La parole habitante au sein d’une résidence fermée : le Newton à Carquefou

Résumé

L’objectif de cet article est d’appréhender les représentations des résidants des complexes résidentiels fermés, en privilégiant la parole habitante au sein d’une résidence fermée construite par le groupe Monné Decroix à Carquefou, dans la banlieue nord de Nantes (France). La réalisation d’entretiens longs a pour objectif de susciter la parole de l’habitant, en nous renseignant sur son vécu, ses pratiques et ses représentations de l’espace résidentiel. Cette analyse discursive permet de faire émerger trois groupes de représentations. Un premier permet de décrire de façon positive la résidence, en lui attribuant certaines caractéristiques d’ambiance ou physiques : calme, tranquillité, ambiance champêtre. Le parc et la piscine participent largement au sentiment de qualité de la résidence, au plaisir d’habiter. Un deuxième groupe de représentations décrit tout aussi positivement la résidence, celle-ci participant au double processus de valorisation et de réassurance de l’habitant. L’image du village-vacances, le sentiment de pouvoir accéder à quelque chose à laquelle on n’avait jamais pu imaginer (le parc, la piscine, etc.) et le regard extérieur renvoient aux résidants une image valorisante d’eux-mêmes. Enfin, dans un troisième groupe de représentations, le regard porté sur la résidence est beaucoup plus négatif. Ainsi, la plupart des interviewés portent un regard critique sur la fermeture. L’abondance de l’artillerie sécuritaire dérange, en termes notamment de pratique et d’utilisation quotidienne. D’autre part, le manque d’ambiance, la faiblesse des relations sociales sont déplorés. Seule la présence du gardien apparait comme un atout.

Index

Mots-clés

résidence fermée, habitants, discours, Nantes, France

Plan

Texte

Des résidences fermées et surveillées se développent de manière standardisée sur l’ensemble du territoire français comme dans bien d’autres contextes géographiques (Billard, Chevalier, Madoré, 2005 ; Glasze, Webster, Frantz, 2006). Avec l’élargissement de ce mode d’habiter à la large classe moyenne et même aux couches populaires, comme en témoigne l’importance de la sécurité et des dispositifs de contrôle d’accès dans les opérations de résidentialisation, la seule figure du ghetto doré est aujourd’hui dépassée, d’où une série d’interrogations portant sur les déterminants du phénomène et ses significations tant socio-spatiale que politique.

Certes, la clôture de la propriété est consubstantielle à l’habitat pavillonnaire en France. Ainsi, l’enclosure, c’est-à-dire le fait de clore sa propriété en la bornant par divers matériaux (plantations, grillage ou grille, mur), témoigne du caractère fondamental du droit de propriété. La seule véritable exception à cette règle de l’enclosure est l’habitat collectif discontinu issu de la logique fonctionnaliste de la seconde moitié du XXe siècle et le « village » pavillonnaire parfois dit « à l’américaine », parce que sans fermeture sur le jardin de devant. En revanche, ce qui semble bien nouveau dans l’hexagone, c’est le développement standardisé depuis les années quatre-vingt-dix d’une nouvelle territorialité de l’habiter, majoritairement dans l’habitat collectif, qui se décline sur le mode de la fermeture (Madoré, 2005). Ce phénomène ne serait-il pas l’un des témoins de l’émergence d’une nouvelle « manière d’être » (Heidegger, 1927) ou d’habiter ?

Notre réflexion se situe dans le prolongement des travaux qui ont interrogé la privatisation, la sécurisation et l’enclosure des espaces résidentiels dans différents contextes urbains. Ces recherches ont trouvé leur expression collective à travers la mise en place, à la fin de la décennie quatre-vingt-dix, d’un réseau de recherche internationale sur les gated communities1 par G. Glasze, de l’Institut de géographie de Mayence (Allemagne). Dans la lignée des travaux conduits au sein de ce réseau, notre analyse explore la demande sociale qui permet de mieux comprendre les raisons du succès des résidences fermées en France, en mettant l’accent sur l’observation des représentations et des rapports à l’espace des habitants de la résidence le Newton à Carquefou, commune de la banlieue nord de Nantes comptant 15 377 habitants en 1999. Ce complexe immobilier fermé avec contrôle des accès a été réalisé, vendu et est désormais géré par le groupe immobilier toulousain Monné Decroix. La méthodologie privilégie une approche qualitative, par le recueil de la parole habitante à partir de la technique de l’entretien.

1. La fermeture résidentielle et les mutations socio-urbaines contemporaines

À l’échelle de la planète, les ensembles résidentiels fermés se déploient selon une logique ubiquiste, même si l’intensité du phénomène est très variable d’un continent ou d’un pays à l’autre, voire même à l’échelle d’une nation ou d’une agglomération. Par ailleurs, au-delà d’une dynamique commune, les facteurs de différenciation sont nombreux, tant au niveau des formes développées que du point de vue des forces qui sous-tendent cet essor. Celles-ci oscillent, selon les contextes géographiques, entre recherche de sécurité, de tranquillité, d’entre soi, de distinction, de nature, de préservation de la valeur du capital immobilier. Autant de motivations variées qui, au demeurant, ne sont guère spécifiques aux résidants d’ensembles résidentiels fermés ou sécurisés.

Dans les études sur les résidences closes et surveillées, la référence principale est la gated community étatsunienne, bien connu depuis les travaux de E.J. Blakely et M.G. Snyder (1997). Cette figure est érigée en modèle, non au sens d’un idéal à reproduire mais plutôt comme un stéréotype ou un référentiel de la fermeture résidentielle. Les gated communities nord-américaines sont régies par diverses règles contractuelles privées de gouvernance, qui organisent un certain vivre ensemble relativement sélectif et restrictif (Le Goix, 2001 ; Billard, Chevalier, Madoré, 2005). Ce phénomène relèverait ainsi d’un « sentiment de pouvoir vivre entre personnes de même qualité, partageant un ensemble de goûts communs » (Chevalier, Carballo, 2004). Le désir d’entre-soi devient dès lors un des moteurs majeurs de la fermeture résidentielle, en établissant une distinction entre l’extérieur et l’intérieur. C’est donc sur le principe des clubs privés que se conçoivent ces gated communities, les conditions d’adhésion ou le règlement intérieur présentant une fermeture symbolique tout aussi forte que la fermeture physique de l’espace résidentiel.

Les conséquences de cette enclosure sont politiques et fiscales. En effet, « les espaces résidentiels fermés apparaissent non seulement comme une manifestation d’une ségrégation volontaire mais aussi comme éléments d’une fragmentation de l’organisation économique et politique des territoires » (Glasze, 2004). Les gated communities étatsuniennes possèdent des organismes de gestion privée qui peuvent se substituer, au moins partiellement, à l’autorité publique. Certains auteurs s’inquiètent d’ailleurs de la transgression des principes démocratiques de base que représentent les modes d’organisation privée de ces complexes. E. McKenzie (1994) s’interroge, par exemple, sur la violation du principe d’égalité, car l’adage « un homme, une voix » est remplacé par « un dollar, une voix ». Les locataires sont, de fait, exclus des processus de décisions de leur propre lieu de vie. En 1991, R. Reich (1997) formulait l’hypothèse de la sécession, en montrant comment la multiplication des « gouvernements privés », fondée sur un désir d’entre soi et de regroupement affinitaire, était le signe d’une rupture du contrat collectif.

Cette hypothèse de l’entre soi a souvent été mise en relation avec les peurs et les incertitudes que génère la société contemporaine. Les regroupements affinitaires, sélectifs, seraient alors une forme de gestion du risque (Ascher, Godard, 1999 ; Beck, 2001 ; Madoré, 2004), en favorisant « l’épanouissement du sentiment d’appartenance à un ensemble social cohérent » (Chevalier, Carballo, 2004). Ces processus à l’œuvre et ces hypothèses sur la demande sociale ont notamment été confirmés par une étude de S. Low (2003), qui a montré, à l’aide de cinquante entretiens, l’importance de la dimension sécuritaire au sein des communautés fermées nord-américaines. Mais pouvons-nous tirer les mêmes conclusions dans d’autres contextes ? En France, en particulier, quelles sont les dynamiques qui agissent sur le développement des résidences fermées et surveillées ? Certes, des tentatives de sécession ou de désolidarisation sociopolitique existent, mais les logiques de clubs n’ont pas nécessairement besoin de murs, tant elles peuvent trouver d’autres moyens de s’exprimer, à travers notamment la finesse du maillage communal (Jaillet, 1999 ; Charmes, 2005).

L’approfondissement des connaissances portant sur les ensembles résidentiels fermés en France passe donc par l’appréhension de la demande sociale. Il est symptomatique de constater que les résidants des complexes fermés ou sécurisés ont, jusqu’à une date récente, été peu questionnés, que ce soit dans l’hexagone ou dans d’autres contextes géographiques, bien que cette situation évolue, comme en témoigne un certain nombre de communications présentées au quatrième colloque du réseau de recherche internationale sur les gated communities organisé à Paris en juin 2007. Quelles sont les raisons de leur installation dans de tels complexes ? Quelle représentation s’en font-ils ? Ces modes d’habitat sont-ils susceptibles d’influer sur leur pratique de l’espace ? Les travaux dirigés par G. Capron (2006), en privilégiant une approche fondée sur les pratiques et les représentations, ont commencé à apporter des éléments de réponse pour l’Amérique latine. En France, les observations et les entretiens réalisés par É. Charmes (2005) sur des ensembles résidentiels du périurbain montrent, entre autres, que la volonté de limiter les nuisances liées au trafic automobile et aux incivilités commises par les adolescents apparaissent comme de puissants ferments de la fermeture ou du moins de contrôle de l’espace résidentiel.

2. Présentation de la résidence le Newton

Le Newton fait partie d’une double opération du groupe Monné Decroix, avec la résidence voisine le Champollion. Elles ont été réalisées au début des années 2000 au sein de la Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) de la Fleuriaye à Carquefou, au nord de l’agglomération nantaise.

Le groupe immobilier Monné Decroix est créé en 1979 par deux toulousains, Robert Monné et Jean-Claude Decroix. Leur activité principale est l’investissement immobilier défiscalisé. Afin de séduire une clientèle d’investisseurs, en 1991, ils développent leur propre concept : les résidences Monné Decroix. Il s’agit d’un complexe résidentiel fermé et sécurisé composé de petits collectifs avec un parc paysager, une piscine et un système de gardiennage. Ce concept apparaît innovant et le groupe le teste sur Toulouse et son agglomération. Les quatre mots clés en termes de marketing sont : Qualité, Bien-Être, Tranquillité et Maîtrise des charges. La qualité, bien entendu, rassure sur le bien acheté. Le bien-être renvoie au traitement paysager et à la présence de la piscine. La tranquillité est une forme d’euphémisation désignant la construction de complexes totalement clos et surveillés : « barrière en acier galvanisé », « portail automatique », « double sas », « vidéosurveillance », telles sont les prestations du constructeur pour assurer la « tranquillité » de la résidence. Enfin, la maîtrise des charges comprend les économies attendues en termes d’arrosage du parc paysager, d’entretien de la piscine ou liées à l’absence d’équipement de type ascenseur. Par ailleurs, le groupe est un modèle d’intégration verticale, puisqu’il assure à la fois la construction, la promotion et la gestion des résidences. Dès 1998, le succès commercial pousse l’entreprise à élargir son marché bien au-delà de l’agglomération toulousaine. En 2007, le groupe commercialise ainsi 35 résidences dans onze régions et quinze aires urbaines différentes de l’hexagone.

Le Newton regroupe quatre-vingt-dix logements, du type 1 au type 4, répartis en quatre petits collectifs (R+2) sertis dans un parc paysager (fig. 1 et photo 1). La résidence est totalement close par un grillage et une double haie végétale. Un portail et un portillon automatique contrôlent l’accès des véhicules et des piétons. Le premier est actionné par une télécommande, le second par un digicode. Une fois dans la résidence, un double sas ouvert par une clé ou un interphone pour les visiteurs permet de contrôler l’accès aux quatre immeubles. Par ailleurs, des dispositifs de sécurisation et de surveillance sont installés. Au moins cinq caméras de vidéosurveillance permettent de visualiser à toute heure l’entrée principale du complexe et les entrées de chaque immeuble. La visualisation s’opère à l’aide des postes de télévision de chaque résident sur un canal spécifique. Outre la vidéosurveillance, les appartements sont munis d’un système d’alarme. Enfin, la présence d’un gardien-régisseur contribue aussi à la surveillance du complexe résidentiel, même si depuis novembre 2005, le gardien n’habite plus au Newton, n’étant donc plus présent que pendant ses heures de travail.

Figure 1 : Schéma de la résidence Newton

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Photo 1 : Les petits collectifs (R+2) et le parc paysager

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Une attention particulière est apportée au traitement paysager et architectural de la résidence. La monumentalité du portail, avec le nom de la résidence et du promoteur gravé en lettres d’or, laisse ainsi entrevoir par une perspective l’allée menant à la piscine, ouverte du 1er juin au 1er septembre et réservée exclusivement aux résidants (photos 2 et 3). Cette mise en scène paysagère attire immanquablement l’œil du passant. Le parc paysager se trouve quant à lui derrière les immeubles, mais son usage est strictement réglementé (animaux domestiques, repas et fêtes y sont interdits), afin de préserver l’image « carte postale » de la résidence. Celle-ci bénéficie en outre de la proximité immédiate du bois qui jouxte l’arrière de la résidence et qui renforce l’aspect verdoyant du site.

Photo 2 : Le portail et le portillon automatique du Newton, avec le nom de la résidence et du promoteur gravé en lettres d’or, et la perspective sur la piscine puis le bois qui jouxte la résidence en arrière

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Photo 3 : L’allée centrale du Newton au-delà du portail automatique conduisant à la piscine

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Passons maintenant le portail en quelque sorte et allons à la quête de la parole habitante. Le choix d’une telle approche prend racine dans divers courants conceptuels. C’est notamment avec les travaux de l’École de Chicago que la ville est devenue un objet global d’étude pour comprendre et penser les interactions sociales. L’espace n’est plus alors un strict support matériel désincarné de tout substrat sociétal ou humain. Au contraire, il est pensé comme le fruit des actions et des représentations individuelles et collectives, devenant ainsi un espace vécu. L’individu occupe une place essentielle dans les analyses qui adhèrent à ce paradigme, car par son usage et sa pratique quotidienne de l’espace, il se le représente et se l’approprie. L’habitant devient « l’architecte de sa propre coexistence » (Lannoy, 1996), entre le matériel et l’idéel. En somme, la compréhension de l’homme dans son milieu revient à questionner les images et les représentations des individus, pour appréhender le rapport à l’espace, au lieu d’habitation et à la ville.

Le recueil de la parole habitante permet d’accéder à l’imaginaire habitant, c’est-à-dire à la production des images et des représentations collectives qui habitent les individus et qui sont autant d’instances idéelles de la spatialité. Si le sens et l’intelligibilité du monde se trouvent au sein de l’espace imaginaire et imaginant des individus, il s’agira alors « d’assumer la sémantisation de l’objet » (Althusser, 1994). Parce que c’est la compréhension du rapport à l’espace qui nous importe, les mots, les discours qui l’expriment seront la source de l’analyse. La parole spontanée et l’expressivité immédiate seront suscitées, car ils nous éclaireront sur l’être-au-monde qu’entretiennent les habitants de la résidence le Newton, donc sur la signification sociale et spatiale de la fermeture résidentielle.

La méthode privilégie la réalisation d’entretiens semi-directifs (entre une demi-heure et une heure et demie de temps de passation) avec les résidants, de façon à bien faire émerger les discours d’existence. On observe la propension des gens à parler d’eux-mêmes et c’est au moyen d’un certain détour par la vie des enquêtés, que l’enquêteur peut accéder à ce qui l’intéresse. C’est le matériau primordial de l’étude. Qu’est-ce que l’individu vit ? Qu’est-ce qu’il lui paraît essentiel dans son rapport aux autres, à la ville ? Le discours sur le vécu, la qualité du vécu offre tout son sens à l’élaboration des entretiens. Réalisés en 2006, ils portent principalement sur l’appréhension du sentiment d’appartenance et l’appropriation du lieu par les habitants.

 

Plusieurs types de questions sont posés : image et représentation du lieu de vie par les habitants ; sentiment d’appartenance et d’appropriation de la résidence ; appréciation portant sur le règlement intérieur, l’organisation générale, le rapport à la piscine et au parc ; pratiques et situations personnelles en lien avec l’emploi et les temps libres ; parcours et projets résidentiels. Les interviewés, au nombre de dix (autant d’hommes que de femmes), sont tous locataires, avec une moyenne d’âge de 29 ans pour les hommes et de 36 ans pour les femmes. Enfin, il convient de rappeler que les résidences Monné-Decroix constituent un produit destiné à des investisseurs non résidants et que les occupants sont (sauf exceptions) des locataires, plus précisément dans le cas étudié, des locataires jeunes. Cette double caractéristique distingue nettement cette résidence d’un certain nombre d’ensembles dont il est généralement question dans la littérature sur les gated communities. Il convient donc de souligner les effets de ce contexte résidentiel et social sur les discours recueillis, pour en délimiter le domaine de validité.

3. Les figures positives dévoilées par les discours d’existence recueillis

L’analyse des entretiens réalisés auprès des dix résidants du Newton fait émerger deux séries de figures positives susceptibles d’éclairer le rapport à l’habiter et à l’espace.

Un premier groupe traduit une envie d’ambiance agreste, qui s’exprime à travers la récurrence des termes « calme » et « tranquillité », termes mis en relation avec le « cadre champêtre » de la résidence, en limite de front d’urbanisation, d’un bois et au cœur d’un espace technopolitain. Cette trilogie semble être une source de bien-être et constitue la qualité principale de la résidence le Newton, selon les résidants interrogés. Certes, les atouts de la ville ne sont pas rejetés, mais le choix évoqué insiste sur la proximité des commodités urbaines tout en ayant la sensation de vivre à la campagne :

« tu n’es pas loin de la ville mais t’as l’impression d’être un peu à la campagne » ;

« on pouvait être proche des commerces et en même temps être presque en pleine campagne ».

« c’est calme et puis l’air est plus pur qu’à Nantes » ;

« c’est la tranquillité et le fait qu’il n’y ait pas de bruit, c’était ma motivation pour venir habiter ici » ;

« on est quand même tranquille, tranquillité ».

Fort logiquement, le parc et la piscine participent à ce sentiment de qualité de la résidence, au plaisir d’habiter et à la production de cette image champêtre. La présence du parc en particulier est jugée très importante car elle renvoie à un véritable désir de verdure :

« une image d’espaces verts, parce que c’est ce qui nous a fait choisir ce logement là, en fait » ;

« la piscine nous a attiré mais euh… parce que la résidence était complètement placée dans un lieu d’espaces verts, ça nous plaisait quoi » ;

« en tout cas, on n’a pas pris le logement parce qu’il y avait une piscine. On a pris le logement parce qu’au départ, on recherchait une piscine, euh… un appartement. Et le fait qu’il y ait la piscine c’est pas mal pour débuter ».

Par ailleurs, la propreté de la résidence conforte ce processus de valorisation et apparaît comme la garantie d’un bien vivre. Elle est le symbole de la bonne tenue et de la bonne civilité des résidants, donc d’un ordre social respecté, et est associée explicitement à la sécurité et au calme :

« tout est propre c’est bien » ;

« la propreté par la femme de ménage qui vient régulièrement nettoyer et M. Dahan (le jardinier) qui s’occupe de l’extérieur, qui tond la pelouse, les parterres de fleurs, ça c’est très important ».

Enfin, pour nombre d’interviewés, cette résidence locative offre un logement de transition rassurant, à l’occasion d’un tournant (chômage, désunion, etc.) ou de la mise en œuvre d’un projet (achat ou construction immobilière, reprise d’entreprise, etc.). Autrement dit, les résidants se positionnent au sein d’un véritable projet résidentiel où la résidence le Newton est un tremplin. Les discours insistent donc fortement sur le caractère temporaire de leur présence dans le logement :

« je suis relativement mobile, donc je ne suis pas posé » ;

« c’est un temps limité » ;

« c’est un tout petit appartement, c’est un passage entre le moment où j’étais en couple, je suis célibataire et où je reviendrai en couple avec une histoire sérieuse, avec des projets derrières. Je suis ici de passage ».

Au total, bien plus qu’une sécurité physique, il semble que ce soit une certaine sécurité sociale et/ou psychologique que les habitants recherchent. Le cadre verdoyant, la piscine et le traitement architectural du complexe participent pleinement de la quête d’un espace de vie rassurant, protecteur et valorisant, sans pour autant verser dans l’élitisme. En effet, le ticket d’entrée en quelque sorte pour accéder à ce type d’habitat situe bien le Newton dans le segment des résidences destinées principalement aux classes moyennes, les loyers pratiqués n’étant pas plus élevés que ceux observés sur la commune de Carquefou (tab. 1).

Tableau 1 : Les loyers pratiqués dans la résidence le Newton et ceux offerts par le marché locatif de Carquefou en mars 2006

  Le Newton (en €) Carquefou (en €)
T1 330 330
T2 490 532
T3 700 671
T4 888 842

Sources : monnedecroix.fr ; fnaim.fr ; explorimmo.com ; ouestfrance-immo.com ; immostore.fr ; paruvendu.fr ; réalisation : Fanny Vuaillat

4. Les figures négatives dévoilées par les discours d’existence recueillis

L’analyse des entretiens permet par ailleurs de dégager deux autres séries de figures beaucoup plus critiques éclairant le rapport à l’habiter et à l’espace des habitants de la résidence.

Un premier groupe porte sur la fermeture et les dispositifs de sécurité, qui font l’objet globalement d’une certaine forme de mise à distance, voire d’un rejet pur et simple :

« quand je suis arrivé ici, résidence fermée, les caméras, tout ça, je n’aime pas trop » ;

« je ne suis pas du tout d’accord avec ce genre de fonctionnement, c’est assez… C’est trop sécuritaire, on est dans le sécuritaire un peu trop quoi »;

« il y a un côté, oui, enfermement qui est très pesant ».

En général, les personnes rencontrées affirment ne pas se servir des équipements de sécurité :

« je ne m’en sers pas, les caméras à l’entrée » ;

« il me demandait si j’avais mis le système d’alarme, mais quelle connerie, j’ai jamais touché à ce truc là » ;

« c’est vrai que c’est sécurisant, mais il y a une alarme dans les appartements, je ne devrais pas le dire, mais je m’en sers jamais ».

Le récit des expériences résidentielles vécues, que celles-ci aient eu pour cadre le Newton ou une résidence sécurisée antérieure, alimente la remise en cause de l’efficacité d’une protection physique, qui passe aussi par le constat des limites inhérentes aux dispositifs de sécurité, voire à l’évocation de leurs dysfonctionnements. De nombreux doutes sont par ailleurs émis quant à l’efficacité de ce qui perçu comme une mise en scène d’un appareillage sécuritaire :

« c’est fermé sans être fermé, n’importe qui peut entrer » ;

« ils disent que c’est des résidences sécurisées, si t’as des barbelés autour c’est pour que personne ne rentre et force est de constater qu’il suffit que quelqu’un ait ouvert, tu rentres et puis voilà » ;

« c’est sensé être sécurisé, mais la sécurité sur la porte ça ne sert pas à grand-chose parce que de toute façon elle est souvent ouverte, ça ne sert pas à grand-chose… ».

« la caméra infrarouge, quand on est arrivé, elle était en panne, elle a toujours pas été réparée, mais ça ne me gène pas. Je ne vais pas aller leur réclamer indéfiniment » ;

« je sais qu’il y en a une qui marche pas. Elle doit être dans le hall normalement et puis là elle ne marche pas. Je crois qu’elle n’a jamais dû marcher ».

Au-delà des dysfonctionnements constatés, le sentiment de trop-plein s’exprime. L’abondance de l’artillerie sécuritaire dérange, en termes notamment de pratique et d’utilisation quotidienne. L’univers carcéral est largement évoqué, en particulier par l’entourage, et le souhait d’une plus grande liberté est évoqué très explicitement :

« on est souvent comparé à vivre aux Baumettes ou à la Santé » ;

« tous nos copains qui sont venus nous ont dit
– mais t’es dans une prison, c’est quoi ce truc là
– le bip, deux clés pour ouvrir, pour entrer, l’alarme, on se voit à la télé quand on rentre. Tout ça c’est des trucs qui font trop quoi » ;

« c’est ce côté ultra sécurisant que j’aimerais voir changer. Que les gens puissent entrer plus facilement et que nous nous puissions en sortir plus aisément sans passer par des sas ».

Un deuxième groupe de représentations négatives insiste sur le manque d’ambiance et la faiblesse des relations sociales, qui émerge de l’abondant discours sur le rapport aux autres résidants :

« ben ici, c’est que des gens qui travaillent, on ne se voit pas. Moi, je ne vois personne » ;

« le type qui a très peu de capacité relationnelle, il peut vivre ici quinze ans sans avoir de camarades de résidence » ;

« je n’ai vraiment pas de connaissances ici ».

En termes de production de liens sociaux à l’échelle de la résidence, une certaine déception est évoquée, notamment parce que certains résidants pensaient que la présence de la piscine aurait pu favoriser l’interconnaissance. Certes, la piscine est bien perçue comme le seul lieu de rencontre possible, mais les relations éventuellement créées autour du bassin restent éphémères. Deux raisons au moins peuvent l’expliquer : l’ouverture limitée dans le temps (trois mois par an seulement, soit du 1er juin au 1er septembre) de cet équipement ; l’absence de jeunes enfants dans la résidence, alors que ces derniers sont pourtant susceptibles de jouer le rôle de catalyseur en termes de sociabilité, par leur fréquentation de la piscine accompagnés de leurs parents :

« c’est vrai qu’au début quand je suis arrivé ici et que j’ai vu la piscine, je me suis dit ben au moins les rencontres vont être faciles, ça doit créer des liens, que les gens vont se rencontrer, etc. Je croyais qu’il y aurait plus d’ambiance de gens qui se voient ensemble, mais en fait, je ne suis pas sûr » ;

« ils se voient l’été à la piscine et après ils s’ignorent » ;

« l’été c’est cool, il y a de la vie parce qu’il y a la piscine, mais l’hiver c’est mortel » ;

Le turn over important des résidants, leur manière de vivre et de concevoir leur espace de vie, basée exclusivement sur une sociabilité réticulée, ou encore le manque d’initiative des habitants pour aller à la rencontre de leurs voisins sont perçus comme autant de raisons justifiant la faiblesse des relations sociales à l’échelle du Newton :

« aujourd’hui il y a beaucoup de gens qui partent, de gens qui rentrent. Et bon du coup, il y a plus cet esprit où tout le monde était entré en même temps » ;

« les gens qui étaient là depuis le début, beaucoup sont repartis. Et du coup l’ambiance ne s’est pas renouée comme à l’époque où tout le monde était entré en même temps » ;

« il y a un roulement c’est impressionnant, tous les week-ends il y a un camion de déménagement »;

« ça reste des lieux où les gens dorment, mais ils ne vivent pas réellement quoi » ;

« il n’y a pas d’esprit de voisinage, on est vraiment chez soi ».

Conclusion

Les entretiens réalisés auprès de dix résidants du Newton, complexe résidentiel fermé situé à Carquefou dans la banlieue de Nantes, infirment un certain nombre d’hypothèses formulées par les recherches sur les gated communities, principalement dans le contexte nord américain. En particulier, l’hypothèse selon laquelle la demande d’une nouvelle territorialité résidentielle construite sur le mode de la fermeture obéirait à un désir de réactiver des liens communautaires de proximité et de favoriser des formes d’appariement électif et sélectif, autrement dit des formes dites d’entre soi, n’est pas validée à l’échelle du Newton. Les structures paradoxales sont le propre du discours habitant, ainsi les personnes entretenues n’ont à aucun moment montré le désir de faire communauté avec l’ensemble des autres résidants en venant s’installer au sein de ce complexe fermé. Par ailleurs, la description des rapports sociaux dans la résidence dévoile l’absence de tout sentiment de communauté. Malgré cela, le manque de sociabilité est regretté, mais il exprime plus un désir de bons rapports de voisinage qu’une réelle volonté de faire communauté.

Si le désir d’entre soi ne semble pas à être à l’œuvre au Newton, la quête du calme et de tranquillité marque au contraire une envie d’isolement au sein de la cellule logement. Il existe ainsi très peu de rapports sociaux ou amicaux entre des habitants qui occupent leur temps libre majoritairement à l’extérieur de la résidence. Ils ne se connaissent pas entre eux et ne semblent pas partager d’affinités particulières. La présence de la piscine ne cristallise pas les liens et n’est en aucune mesure le vecteur d’une sociabilité de voisinage. Quant au parc paysager, il participe certes d’un cadre agréable, mais à aucun moment il n’est évoqué comme lieu de partage ou de rencontre (la réglementation limitant d’ailleurs de façon drastique les usages de cet espace), les résidants ne lui attribuant qu’une valeur esthétique qui entretient l’image de standing du complexe. Ces figures dominantes du discours habitant ne sont pas sans rappeler celles observées par N. Golovtchenko et F. Souchet (2005) dans la résidence L’Oasis à Toulouse, où réside une population assez similaire à celle du Newton (des locataires séjournant en moyenne moins de deux ans et une absence de familles avec enfants).

Enfin, si la figure de la gated community est souvent associée à un principe plus ou moins étendun d’auto-administration territorial, la confrontation avec la réalité au Newton nous éloigne de cette perspective, pour deux raisons au moins. D’une part, les discours recueillis insistent sur l’attachement des résidants aux espaces publics de proximité, comme les complexes sportifs, les parcs ou encore les piscines, qui sont appréciés et fréquentés. D’autre part, la posture très critique des résidants vis-à-vis du gestionnaire du Newton, en l’occurrence le groupe Monné Decroix, montre les limites d’un processus d’adhésion des habitants aux principes d’une gestion privée d’un complexe résidentiel qui aurait pour mission de réglementer de façon trop stricte les relations sociales et les règles de bon voisinage, ce qui renvoie à l’axe principal de la critique développée par E. McKenzie (1994). L’omniprésence de cet acteur privé, en termes d’organisation et de gestion du bien collectif, aurait pu susciter un lien fort entre les résidants et leur gestionnaire. Une identité commune aurait pu naître et Monné Decroix devenir le référent principal en matière d’organisation de la vie sociale, à travers en particulier la figure tutélaire du gardien-régisseur. Il n’en est rien et les habitants portent un regard négatif sur l’entreprise, la jugeant plus désireuse de défendre les intérêts des investisseurs que des locataires.

1 Adresse Internet, http://www.gated-communities.de

Bibliographie

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Notes

1 Adresse Internet, http://www.gated-communities.de

Illustrations

Figure 1 : Schéma de la résidence Newton

Figure 1 : Schéma de la résidence Newton

Photo 1 : Les petits collectifs (R+2) et le parc paysager

Photo 1 : Les petits collectifs (R+2) et le parc paysager

Photo 2 : Le portail et le portillon automatique du Newton, avec le nom de la résidence et du promoteur gravé en lettres d’or, et la perspective sur la piscine puis le bois qui jouxte la résidence en arrière

Photo 2 : Le portail et le portillon automatique du Newton, avec le nom de la résidence et du promoteur gravé en lettres d’or, et la perspective sur la piscine puis le bois qui jouxte la résidence en arrière

Photo 3 : L’allée centrale du Newton au-delà du portail automatique conduisant à la piscine

Photo 3 : L’allée centrale du Newton au-delà du portail automatique conduisant à la piscine

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Référence électronique

François Madoré et Fanny Vuaillat, « La parole habitante au sein d’une résidence fermée : le Newton à Carquefou », Cahiers Nantais [En ligne], 1 | 2008, mis en ligne le 29 avril 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://cahiers-nantais.fr/index.php?id=615

Auteurs

François Madoré

Géographe, Université de Nantes, UMR 6590 CNRS ESO – CESTAN

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Fanny Vuaillat

Géographe, Université de Nantes, UMR 6590 CNRS ESO – CESTAN

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