leur emprise spatiale et temporelle depuis la fin des années 1990. Cet « enfermement dehors » en quelque sorte résulte d’une histoire notamment marquée par l’« aventure germonière » entreprise par les marins-pêcheurs islais à partir du 16e siècle, puis de façon plus soutenue au 19e siècle avec le « virage industrialiste » pris par les sociétés européennes à cette même époque. Au-delà du cas spécifique de Yeu, la cartographie des territoires de pêche semble apte à restituer l’extrême complexité d’une activité humaine et sociale encore peu ou mal comprise, et à rendre visible des « invisibles » (les marins-pêcheurs) et un « monde du silence » (leurs territoires), prenant le contrepied d’une « mare nullius ».

Conclusion

Les craintes émises par J. Chaussade (1991) étaient donc fondées. L’affaiblissement et la déstructuration qu’ont connues les pêches islaises depuis 25 ans s’inscrivent bien, au-delà de quelques soubresauts et finalement vaines tentatives d’adaptations et de réajustements successifs, dans des tendances lourdes qui n’ont pas cessé de s’affirmer. Le tableau n’est cependant pas si sombre qu’il n’y paraît. D’abord, ces tendances ne sont pas propres à l’Île d’Yeu et, malgré son handicap insulaire, si les pêches y ont été certes fortement réduites, elles s’y sont malgré tout maintenues, et elles ont pris le virage dès les années 1980 de la polyvalence, de la sélectivité et, souvent, de la proximité, gages de produits de qualité et donc à forte valeur marchande. Même drastiquement réduites, les pêches ont ainsi toutes les chances d’y subsister dans l’avenir. Ensuite, si la pêche n’est plus, loin s’en faut, l’activité dominante, elle demeure toujours une composante économique et sociale (donc politique) avec laquelle il faut compter. Elle a d’ailleurs trouvé sa place, semble t-il, dans le projet d’« île en transition » (i.e. « Yeu 2030 »). En s’inspirant du modèle de l’île de Samsø (Danemark), dans laquelle une délégation ogienne s’est rendue il y a quelques années, la municipalité de l’Île d’Yeu a bâti un projet de développement territorial fondé sur (a) les mobilités douces, (b) le numérique (un câble sous-marin de fibre optique a été posé en 2015) et (c) les énergies renouvelables. Le projet de parc éolien offshore dit des « deux îles » sur le plateau des Bœufs s’inscrit dans cette logique, même si l’origine est extérieure à l’île, l’île ayant été retenu comme l’une des deux bases de première maintenance. Ces 3 points sont envisagés comme vecteurs de transition vers un « tourisme de qualité » (qui ne dit pas toujours son nom) et des activités primaires (notamment la pêche) inscrites dans des circuits courts (exemple des « paniers de la mer »). De ce point de vue, le recentrage des territoires de pêche sur des espaces de proximité, autour de l’île peut constituer aujourd’hui un atout, à condition que les dispositions du partage de l’espace maritime, à savoir la mise en œuvre de la planification spatiale maritime, soient équitables.

L’enjeu pour les années à venir est sans doute d’arriver à redéfinir une place pour la pêche à l’Île d’Yeu, une place qui traduise un certain équilibre en matière de développement, lui permettant de demeurer une activité complémentaire certes, mais surtout une activité bel et bien vivante. Mais l’enjeu est aussi de demeurer attentif à ce que la pêche conserve une place en mer aux côtés d’autres usages qui se développent fortement en mer côtière et plus encore, une place qui lui permette de continuer à s’adapter, condition sine qua non de son existence.

1    Cette expression revient à F. Carré (1990).

2 Il ajoutait aussi : « On doit admettre cependant qu’elle représente un cas-limite qui prêterait à discussion ».

3 Par exemple : 24 marins-pêcheurs et 14 navires à Houat (274 hab. en 2008) ou encore 20 marins-pêcheurs et 13 navires à Batz (482 hab. en 2014) (

4 La classification utilisée en France fait référence aux catégories suivantes : « petite pêche » (PP) pour des navires effectuant des marées d’une

5 À l’échelle nationale, on comptait, en 2012,  10 409 marins-pêcheurs et 4 567 navires (6e flotte de l’Union européenne) contre 34 609

6 Dicentrarchus labrax.

7 Lophius piscatorius. La baudroie est également communément appelée « lotte ».

8 Solea solea.

9 Afin de réguler la compétition pour l’exploitation de la ressource halieutique, l’adoption successive du nouveau Droit de la Mer lors de la

10 Ces facteurs sont multiples : politique (quotas disponibles pour l’espèce ciblée), économique (prix du marché pour l’espèce ciblée), social (

11 La thèse de Y. Leroy, en géographie sociale et politique, porte sur la représentation cartographique du concept de « couche manquante » dans le

12 La « triangulation » est une stratégie de traitement de données préalablement récoltées dans le cadre d’un protocole de recherche scientifique

13 Les arts dormants sont composés de techniques de captures utilisant des engins « passifs » qui ne sont pas déplacés, ou très peu, d’où son

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Notes

1    Cette expression revient à F. Carré (1990).

2 Il ajoutait aussi : « On doit admettre cependant qu’elle représente un cas-limite qui prêterait à discussion ».

3 Par exemple : 24 marins-pêcheurs et 14 navires à Houat (274 hab. en 2008) ou encore 20 marins-pêcheurs et 13 navires à Batz (482 hab. en 2014) (Tesson, 2013), environ 394 marins-pêcheurs et 70 navires aux Sables-d’Olonne (14 376 hab. en 2014), et environ 307 marins-pêcheurs et 52 navires à Saint-Gilles-Croix-de-Vie (7 530 hab. en 2014) (DDTM85, 2013).

4 La classification utilisée en France fait référence aux catégories suivantes : « petite pêche » (PP) pour des navires effectuant des marées d’une durée inférieure ou égale à 24 h, « pêche côtière » (PC) pour des navires effectuant des marées d’une durée comprise entre 24 et 96 h, « pêche au large » (PL) pour des navires effectuant des marées d’une durée supérieure à 96 heures (4 jours), « grande pêche » pour des navires jauge brute du navire supérieure ou égale à 150 tonneaux et/ou des marées d’une durée supérieure à 20 jours. Il n’existe pas de navire de « grande pêche » immatriculé à l’Île d’Yeu.

5 À l’échelle nationale, on comptait, en 2012,  10 409 marins-pêcheurs et 4 567 navires (6e flotte de l’Union européenne) contre 34 609 marins-pêcheurs et 14 163 navires en 1972 (Affaires Maritimes, 1981; IFREMER, 2015). Soit une baisse de 70% en presque 50 ans.

6 Dicentrarchus labrax.

7 Lophius piscatorius. La baudroie est également communément appelée « lotte ».

8 Solea solea.

9 Afin de réguler la compétition pour l’exploitation de la ressource halieutique, l’adoption successive du nouveau Droit de la Mer lors de la Convention de Montego Bay en 1982 et de la Politique Commune de la Pêche (PCP) le 25 janvier 1983 par la CEE achèvent l’intégration et la communautarisation halieutique (Noël, 2011). Pour simplifier, la PCP est l’adaptation de la Politique Agricole Commune (PAC) au secteur halieutique. Elle concerne aujourd’hui 23 des 28 États-membres.

10 Ces facteurs sont multiples : politique (quotas disponibles pour l’espèce ciblée), économique (prix du marché pour l’espèce ciblée), social (rapports-échanges-transmissions entre pêcheurs concernant l’espèce ciblée), météorologique (conditions météorologiques marines), biophysique (écologie de l’espèce ciblée et biotope), psychologique (affects mobilisés). De cet ensemble découle la mise en œuvre d’une stratégie de pêche.

11 La thèse de Y. Leroy, en géographie sociale et politique, porte sur la représentation cartographique du concept de « couche manquante » dans le cadre du déploiement généralisée de la Planification Spatiale Marine (PSM) comme dispositif néolibéral visant à « manager » les usages et les écosystèmes marins selon une norme civilisationnelle de performativité (ou utilité performante). La « couche manquante » renvoie à ce qui est usuellement rendu invisible par la PSM et ses géo-technologies : le paysage social et politique marin, ses espaces-temps et territoires de pratiques, leurs affects et déterminants biophysiques et culturels. Dans le souci de faire de la mer, non plus un vide (mare nullius), une inconnue inhabitée par l’homme (mare incognita), mais un monde vivant, « habité » d’êtres humains et non-humains (Steinberg, 2001).

12 La « triangulation » est une stratégie de traitement de données préalablement récoltées dans le cadre d’un protocole de recherche scientifique, qui permet de « désamorcer » les différents biais de représentativité inhérents à une démarche qualitative.

13 Les arts dormants sont composés de techniques de captures utilisant des engins « passifs » qui ne sont pas déplacés, ou très peu, d’où son qualificatif d’art de pêcher « dormant ». C’est en effet le déplacement « naturel » des poissons et crustacés qui les conduisent à se faire « prendre ». Il ne s’agit donc pas de les « chasser », mais bien de leur tendre un piège.

Illustrations

Figure 1 - Évolution des flottilles islaises

Figure 1 - Évolution des flottilles islaises

Figure 2 - Protocole méthodologique exploratoire

Figure 2 - Protocole méthodologique exploratoire

Figure 3 - « Archipel territorial » de la flottille hauturière

Figure 3 - « Archipel territorial » de la flottille hauturière

Figure 4 - Archipel territorial des flottilles « côtière » et « petite pêche » 

Figure 4 - Archipel territorial des flottilles « côtière » et « petite pêche » 

Citer cet article

Référence électronique

Yannick Leroy et Brice Trouillet, « Les pêches à l’Île d’Yeu : évolutions et enjeux », Cahiers Nantais [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 16 février 2021, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://cahiers-nantais.fr/index.php?id=1083

Auteurs

Yannick Leroy

Géographe, Université de Nantes, Géolittomer LETG UMR 6554 CNRS

Brice Trouillet

Géographe, Université de Nantes, Géolittomer LETG UMR 6554 CNRS

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